Rêve et récit de rêve
 
Même dans le cas de rêves structurés, qui semblent fort loin du hasard pour leur organisation proche d'un scénario de film, il est possible qu'on se souvienne alors du résultat du rêve, mais pas du processus lui-même. Bien des observateurs du rêve distinguent en raison de cela le rêve et le récit du rêve.
Lorsqu'on tente d'observer cela de plus près, beaucoup d'éléments chaotiques apparaissent en fait, et ce n'est qu'en fin de rêve qu'ils se structurent. Ceci dit, hasard et chaos sont également présents dans le choix très aléatoire des thèmes, des sémantèmes, qui forment l'ossature de ces rêves très organisés. S'ils sont reliés au désir inconscient, ils le sont aussi aux restes diurnes, aux connotations métonymiques, aux métaphores, aux déplacements, aux condensations, tous mécanismes repérés par les chercheurs dans la structure des rêves. L'aléatoire est alors largement malgré tout présent dans le cumul de tous ces mécanismes.
Freud lui-même avait noté cette caractéristique, sans en faire cependant une propriété particulière, comme dans le présent travail. Ainsi les passages de la Traumdeutung que relève Michel Arrivé[18] : Peut-être le rêve n’a-t-il été ni aussi incohérent et indistinct que dans notre mémoire, ni aussi cohérent que dans notre récit » (1967 : 436). « so lässt sich in Zweifel ziehen, ob ein Traum so zusammenhängend gewesen ist, wie wir ihn erzählen » (1899-1961 : 418), que je traduis ainsi : « on voit naître le doute sur la question de savoir si le rêve a été aussi cohérent que nous le racontons ».
Alors, en fin de compte, même pour les rêves à récit très structuré, le mécanisme serait semblable à un phénomène physique bien connu, dans lequel un chaos hasardeux, bousculé par un flux énergétique, s'organiserait peu à peu en raison de l'ajout d'un tropisme s'exerçant sur cet ensemble. Ainsi du joueur de dé, qui va convoquer le hasard du lancer pour espérer une combinaison qui lui soit plus favorable. Les joueurs de bridge, de poker ou de belote connaissent bien cette émotion particulière qui saisit au moment où les cartes sont battues et distribuées. C'est au fond ce que ferait le rêve, redistribuant au hasard les cartes signifiantes de la pensée, pour espérer une nouvelle donne qui soit la bonne ! Il semblerait, comme nous l'avons vu, que ce travail de hasard de l'appareil psychique donne parfois des résultats intéressants, et c'est sans doute pourquoi l'évolution aurait gardé ce curieux mécanisme.
 
 
Les limites de l'efficacité du rêve.
 
Notons toutefois une chose importante : pour que ces recombinaisons fonctionnent, encore faut-il que les éléments nécessaires y soient. Si vous espérez en lançant 3 dés obtenir une suite, 1,2 et 3, encore faut-il que ces chiffres soient sur les dés. S'ils manquent sur l'un d'eux, vous ne l’obtiendrez jamais.
Ainsi du travail hasardeux du rêve, qui ne sera éventuellement productif qu'en fonction des acquisitions signifiantes préalables du psychisme. Nous avons posé plus haut l'hypothèse qu'un cauchemar serait un rêve qui échoue dans ses recombinaisons. C'est que manquerait parfois un signifiant, un sémantème, pour que le rêve puisse espérer produire une recombinaison efficace pour le désir. Ce serait alors le jour qui reprendrait la main, en souhaitant que les rencontres et réflexions qui s'y passent fournissent le ou les signifiants manquants pour la nuit suivante. Je vais prendre en exemple un de mes rêves, apparenté à un cauchemar d'intensité cependant faible, mais certaine :
Essentiellement des images, quelques mots échangés. Un bateau très moderne sur lequel je suis un passager en fait étranger à l’équipage, lequel s’apparente à la bande d'un ami skipper.
La situation devient complexe, le bateau prend l’eau, mais à des niveaux qui sont au-dessus de l’eau.  Dans le rêve, j’en déduis, sans toutefois comprendre, que ce n’est pas grave, alors même que, goûtant l’eau, je la trouve salée. Je rassure, en y croyant à moitié, ma compagne du rêve, en lui expliquant qu'un bateau, c'est normal que ça prenne un peu l'eau.
Puis je me trouve à accompagner Donald Trump qui visite le bateau, et je lui montre des toilettes sales, avec du papier toilette en désordre, en lui disant en plaisantant qu’il n’aimerait pas aller là. Ce à quoi il acquiesce en souriant aussi, complice.
 
