Rêve et oubli
 
Au final, il vient des développements précédents que quatre mécanismes d’oubli peuvent fonctionner.
 
D’une part, le terme d’oubli est sans doute inapproprié, puisqu’il s’applique à la conscience de veille. La structure chaotique du rêve ne connaît pas l’oubli, puisque le fil directeur est justement fort ténu, même s’il existe.
Il serait plus juste de dire que l’éveil est la fin du chaos confus du rêve. On ne peut se souvenir que très difficilement d’éléments sans lien les uns avec les autres. La sensation d’oubli serait alors confondue avec cet arrêt d’un état très particulier de l’appareil psychique. La mémoire étant précisément une sélection de ce qui intéresse le sujet dans l’ordre de son désir conscient, elle ne s’appliquerait rigoureusement qu’à l’état de veille.
 
D’autre part, les réminiscences des rêves concernant éminemment l’inconscient, la thèse classique mettant en jeu la force de certains refoulements est active également.
 
Un troisième mécanisme est possible aussi : certaines pensées très structurées inhiberaient peut-être, pendant le rêve lui-même, la confusion créatrice. Dès lors, la différence trop ténue entre la pensée, ici peu chaotique, du rêve et celle de l'éveil favoriserait, les deux plans se rapprochant, la mémoire du rêve.
Cela pourrait expliquer le moindre oubli des rêves chez certaines personnes peut-être plus structurées que d'autres.
 
Enfin le stress, les difficultés importantes de la vie, favoriseraient la recherche de solution nocturne, augmentant le niveau de chaos créatif du rêve, donc limiteraient son souvenir. L’inverse serait vrai aussi, et une grande quiétude de vie autoriserait moins de confusion nocturne, donc plus de souvenirs des rêves. Plus la vie serait compliquée, plus le besoin du chaos du rêve serait pressant, par nécessité inventive (comme l’expérience sur les souris citée plus haut de Cyrulnick), mais plus le souvenir en serait difficile aussi.
 
 
L’aléatoire signifiant et la psychanalyse.
 
Ce qu’une structure consciente ne peut faire, c’est se défaire elle-même de son propre désir inconscient. On a dans cette phrase et la résistance de la conscience et la nécessité du rêve et l’importance de son chaos déstructurant. Le rêve est la mise en désordre de la structure de la veille, sans danger pour l’organisme et l'appareil psychique, mais seule possibilité réellement efficace de son remaniement ou changement. Le désir, conscient et inconscient, est alors à l’affût de structures nouvelles en désordre afin qu'un ordre nouveau devienne éventuellement possible.
La fonction principale du rêve serait cette capacité chaotique créative qui précède peut-être dans la phylogenèse même la dimension de l'inconscient…
 
Reste à développer un peu l'objection tout à fait sérieuse, que j'évoque plus haut, qui m'a été faite par une lectrice de ce travail, Nathalie Peyrouzet. Et si la fonction du rêve était simplement de fournir un accès à l'inconscient, grâce à l'allègement de ses mécanismes de dissimulation. On sait que ce qu'on dissimule, on le montre aussi, comme Lacan[19] l'a magistralement montré dans son travail sur La lettre volée de Poe.
Alors, le travail du rêve ne serait que de fournir une carte voilée de l'inconscient. On s'en tiendrait alors au travail freudien et lacanien sur le rêve, d'ouverture sur l'inconscient et d'interprétation, du désir inconscient pour l'un, de la présence de l'Autre pour le second. Pourquoi pas, bien sûr, et ces fonctions restent éminemment présentes et utiles.
Mais s'en tenir à cela ne rend pas compte de tous les éléments parfaitement inexplicables de tout rêve, comme l'ont relevé tous ceux qui s'y sont penchés. D'autre part, il n'est pas certain que les tortues et les oiseaux disposent d'un inconscient, alors qu'ils ont un sommeil paradoxal, et donc sans doute des rêves. Il m'a semblé qu'une autre fonction, donc la fonction chaotique des représentations, s'ajoutait à celles déjà trouvées par les auteurs précédents, qu'elle ne contredit aucunement, mais plutôt viendrait compléter par sa puissante vertu inventive !
 
