On fera ici appel plus précisément à des notions mathématiques. C'est que les progrès dans ce domaine ont largement permis les avancées physiques dont nous venons de parler. Il faut donc en dire un mot. Là encore, mieux vaut une longue citation de spécialistes que des approximations venant d'un non initié que je suis!
Ilya PRIGOGINE, Isabelle STENGERS, Encyclopédia universalis

Le théorème publié par Poincaré en 1892, qui a sonné le glas de l'ambition de réduire l'ensemble des systèmes au modèle unique du système intégrable, mettait au premier plan la notion de résonance. On ne peut ici entrer dans des détails trop techniques, mais il faut cependant souligner que Poincaré se fondait sur un théorème dynamique qui montre que tout système intégrable peut être représenté d'une manière assez singulière : si un système est intégrable, il est toujours possible de définir un ensemble de variables (appelées variables cycliques) telles que les forces d'interaction entre les constituants du système se trouvent formellement éliminées. Le système est alors décrit comme si chacun de ses degrés de liberté (par exemple, un système de N particules à 6 N degrés de liberté ; l'espace dit « de phase » sera alors l'espace à 6 N dimensions où chaque état possible du système est caractérisé par un point) évoluait indépendamment des autres. Lorsque cette représentation est possible, les « vitesses » – ou plus précisément les moments, produit de la masse par la vitesse – prennent la forme de quantités invariantes, dépendant des seules conditions initiales. Il faut préciser qu'un ensemble de fréquences sont mises au premier plan. En effet, dans cette représentation, les coordonnées de position correspondant à chaque degré de liberté ont la forme de variables d'angle, et ont donc pour dérivée par rapport au temps une fréquence, dépendant en général des conditions initiales.
La résonance se produit lorsque au moins deux fréquences d'un même système ont entre elles un rapport simple (l'une égale l'autre ou est le double, ou le triple, ou... de l'autre). Elle se traduit par un couplage entre les degrés de liberté résonant et par un transfert d'énergie entre eux. Or les événements, tels qu'ils s'imposent en physique, peuvent être représentés comme liés à des situations de résonance. La collision entre deux particules se traduit par un transfert d'énergie entre elles, l'émission d'un photon lorsqu'un atome excité rejoint son état fondamental est un transfert d'énergie de l'atome vers le champ.
Poincaré a montré que l'existence de résonances affecte directement la possibilité d'intégrer le système dynamique, c'est-à-dire la possibilité de décomposer son mouvement en un ensemble de mouvements indépendants. Plus précisément, elle fait obstacle à la démarche clé de la dynamique face à un système dynamique : partir de la représentation cyclique d'un système intégrable connu, introduire la différence entre ce système connu et celui que l'on a à traiter sous forme de perturbation du système connu et définir les nouvelles variables cycliques correspondant au système « perturbé ». Poincaré a montré que, dans la mesure où la « perturbation » entraîne des résonances entre les degrés de liberté définis comme indépendants dans le système non perturbé, il n'est pas possible de construire à partir des variables cycliques du système non perturbé la définition des nouvelles variables cycliques correspondant au système perturbé.
La démonstration de Poincaré met donc en lumière le contraste entre une conception intuitive (intuitivement, si une collision est parfaitement élastique, elle est soumise à la même loi déterministe et réversible que la trajectoire des particules) et la démarche technique du physicien qui doit construire effectivement la description du comportement, déterministe et réversible, du système. On peut dire que, pendant les quelque soixante-dix ans où le théorème de Poincaré n'a pas affecté l'identification de la dynamique au déterminisme, la conception intuitive a dominé l'obstacle technique que Poincaré avait mis en lumière. Le renouveau de la dynamique marque le moment où cet obstacle est devenu problème positif, et où les spécialistes de la mécanique ont découvert l'étonnante variété des comportements dynamiques effectifs.
De manière générale, l'existence de résonances complique terriblement la description dynamique.
Typiquement, dans un petit système dynamique, la situation se caractérise par un mélange qualitatif : la plupart des conditions initiales engendrent des trajectoires telles qu'aucune résonance ne se produit (comportement périodique), mais d'autres génèrent des résonances. Si l'on transforme la définition du système dynamique en augmentant l'intensité de la « perturbation », la distribution dans l'espace des phases des points correspondant à des trajectoires qualitativement différentes se modifie, et les « zones » où se situent les différents types de résonance peuvent en venir à s'enchevêtrer.
