C'est, autrement dit, en intégrant (mais seulement statistiquement) les effets imprévisibles des résonances qu'on peut prévoir qu'il y aura de l'imprévu… Cet imprévu sera structurant ou déstructurant, selon les circonstances! C'est ainsi que le pont de Tacoma sera détruit ou Mozart divin…
Lacan avait coutume de poser que l'effet de l'interprétation était incalculable. C'est exactement l'application du théorème de Poincaré à la psychanalyse, et par extension le fait que l'analyse des parties n'a que peu de rapport avec le tout, qui est aussi fait de multiples résonances interactives et rétroactives entre les parties.
Pas plus qu'on ne peut intégrer le plus souvent un système dynamique complexe et rétro actif, on ne peut dire quoi que ce soit du désir d'un être, sauf à le détruire, le forcer, le réduire à un système statique prévisible, donc linéaire, minéral, mais qui n'a plus les caractéristiques hypercomplexes du vivant.
Le paradoxe étant, en fin de compte, comme le note Isabelle Stenger, que ces systèmes hypercomplexes, interactifs, ouverts, dans lesquelles les mesures n'ont plus de sens, rendent mieux compte de la réalité que les tentatives antérieures. Ils se rapprochent en effet de la complexité même du réel. En devenant statistique, la thermodynamique s'approche un peu plus du réel. Elle perd en précision ce qu'elle gagne en périmètre d'application.
Si, en conclusion de cette première partie sur les fondements du vivant, du point de vue physique et thermodynamique, on tente de relier les thèses d'England et de Prigogine, on aperçoit quelques éléments bien utiles à l'étude de l'appareil psychique, et donc au soin qu'on tente d'y apporter en psychanalyse :
Le premier est que la production d'un appareil psychique est ce qui fonde son existence, l'énergie qu'il dissipe ainsi étant ce pour quoi il aurait été conçu et qui remanie sans cesse son organisation. Ce qui n'est pas sans conséquence pour valider la méthode psychanalytique, essentiellement axée sur la production langagière du patient... On peut même remarquer qu'on a là une solide validation par la thermodynamique de la plus convaincante des théories sur la genèse des traits psychotiques de type schizophréniques : il semblerait que la prime enfance de ces patients soit le théâtre d'informations actives, entrantes, qui ne font pas suffisamment cas des expressions motrices et verbales sortantes de l'enfant, de son énergie dissipatrice, pour reprendre les thermes qui nous occupent ici. Dès lors l'organisation psychique va en pâtir. Un dialogue attentif et affectueux avec l'enfant est sans doute l'élément thermodynamique loin de l'équilibre qui autorise les plus efficaces résonances structurantes pour l'appareil psychique.

Le second est la primauté des phénomènes de flux sur la structure elle-même. En effet, dans cette théorie de Jérémy England, ce sont les flux qui déterminent la structure. Ceci rend compte, pour ne parler que du cerveau, de l'importante de la structure fondamentalement chaotique de cet organe, qui est ce qui lui permet précisément de s'organiser en fonction des énergies qui le traversent. Un article d'Emmanuel Dausse montre précisément ce mécanisme : " L’ide?e que le chaos est le re?gime naturel qui sous-tend notre activite? cognitive a e?te? soutenue par un certain nombre d’auteurs. On peut comprendre l’attrait exerce? par la dynamique chaotique sur les sciences cognitives. Cette faculte? qu’ont ces syste?mes, a? partir d’e?quations tre?s simples et a? peu de dimensions, de ge?ne?rer des dynamiques impre?dictibles compose?es d’une infinite? de « poches de me?morisation » possibles et capables de transitions entre ces multiples attracteurs, est une ve?ritable aubaine pour les sciences cognitives. Que des structures simples puissent donner naissance a? des fonctionnalite?s complexes, voila? depuis toujours, au me?me titre que l’auto-organisation, l’e?mergence et la vie artificielle, une re?alite? biologique, reproductible uniquement de manie?re informatique, et bien tentante pour des sciences cognitives qui cherchent a? se solidariser davantage de leur substrat biologique. "