Mais, pour revenir à notre sujet qui reste toujours principalement clinique, la séance de psychothérapie ou de psychanalyse va parfois jouer un rôle similaire, à travers le double processus d'association libre pour le patient et l'analyste.
Voilà un processus qui présente avec le rêve le point commun de ne pas chercher la cohérence, et de se laisser flotter sur ce qui apparaît alors au fur et à mesure de ce chaos mesuré qu'est l'association libre. Il est cependant probable que l'éveil des deux protagonistes (lorsque l'un des deux ne dort pas réellement !) limite beaucoup plus que le rêve le mélange des cartes signifiantes. L'association libre, difficile, car hors morale, bienséance, etc. est un pâle succédané du rêve, mais c'est sans doute de là que vient aussi son efficacité. L’interprétation survient alors parfois, surprenant des deux côtés du divan, produit de l’aléatoire du double flottement, du patient et de l’analyste, au lieu d’être le pouvoir de l’un sur l’autre sous prétexte d’un « savoir », toujours contre-productif en psychanalyse.
L'inconscient a toute sa place dans ce processus, puisque l'organisation même du chaos est largement vectorisée par la pression qu'il opère sur les signifiants de la conscience, à travers les mécanismes bien répertoriés des formations de l'inconscient.
Mais, comme, dans l'association libre, s’ajoute à cette vectorisation de l'inconscient celle de la présence réelle du monde et de l’autre, le processus est limité dans ses effets, et ne va pas aussi loin dans les surprises que le rêve et ses mouvements liés au hasard.
Pour reprendre une comparaison, il en serait de même sur le plan des mutations génétiques : si elles étaient simplement "poussées" par les effets de l'environnement (Lamarck), cela bougerait, certes, mais de façon moins radicale et surprenante que dans la réalité biologique, où le fait du hasard ouvre considérablement le champ des possibles (Darwin).
 
Un autre exemple peut être pris du côté de la recherche, qui est beaucoup moins performante[20] depuis le lien trop fort entre les laboratoires et l'industrie, la politique : cette vectorisation est en fait moins efficace qu'à l'époque où la liberté régnait dans ces domaines, et où par conséquent les voies de recherche étaient beaucoup plus nombreuses, imprévisibles et surprenantes. Qui aurait accepté dans le système actuel qu'un Pierre Gilles de Gene s'amuse (savamment !) avec ses histoires de bulles, alors que précisément ces recherches eurent énormément d'applications ensuite dans l'industrie ! Le sympathique chaos de cette époque était en fait, lui aussi, plus productif.
 
Ainsi, le signifiant présente-t-il le paradoxe à la fois de fixer une identité, de garantir aux yeux du sujet et aux autres sa consistance, mais aussi, en raison de son caractère essentiellement dissociatif, externe, virtuel, de permettre son remaniement, son évolution, à la fois ordonnée et chaotique. On reconnaît là à la fois la résistance en psychanalyse, dans la consistance du signifiant vis-à-vis de l'identité, et la perlaboration, l’évolution de la structure dans le transfert, dans sa mobilité.
 
 
En conclusion
 
J’espère avoir montré dans tous les chapitres précédents que le juge de paix de ces mouvements est toujours le plaisir, en tant qu’il témoigne des résonances qui, selon qu’il existe ou non, attachent ou détachent corps et signifiants, difficilement dans la veille, presque librement dans le rêve.
Plaisirs imaginaires, virtuels, de la névrose, plaisirs du transfert thérapeutique, plaisirs légers du rêve, puis plaisirs de la vie singulière d’un sujet, voici les glissements du plaisir qui jalonnent un parcours analytique, tout au long de l’infinie complexité hétérologue de l’humain. Les rebonds entre plaisir et déplaisir dans la rencontre de la réalité ordonnent heureusement ou non la vie psychique.
Que dire dans ce domaine de l'ordre et du désordre signifiant, de ces trajets des jeunes gens qui, sortant de l'ordre familial, vont explorer dans le hasard de leurs voyages et rencontres, le chaos du monde, et y trouvent, peu à peu, au gré des plaisirs et des déplaisirs des nouveaux liens qui se tissent, leur vrai désir ?
Enfin, dans l'épineuse question du dialogue réel entre deux humains, que nous avons exploré dans les suites du travail de Francis Jacques, qu'est le plaisir de la conversation, si ce n'est le constant décalage entre le compris et l'incompris, le clair et l'obscur, à la recherche toujours partielle et hasardeuse d'une compréhension réciproque ? Peu à peu, dans les rencontres qui tournent bien, se sélectionnent les sujets et les styles, en fonction de chacun des deux interlocuteurs, pour parvenir à un ensemble de structures signifiantes qui portent suffisamment le plaisir d'être ensemble pour les deux. Le dialogue, lorsqu'il se passe suffisamment bien, est aussi une machine de England qui s'auto-organise consciemment et inconsciemment vers la meilleure diffusion possible de l'énergie des deux interlocuteurs.
 