Il existe pourtant un type de système dynamique où l'existence de résonance n'est pas facteur de complication, mais engendre un nouveau type de simplicité. De tels systèmes sont appelés « grands systèmes de Poincaré ». La singularité de ces systèmes est que leur description est stable par rapport à l'intensité de la perturbation. La transition de la représentation périodique (système intégrable, perturbation nulle) à une représentation de type chaotique est abrupte : elle se produit pour une perturbation aussi faible que l'on veut. Si l'on considère que, depuis Poincaré, les systèmes dynamiques forment un spectre qualitativement différencié, à un extrême se situent les systèmes stables, intégrables, décrits par des trajectoires déterministes et réversibles, mais à l'autre se trouvent désormais les « grands systèmes de Poincaré » auxquels convient une description cinétique, à symétrie temporelle brisée, centrée autour de la notion d'événement.
Le mode de description cinétique, qui prévaut depuis le théorème H de Boltzmann jusqu'à la chimie, l'optique quantique ou la description des processus de désintégration atomique, avait été traditionnellement défini, tant en dynamique classique qu'en mécanique quantique, comme un mode de description seulement approximatif par rapport à la description fondamentale déterministe. On peut désormais démontrer qu'il constitue une représentation aussi fondamentale : représentation pertinente dans le cas d'un grand système de Poincaré comme la description déterministe l'est dans le cas d'un système intégrable.
Un tel résultat ouvre de nouveaux problèmes et entraîne notamment, par la définition dynamique qu'elle confère à l'événement, une redéfinition de la description cinétique elle-même. La théorie cinétique traditionnelle, celle que Boltzmann avait employée pour le théorème H, mettait en scène un événement isolé, instantané, abstrait de tout substrat dynamique : figure du hasard. Elle apparaît désormais comme une version simplifiée, valable dans certaines conditions, d'une description cinétique plus complète où est mise en scène la temporalité de l'événement, la dynamique complexe selon laquelle l'événement affecte son environnement qui, à son tour l'affecte lui-même. Cette redéfinition du mode d'intelligibilité cinétique permet d'expliquer les déviations qui caractérisent certains processus par rapport à la description cinétique classique. Elle permet aussi d'unifier ce que le formalisme quantique séparait : l'évolution (schrödingérienne) de l'objet quantique et la définition des observables, associée à la mesure.
L'équation de Schrödinger affirme et présuppose, dans la manière même dont elle pose le problème de l'évolution, le caractère intégrable du système qu'elle décrit. Sa grande fécondité implique que les systèmes intégrables quantiques sont nombreux, ce qu'a d'ailleurs confirmé le fait que l'analogue quantique de la plupart des systèmes classiques non intégrables se révèle intégrable. En revanche, de même que les « grands systèmes de Poincaré » classiques n'admettent pas de représentation en termes de trajectoires, leur analogue quantique n'admet pas de représentation en termes de l'équation de Schrödinger. Qui plus est, les « grands systèmes de Poincaré quantiques » sont littéralement partout, car si un atome isolé peut être représenté par l'équation de Schrödinger, l'atome en interaction avec un champ (c'est-à-dire susceptible d'émettre ou d'absorber un photon) est, lui, un grand système de Poincaré.
On retrouve en fait ici la question de l'accès au monde quantique : l'atome isolé de ses interactions avec son champ est inobservable, et les événements que nous observons désignent l'atome que décrit un grand système de Poincaré. C'est pourquoi la fécondité expérimentale de la mécanique quantique a toujours dépendu d'approximations qui permettent de passer de l'équation de Schrödinger à une équation de type cinétique. De manière brutale, on peut dire que les paradoxes de la mécanique quantique centrés autour de la mesure ont mis l'homme et la mesure là où ils n'avaient rien à faire, là où doit être prise en compte la classification qualitative des systèmes dynamiques quantiques. Corrélativement, la théorie quantique devient une théorie réaliste, qui décrit, au même titre que la dynamique classique, un monde observable, mais un monde où le démon de Laplace lui-même devra se muer en théoricien de la cinétique, prévoyant, comme les spécialistes de la mécanique quantique, les événements, leurs fréquences, leurs conséquences.