Les mots "vérité" du trait paranoïaque

Dans le processus paranoïaque, quelque chose de particulier se produit cependant, dont l'aperçu par le thérapeute ou l'analyste est central pour autoriser un accompagnement parfois positif : cet investissement fusionnel à la vérité est aussi essentiellement un investissement fusionnel aux mots eux-mêmes ! C'est ainsi que les mots qu'utilise le paranoïaque pour habiter sa vérité sont des mots vides de sa propre subjectivité. Le délire systématisé du paranoïaque est ainsi un château de carte, aussi rigide et fragile que lui. C'est que les mêmes mots qu'il a appris pour survivre, pour être, portent la trace de son propre écrasement, et de ce fait le répète sans cesse, ne cessent de le projeter dans le discours fermé qu'il tient… Dans l'anamnèse des trajets que j'ai pu accompagner, les mots originels ne sont pas de dialogue, ce sont des mots de vérité, qui sont ensuite utilisé par ces patients pour s'exprimer comme ils ont été parlés eux-même.


La tentative paranoïaque n’est ainsi fondamentalement rien d’autre que la répétition des démarches de Cantor, Frege et Gödel. Elle répète la tentative de fonder l'univers symbolique sur une logique irréfutable, portée uniquement par elle-même. Et si ces efforts n'aboutirent, au prix de crises individuelles plus ou moins dramatiques, qu'à l'échec, elles n'en furent pas moins grandement productives, permettant entre autre de passer de la mathématique aux mathématiques, ce qui peut s'entendre, au fond, comme une subjectivation des mathématiques elles-mêmes. A chaque mathématicien sa mathématiques, avec et malgré la mathématique, voilà ce à quoi aboutirent ces crises douloureuses du début du 20° siècle, chemin commun avec le trait paranoïaque, qui va lui aussi avoir à avancer dans le langage commun avec la langue trop fusionnelle, trop empreinte de vérité qu'il a apprise, pour en subvertir l'usage, jusqu'à faire vivre à nouveau les féconds conflits de subjectivité avec lalangue, comme disait Lacan.
Mathématiques et mathématiciens co-existent depuis cette époque, sans aller jusqu'à la catastrophe de se confondre, horizon de la vérité paranoïaque dont le prix à payer fut parfois élevé chez eux qui s'y essayèrent, et surtout éminemment Gödel, dont l'exploit incroyable, par la crise qu'il suscita et vécu dramatiquement fut en fait de relier subjectivité et mathématique.

Aussi l'approche la plus précise que je peux ici proposer est qu'il est toujours une base sensible et subjective aux mathématiques, comme l'univers symbolique est basé sur l'infinie complexité de l'être en général. L'un est toujours la réduction de l'autre. Lorsque cela s'oublie, l'univers paranoÏaque se déchaîne, et c'est celui de la dictature des mots sur le corps, et pourquoi pas de la "science" sur le monde…

Cette base sensible des mathématiques, lorsqu'elle semble disparaître, fait en réalité disparaître les mathématiques elles-mêmes : n'ayant plus de fondement, leur existence ne peut même plus dès lors être qualifiée de symbolique, puisqu'il n'y a plus de réduction, pour devenir une forme de délire. C'est ce qui arriva à Gödel, qui tentant de fonder les mathématiques sur elle-même, échoua, pour le plus grand bien de la créativité ainsi renouvelée des mathématiques, qui redevenaient alors grâce à lui subjectives, c'est à dire axiomatiques : si un axiome est un fondement, son choix est subjectif. Sauf que son désir qu'une logique absolue persiste, fondée uniquement sur elle-même, ne fit que se déplacer dans son délire d'anges et de démons. Ce n'est ainsi pas un hasard s'il en vint à nier son corps et sa complexité concrète, le faisant mourir de faim sous le joug du système paranoïaque de vérité absolue qui l'écrasait.