Peut-être la psychanalyse peut-elle alors se définir poétiquement comme la retrouvaille continuelle avec l’hasardeux voyage de la vie ? Il est vrai que tous les traits psychopathologiques ont en point commun de limiter la circulation et l'adaptabilité de l'appareil psychique. Ils sont fixes et rigides, là où le rêve et la vie demandent fluidité et invention.
 
Enfin, un terme nouveau est apparu dans le vocabulaire scientifique, la sérenpidité[21], du mot anglais sérenpidity, qui semble non seulement désigner les éléments surprenants de la rencontre du désordre du réel, mais aussi, peut-être et surtout cette organisation dans l’appareil psychique de chaos et de hasard, très sensible dans le rêve, fondamentale pour que l'homme invente sa vie.
 
[1] Un excellent résumé des diverses théories du rêve, anciennes et modernes se trouve ici : https://lecerveau.mcgill.ca/flash/i/i_11/i_11_p/i_11_p_cyc/i_11_p_cyc.html
[2] Ce texte est écrit pendant la période de confinement lié à l'épidémie du virus covid19 : la déconnection sociale presque complète actuelle se prête à un foisonnement d'invention ludiques, intellectuelles et sociales extrêmement fourni, voilà un autre exemple qui se déroule sous nos yeux !
[3] Un chaos déterministe est en physique la propriété de nombreux systèmes physiques qui, bien que régis par des lois d'évolution parfaitement déterministes, deviennent imprévisibles au bout d'un temps relativement court. (Larousse)
[4] Réalité sociale et psychique sont de natures bien différentes, et non réductibles l'une à l'autre. Mais elles s'articulent, et c'est l'une de ces charnières que nous reprenons dans ce texte, après l'oeuvre de Georg Simmel, dont c'est un des axes principaux de travail.
[5] PUF, 1967
[7] L'interprétation des rêves, P 112
[10] The Way of an Investigator: A Scientist's Experiences in Medical Research
Cannon, Walter B.  W W Norton & Co Inc, 1984
[12] Une machine de Goldberg est une machine qui réalise une tâche simple d’une manière délibérément complexe
[17]J. Allan Hobson, Edward F. Pace-Schott et Robert Stickgold, « Dreaming and the brain : toward a cognitive neuroscience of conscious states », Behavioral and Brain Sciences, n° 23-6, 2000, p. 799.
[18] https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00820944/document
[19] Écrits, Le Seuil, 1966
[21] https://www.futura-sciences.com/sciences/definitions/recherche-serendipite-17116/
La sérendipité est l'art ou la capacité de faire une découverte fortuite de résultats que l'on ne cherchait pas. La sérendipité ne se limite pas à une découverte accidentelle due au hasard. C'est aussi la disposition et la sagacité d'esprit permettant de faire des découvertes à partir de circonstances ou de faits imprévus. Autrement dit, c'est pouvoir saisir des opportunités qui nous viennent alors qu’on ne les attendait pas ou que l'on cherchait totalement autre chose, comprendre leur importance et en tirer des conclusions.
Le terme fait son apparition en français vers les années 1980, sous forme d'un anglicisme inspiré de serendipity, une notion inventée en 1754 par Horace Walpole, un collectionneur érudit, alors qu'il faisait une découverte fortuite sur des armoiries vénitiennes. Pour lui, la sérendipité signifie : faire des découvertes par accident et sagacité, de choses qu'on ne cherchait pas ou qui n'ont rien à voir avec ce que l'on cherchait effectivement. Il parle également de sagacité accidentelle.