Rêve et signifiant
 
Chez l'homme, ce ne seraient pas seulement les processus imaginaires, comme chez l’animal, qui subiraient de tels remaniements à la fois ordonnés et chaotiques, mais bien aussi le monde symbolique et signifiant. Aussi, ces rêves où tout à coup apparaît la solution imprévue à un problème complexe seraient le résultat de ce remaniement entre cortex et zones hippocampo-limbiques. Il faut noter d'ailleurs que pendant le rêve, les zones corticales fonctionnent cependant moins, comme si le contrôle logique devait justement diminuer afin que le désordre fécond s'installe. Certains utilisent cette fonction du rêve pour les programmer sur des problèmes précis, et ainsi, parfois, les résoudre ! [9]
Par exemple Robert Louis Stevenson, auteur de l’Ile au trésor et du génial roman Le cas étrange du Dr Jekyll et Mr Hyde. Il affirme dans une interview au New York Herald le 8 septembre 1887, qu’alors qu’il cherchait à mettre par écrit l’idée de la dualité de l’esprit humain, qu'une nuit, il rêva ainsi : je rêvais à propos du Dr Jekyll qu’un homme était poussé dans un bureau et avala une potion, et se transforma de suite en une personne autre. A mon réveil, je découvris le lien manquant que je cherchais depuis si longtemps et dont j’avais rassemblé les éléments de travail avant de me coucher était désormais limpides
Walter Bradford Cannon, le fameux physiologiste découvreur de l’homéostasie et précurseur de la découverte des rayons X, dans un essai[10] explique qu’il avait régulièrement recours à ses rêves pour l’aider à résoudre des problèmes d’ordre scientifique ou même pour préparer ses conférences.
W.B. Cannon parle fort bien, dans la foule d'images qui surgissent du rêve, de la sélection qui s'opère alors en lui, en fonction du besoin profond et précis qui est le sien. Ce n'est pas seulement la raison qui opère ici, ni même simplement les structures inconscientes probablement, mais le travail du désordre ! Le terme qu'il emploie d'assaut de ces idées va dans ce sens.
Stevenson, quant à lui, soumet au rêve le même problème obsédant, qui rencontre alors l'image de la potion, dans un hasard associatif ici heureux.
Voilà une pratique courante : bien des gens utilisent le rêve comme une machinerie à inventer des solutions nouvelles ! Ils s'endorment en soumettant au rêve un cahier des charges précis, et parfois s'éveillent le matin avec la solution ! Il est clair que pour inventer il faut un minimum de désordre dans ce qu'on sait déjà. Le rêve, par sa structure chaotique fondamentale, s'en chargerait donc. Le besoin vital d'ordre du jour, de la veille, éteint dans le sommeil, ouvrirait au monde inventif du chaos.
 
Alors, le rêve ne serait pas simplement l'expression d'un désir inconscient, mais aussi et peut-être surtout une mise en désordre, hors de tout sens, des éléments psychiques à disposition de l'appareil psychique, afin que la poussée du Ça y trouve, par hasard, des structures nouvelles. Notons que Boris Cyrulnik[11], dans un article très intéressant de 2013, parle de la fonction d'apprentissage du rêve liée à la liberté que procure l'homéothermie. C'est ainsi que des souris auxquelles on pose des problèmes produisent plus de sommeils paradoxaux, ce qui revient à la normale quand les difficultés sont dépassées. Mais il ne dit rien de l'inconscient ni du désordre du rêve. C'est là que je propose un pas supplémentaire. L'apprentissage s'effectue aussi, et peut-être essentiellement par le chaos.
 
 
Rêve et machine de Goldberg[12]
 
Prenons un exemple, amusant, de l’intérêt majeur du travail du chaos, du hasard, sur des unités minimum de sens, lorsqu'elles sont désolidarisées de l'effort logique qui les relie dans la volonté, la conscience, la veille[13].
Pendant plusieurs minutes, des billes roulent sur des rails, actionnent des poulies, chutent sur des pivots, font tomber des dominos, qui mettent en branle dans leur chute d’autres billes ou d’autres leviers, qui poursuivent la folle séquence de réactions en chaîne. Et tout ça pour remplir un verre, prendre une photo ou poser une cerise sur un gâteau[14]... …
Mais la mise au point de ces machines infernales nécessite des dizaines d’essais et d’erreurs, avant de parvenir au spectaculaire résultat final… …
Pour cela, les chercheurs procèdent par modélisation et échantillonnage. Grâce à un logiciel, utilisé dans les jeux vidéo, ils simulent les mouvements, les chutes ou les chocs sur des configurations tirées au hasard… … Finalement, après seulement quelques milliers de configurations testées, le résultat tombe.
Cet exemple montre à quel point l’information, représentation virtuelle des choses, qu’on peut dénommer signifiante quand elle représente des sujets, par sa dissociation de la réalité, par son allègement énergétique, par l’exception thermodynamique qui s’en déduit, autorise alors un travail de hasard extrêmement rapide dans le rêve, jusqu’à parvenir parfois à une structure, par le jeu de cet aléatoire, que le désir du sujet peut choisir ou non d’appliquer sur le réel.
Le gain énergétique et évolutif est considérable : imaginons, dans l'exemple pris, le temps qu'il aurait fallu pour tester réellement toutes les configurations.
 