Un problème n'est pas résolu dans ce rêve, qui me vient par association : le risque de naufrage de mon fils David, qui prépare une aventure maritime. L'aspect cauchemar de ce passage du rêve serait alors lié à l'absence de solution de ma part, hormis la tentative, que dans le rêve je sais très douteuse, de mettre la fuite au-dessus du niveau de l’eau, donc pas grave !
Un autre problème est par contre résolu dans ce rêve : visite d’un lieu qui n’est pas tout à fait le mien, avec un personnage paternel (j’ai récemment vu des photos de Trump avec son fils). La déception réelle de mon père, lors d’une visite, pour ma maison alors encore en travaux, est résolue ici par la connivence amicale avec ce personnage malgré l'état des toilettes !
Hasard et ordre inconscient ne permettent pas la résolution dans le premier passage cauchemardesque du rêve, faute d'élément permettant de le résoudre, mais ouvrent la voie dans le second, plus agréable, d'une possibilité de complicité malgré le problème posé.
 
 
Le rêve, machine de England ?
 
Tout cela doit nous rappeler quelque chose : ne sommes-nous pas en présence de ce qu’on pourrait appeler une machine de England ?
On y retrouve le chaos, le flux énergétique, la diffusion d’énergie, la dissipation optimale des perturbations de la vie, qui prendraient la forme des structures nouvelles créées par le rêve. Mais ce serait, et c’est là son grand avantage adaptatif, une machine de England non soumise à l’énergie réelle de ce qui y est représenté, donc non ou beaucoup moins liée à l’entropie finale inévitable du destin réel. Cela autoriserait alors sa virtualité inépuisable et créative.
On est loin de l’hypothèse de Jouvet selon laquelle le rêve serait simplement une reprogrammation instinctuelle. Un autre auteur, Antri Revonsuo, propose une hypothèse proche de celle de Jouvet, à partir des comportements de survie. Mais aucun de ces auteurs précédents ne prend le chaos du rêve comme un de ses éléments constitutifs centraux pour en comprendre la fonction.
Par ailleurs, ce qui différencie l’approche présente de ces auteurs purement neurophysiologues est qu’elle laisse toute la place à l’inconscient freudien, qui est là le flux énergétique modelant la matière chaotique du rêve.
 
 
Le cadre du rêve et la question de sa remémoration
 
Il faut ajouter à cette réflexion le cadre du rêve lui-même. C'est que là aussi, en thermodynamique comme dans le rêve, c’est dans un cadre que les processus sont possibles. Le chaos a besoin d'un cadre pour être productif de structures, comme les données de la thermodynamique ne sont possibles de façon rigoureuse que dans le cadre de systèmes fermés. Sauf que dans le rêve, le cadre lui-même reste soumis au phénomène du hasard : hasard des rencontres réelles pour les restes diurnes qui souvent servent de support à ce cadre, hasard des associations internes du rêveur qui font varier la scène même du rêve. Même le corps du rêveur ne peut être pris pour cadre, puisque les signifiants externes qui s'imposent à lui peuvent fournir de support.
Ainsi le cadre du rêve n'est pas semblable au cadre de la pensée qui lui-même n’est pas compatible avec le chaos du rêve. C'est ainsi que le récit conscient du rêve ne peut être le rêve, comme l’ont remarqué de très nombreux auteurs.
 
C’est peut-être alors cette considérable modification du cadre pendant le rêve qui induit la difficulté de le traduire dans un autre état de conscience, celui de la veille. Dès le début du réveil, la plus grande obligation de structure et d’ordre de la conscience, pour faire face directement au réel, oblige à ordonner et sélectionner, souvent très rapidement, des éléments plus chaotiques et épars. Le processus de remaniement chaotique du rêve étant terminé, sa réminiscence complète est elle-même illusoire, faute d'un état de conscience qui le permette.
Le cadre et la structure même de notre pensée n'étant pas les mêmes, les passages de l'un à l'autre ne peuvent être que partiels. La mémorisation implique pour se faire un fil rouge, justement celui qui est partiellement absent du rêve, dans sa fonction purement chaotique.
Cependant le flux énergétique qui traverse le chaos du rêve n'est rien d'autre que la poussée du Ça, donc de l'inconscient, dans les complications, contradictions, refoulements et autres logiques hétérologues qui foisonnent dans l'appareil psychique. On retrouve donc aussi dans le rêve une sorte d'état des lieux de l'inconscient, ainsi que le formule Nathalie Peyrouzet dans une communication personnelle. S'ajouterait à ce constat une fonction d'invention, de résolution, pour laquelle la dimension chaotique serait une étape indispensable.