Pour le dire autrement, il est donc concrètement impossible de rentrer dans la logique sans la poésie, et mieux vaut pour sa survie ne pas l'oublier…

Ce détour nécessaire par le domaine mathématique pour aborder le risque mono logique de l'univers symbolique, risque ici dénommé paranoïaque, nous le terminerons par le constat, dont j'ai parlé plus haut, que l'épopée incroyable des chercheurs en fondement de la mathématique a en fait abouti en l'ouverture aux mathématiques, par la liberté nouvelle donnée aux inventions axiomatiques. On est passé du rêve, dangereux, d'un logique universelle, à la réalité, plus pratique et productive, d'une multitudes de plans différents, ouvrant en particulier au domaine phare de l'application des mathématiques, la physique. Là aussi, des physiques existent maintenant, la tentative d'unir les systèmes en un seul échouant constamment, heureusement, si on suit le fil du présent travail.


La logique de l'écriture, ou la polyphonie ?…

L'application de ces idées à notre domaine va demander un autre détour, cette fois par la littérature. Cette dernière est d'ailleurs, on l'a vu, le fondement de la "connaissance" psychanalytique de la paranoïa, tant pour Freud que pour Lacan, ce qui indique des limites à leurs théorisations à ce propos. Je rappelle que le reste de la clinique psychanalytique a été elle inventée par les patients au travail et traduite par leurs analystes, ce qui augure d'une toute autre pertinence…

C'est qu'un texte, un récit fonctionnent parfois comme ces récits logiques mathématiques que nous venons d'évoquer : ils sont linéaires, logiques, explicatifs, convaincants ! Le centre de la pensée paranoïaque est également un récit qui se soutient de lui-même, à l'abri de toute influence dans les cas les plus préoccupants. Au fond, les romans, avant Dostoïevski, fonctionnaient le plus souvent ainsi, et c'est lui qui fit éclater cette forme, ouvrant la voie aux modalités plus modernes, et plus éclatées, de la littérature. On passa, par son influence, de la littérature morale, religieuse, scientifique à une forme de réalisme beaucoup plus éclectique et débarrassée d'un sens écrasant toutes les aspérités du non-sens, pourtant aussi nombreuses dans l'univers ! Un bel exemple de cette éperdue recherche linéaire de sens est présente dans "Portnoy et son complexe", de Philippe Roth, qui se clôture par l'intervention de l'analyste auquel tout le texte rapporte l'histoire du héros : lorsque le patient s'épuise de ce récit de la recherche du sens de sa vie, l'analyste dit simplement "enfin, on va pouvoir commencer"…

Non que les écrivains de cette époque d'avant Dostoïesvski soient tous paranoïaques ! La recherche du sens, l'exploration d'une inclinaison sociale, du développement d'une personnalité ou plus globalement de l'histoire sont des aspirations littéraires et scientifiques à comprendre éminemment respectables. Que ces explorations deviennent des certitudes, et l'écart entre le récit et le monde disparaît, ouvrant alors à la tentation paranoïaque. Le lien entre le récit littéraire et la paranoïa est fort ténu, ce qui se montre bien d'ailleurs dans certaines oeuvres, dont celles actuelles de Michel Onfray ou Houellebecq, pour ne citer que ceux qui sont à la mode en ce moment, et dont les thèses complotistes, plus nettes pour le premier que pour le second, franchissent allègrement le gué du doute !

La lecture de "L'Idiot" montre au contraire précisément une multitude des personnages, tous unis par le cadre social de leur existence, et tous désunis par la force de leurs passions singulières inextinguibles. Toutes et tous tentent de trouver un sens à leur existence, montent des complots et des manipulations qui échouent tous sur le roc de leur être profond. En fait, une multitude de sens et de complots différents co-existent, se parlent, se déchirent, s'allient, se trahissent, chacun allant ainsi au bout de son destin, s'annihilant les uns les autres. Ce ne sont, dans l'oeuvre de Dostoïesvski, que d'aimables (ou non !!) paranoïas qui se tournent toutes en dérision, et ne peuvent ainsi être prises au sérieux par le lecteur, si elles le sont par les personnages.

Nous rejoignons alors beaucoup précisément notre sujet, par le biais d'un exégète de Dostoïesvski, Bakhtine. Celui-ci remarqua que l'effet de dérision du ballet des paranoïas individuelles procédait en fait de l'usage très remarquable par Dostoïevski du dialogue dans ses romans.
De même que nos mathématiciens du début de ce chapitre se sauvèrent en fait les uns les autres, la plupart du temps, par leurs multiples dialogues et disputes, ainsi procèdent les personnages de Dostoïevski.