 
 
Rêve et cauchemar
 
Alors, le rêve oppressant, et pire le cauchemar, seraient l'échec de ce procédé, le problème restant irrésolu malgré tout le chaos inventif, imaginaire et symbolique que présente le rêve au rêveur. Aucune présentation d'image, de mot ne viendrait amener quelque chose de nouveau ouvrant une autre structure à la pensée en impasse. Et en effet, la mise en chaos ne présente pas toujours de hasard heureux.
Par exemple, dans la banque de donnée de rêves d'Antonio Zadra[15], peut-on trouver deux rêves successifs dont le second, un cauchemar, est peut-être une recherche vaine de solution au remords de ce que montre le premier, soit une escroquerie. Bien entendu, interpréter un rêve sans les associations du rêveur est illusoire, et nous sommes là dans le domaine d'une hypothèse qui nous arrange pour la démonstration, donc simplement à titre d'exemple !
Rêve 1
Je suis dans une boulangerie où je discute avec le propriétaire, qui est un ami. Il y a une cliente qui arrive. Mon ami et moi essayons de lui vendre les six dernières baguettes de pain français qui lui restent et qui sont périmées. La cliente s'en rend compte et essaie de marchander le prix. Il y a quelques échanges entre elle et mon ami puis elle les achète toutes les six pour un dollar.
Rêve 2
Je suis vendeur de légumes. J'en ai un camion plein et je suis dans un dépanneur pour faire une livraison. Mes légumes sont très très beaux et gros. Je n'ai pas de difficulté à les vendre. Ce qui ne fait pas du tout plaisir au fournisseur habituel du dépanneur qui, lui aussi, est sur place en train de vendre ses salades. En comparaison avec les siens, mes légumes sont d'une pureté extraordinaire. Je lui dis de ne pas se fâcher, que lui-même pourrait vendre de mes légumes s'il le désire J'arrive chez moi où il y a beaucoup d'activité à l'extérieur. Il y a beaucoup d'autos de police et de policiers. Tout le monde est sur le qui-vive parce qu'il y a de dangereux malfaiteurs qui sont dans les environs du bloc-appartements où j'habite.
Cette hypothèse est renforcée par le fait, noté par Antonio Zadra, que 20 % des cauchemars ne se termineraient pas de la sorte, mais connaîtraient, sans doute à force de remaniements hasardeux et parfois heureux, une fin positive, le cauchemar cessant en fait en cours de route lorsque par hasard et nécessité, la solution apparaît.
Répétons-le : il faut moduler les choses par rapport à la théorie freudienne selon laquelle le rêve serait uniquement la traduction d'un désir inconscient. Il serait aussi hors sens, par nécessité aléatoire et, de ce fait, autoriserait l'apparition de solutions surprenantes, permettant parfois, par la multiplication des hasards que crée le rêve, une meilleure organisation de l'appareil psychique. Ce serait là son ancienne et puissante fonction adaptatrice et expliquerait son succès darwinien dans le monde homéotherme.
Le mécanisme du rêve fonctionnerait à l'aide de ce qu'on pourrait appeler des sémantèmes[16], remaniés au hasard des associations rendues spécialement mobiles par la déconnexion motrice et, on l'a vu, corticale du sommeil, donc hors sens, mais au service du sens inconscient par l'aléatoire résultat de leur nouvelle et hasardeuse combinatoire. Ces sémantèmes, qui peuvent être des signifiants, seraient des sens partiels, tronqués, tels qu'ils apparaissent dans une analyse grammaticale, mais dans un désordre fécond au lieu d'être dans l'ordre obligé de la pensée de veille, voire de la phrase. Les machines de Goldberg montrent parfaitement un tel fonctionnement.
Cette hypothèse recoupe les observations neurologiques actuelles sur le caractère aléatoire des excitations corticales pendant le sommeil paradoxal, remarqué par Hobson.[17] Ce dernier s’approche de l’hypothèse ici proposée en notant le travail de réorganisation de ces données par le cerveau.