Notons au passage que ces théories sur la place centrale du chaos dans l'organisation du cerveau font exactement appel à la logique du tiers inclus de Lupasco que nous avons vu dans la fonction du silence en psychanalyse. Disons simplement ici que la création de systèmes contradictoires en boucle entraîne, par tension, leur résonance, laquelle va augmenter le chaos ou inaugurer une organisation de type supérieure, stabilisant alors ce système oscillant. Un exemple simple de cette mathématique complexe du cerveau, et de l'appareil psychique peut être pris dans le développement de l'enfance. Entre le désir de sucer sa tétine et son envie de plaire à des parents qui cherchent parfois à l'en dissuader, l'enfant va osciller, aller de l'un à l'autre de ces plans contradictoires, créant un circuit instable. Cette tension va à son tour créer deux types de suite : soit une violence, d'une part ou de l'autre, de l'enfant ou des parents, va impliquer un surinvestissement de ce circuit instable, chaotique, au détriment de l'organisation psychique du sujet et de la famille aussi d'ailleurs, soit cette instabilité va se stabiliser grâce à la création d'un autre circuit de plaisir, plus compatible avec l'âge de l'enfant et son environnement. Cela se passe naturellement vers deux ans et demi, lorsque l'expression des émotions, devenue possible par l'évolution du langage, ouvre un champ relationnel bien passionnant pour l'enfant. La tension contradictoire, générant une énergie psychique, aura alors servi à la recherche d'une solution d'une autre nature, qui fera alors résonance organisante.

Ceci est aussi particulièrement repérable dans l'apprentissage de la langue : tous les phonèmes sont présents dans le patrimoine génétique de l'enfant, en désordre, le désordre des lalalies, et c'est le flux de langage qui traverse l'enfant qui crée l'organisation du langage propre de l'enfant. Le plaisir d'entendre, et puis celui de dire, vectorisés par le jeu, le plaisir d'être ensemble, sont des ingrédients dont l'absence est au coeur de la plupart des aphasies, dans une étude (non répliquée) publiée dans la revue Empan n°1 2016.
C'est aussi cette caractéristique thermodynamique du vivant qui explique l'impossibilité de tout pronostic fiable d'un trait psychopathologique quel qu'il soit, si la structure de l'appareil psychique est en partie constamment remaniée par les flux qu'elle reçoit et émet. C'est ce que montrent toutes les études faites sur l'évolution à long terme de toutes les pathologies mentales, quelles qu'elles soient. On comprend alors aussi que la plus stable des structures psychique, à savoir le noyau paranoïaque, peut souvent persister longtemps, puisque dans son principe même, il fait barrage à tout dialogue remaniant, à tout flux. Mais comme il ne peut bloquer le flux du temps lui-même, il peut aussi subir les effets de sa rigidité, et commencer à se mettre en déséquilibre, restructurant ou catastrophique, selon les cas. Il faut noter en passant que des études commencent à sortir sur les effets paradoxaux des neuroleptiques, sans aucun doute utiles dans les phases aiguës, mais probablement moins intéressant pour le long terme, eut égard à leur influence sur une certaine involution célébrale, prouvée chez l'animal, probable chez l'homme. S'ils sont à l'origine d'une baisse du nombre et de l’activité des neurones, ont comprend que l'organisation temporelle de l'appareil psychique en fonction des flux va en pâtir. Ces recherches sont encore en cours…
Le troisième, si on assimile les flux d'énergie traversant le sujet au plaisir, comme on l'a vu pour la dysphasie, le situe comme l'élément structurant central de toute l'organisation de l'appareil psychique, à partir de son potentiel génétique. En effet, transformer le bruit en information, ce qui demande du travail d'organisation, autorise le plaisir d'accroitre sa dissipation énergétique, par le biais d'un gain organisationnel et expressif. Si la psychanalyse a pu étendre la notion de zone érogène à tous les sas d'échange avec l'extérieur, cela vient ici bien en résonance avec cette théorie thermodynamique du plaisir des flux...