-mentaire sur l’absurdité de cette situation d’ordre et de contre-ordre dans l’unité de temps et de lieu. Sans cette troisième contrainte, ce ne serait qu’un simple dilemme, avec une impossibilité de décider plus-ou-moins grande suivant l’intensité des attracteurs.
Dans la double contrainte, les instructions sont confuses et contradictoires, et interdites de parole. Cette situation peut se produire de parent à enfant, mais également entre adultes. Quoiqu’il fasse celui a qui s’adresse la double contrainte n’a pas le droit de faire remarquer les contradictions. Il est réduit à l’impuissance et au renfermement.
La double contrainte existe seulement dans une relation d’autorité qui ordonne un choix impossible et qui interdit tout commentaire sur l’absurdité de la situation. Dans une situation d’indécidabilité, le dilemme est une nécessité conjointe à une impossibilité de choisir (comme par exemple dans le Cid de Corneille), tandis que l’injonction paradoxale est une obligation, un ordre, de choisir.
Pour illustrer la double contrainte, on cite souvent l’histoire de cette mère qui offre à son fils 2 cravates, l’une bleue, l’autre rouge. Pour recevoir sa mère quelque temps plus tard, le fils va mettre la cravate rouge ce qui lui vaudra d’entendre « Tu n’aimes pas la cravate bleue ! ». Le week-end suivant, pour lui faire plaisir, il met la cravate bleue et sa mère lui dit « Tu n’aimes donc pas la cravate rouge ! ». Il est donc toujours « perdant »
L’injonction paradoxale est bien illustrée par l’ordre « sois spontané(e) », où devenant spontané en obéissant à un ordre, l’individu ne peut pas être spontané.
La capacité à se sortir d’une double contrainte dépend bien évidemment de l’âge et des ressources personnelles pour s’en sortir.
Selon G. Bateson (école de palo Alto), la conséquence positive de la double contrainte est d’obliger l’individu à développer une « double perspective créative ».
En clair, pour s’en sortir, l’individu est invité à :
Repérer la double contrainte, en prendre conscience.
Métacommuniquer et recadrer, autrement dit, communiquer sur la communication en dévoilant les non-dits, en relisant la situation à un niveau différent. Par exemple, communiquer sur l’absurdité d’une demande peut être une façon de la dépasser.
Adopter un comportement différent : oser l’humour, la métaphore, la créativité, la spontanéité, s’impliquer, oser se révéler, oser être qui l’on est, faire différemment plutôt que davantage, etc… C’est une véritable prise de risque identitaire qui encourage à être créatif plutôt que réactif.
Pour en revenir à l’histoire des cravates, cela pourrait consister à dire« Merci maman, tu viens de m’apprendre à être original car je vais porter désormais 2 cravates » (comme l’évoque Serge Villaverde).
Tous les deux, pourraient ainsi rire et prendre du recul par rapport à l’absurdité de la situation. Pourraient… car l’humour et l’ironie se marient mal avec le manipulateur qui inflige la double contrainte.




On voit bien fonctionner ici les deux plans de l'univers symbolique, ici langagier, et ce qui est réduit de ce même fait, à savoir cet univers sensoriel toujours plus large que les cristallisations réductrices que sont les mots.
Se sortir du double lien, c'est toujours sortir de l'univers symbolique proposé pour élargir au contexte réel et complexe qui le fonde, ce que j'appelle ici le reste.
La phrase de reproche de la mère se fonde sur une partie de la réalité sensible, mais en ignore une autre, qui est en fait la cause de toute la chaîne ! Le mouvement d'affection de l'enfant est premier, mais en dehors des mots. Le recul de la mère est second, et reste aussi en dehors de tout développement verbal, dans cet exemple. Et les mots qui vont être prononcés exercent une forte réduction de tous ces faits, pour définir un reproche fondé sur le dernier mouvement de l'enfant, mais infondé si on prend l'ensemble des transactions non verbales.

Aussi le double lien est fondé sur cette réduction symbolique, ici simplement extrêmement visible d'être caricaturale et d'exiger de ne s'en tenir qu'à la "vérité" d'une parole, indépendamment de ses fondements complexes.
Comme l'univers symbolique est basé sur la réduction, et que chacun tient plus ou moins à ses propres mots, pour des raisons identitaires, on voit que le double lien est toujours aussi plus ou moins présent. Il est clair que ce processus est universel, voire présent dès qu'on parle. En effet, si toute symbolisation est réduction d'une réalité toujours infiniment complexe, alors l'univers des mots sera plus ou moins lié au réel, mais jamais totalement, en raison même de cette réduction. Les surprises, alors, seront toujours possibles, bonnes ou mauvaise, comme dans le double lien.
Ainsi, celui-ci n'est pathogène que de ce que les mots sont totalement crus, que d'être pris dans un investissement exagéré cet univers linguistique, qui est simplement trop référentiel pour le sujet, au lieu que toute sa complexité sensorielle reste aussi présente à la pensée consciente, sans parler de l'autre plan de l'inconscient, qui rajoute une complexité dès lors interne, malgré les mots, ou à côté d'eux plutôt. En fait, dès que les mots deviennent plus importants que les choses et surtout les affects et leur complexité, le problème du double lien peut devenir pathogène.
Notons d'ailleurs en passant que le mécanisme même du refoulement crée un double lien interne, spécifique à la névrose, puisque les mots qui viennent à notre conscience ont un poids, un effet, déterminé en réalité par un reste, une base fort différente de ce qui est dit intérieurement, mais est interdit à la conscience… Dans la plainte névrotique de ne pas se satisfaire de son apparence physique, par exemple, ce dont il s'agit c'est bien de ne pas pouvoir se détacher suffisamment du parent dévalorisant, ce qui empêche de gérer tout le contexte qui a fait qu'on a intériorisé  cette réduction symbolique, en quelque sorte sans discussion alors, par amour ou par dépendance.
Notons enfin, à travers une remarque de Pascal Goinot, que dans le cas rapporté, les deux interlocuteurs, ici mère et fils, sont en fait joués par leur rapport fusionnel aux mots, l’un comme l’autre, ce que montre le double lien, qui alors peut être une étape pour les deux... L’impasse peut aussi être créative des deux côtés du double lien !


Symbole et dialogique

Francis Jacques (Dialogiques, PUF, 1979, P333-335), dans son ouvrage fondamental sur la logique du dialogue, repère cela, dans ses propres termes :

Clore le dialogue :
Réussite, échec, contrefaçons.

Bien sûr, la conduite alternée de la parole n'a pas toujours une issue positive. Tout d'abord, on peut avoir alternance sans échange. Malgré les efforts des locuteurs, la conversation peut fort bien ne pas parvenir à se nouer. Expérience douloureuse : on ne se comprend pas.
Expérience assez générale, assez radicale pour que ce malheur apparaisse parfois comme le mal par excellence. Il y a en effet certaines incompréhensions persitantes qui semblent inhérentes à la communication humaine. Elles posent le redoutable problème de l’interprétation, dont plusieurs aspects sont rebelles à l'analyse logique. Ensuite, la conversation peut mal tourner, comme on dit : aucun accord, aucune entente ne se dégage, sinon pour saluer une divergence. Tel est ce qu'on appellera l'échec du dialogue, par rapport à un pro)et de communiçation qui avait été formé mais qui n'est pas rempli. Un sort particulier doit être fait à une éventualite plus grave : au lieu de se proposer sérieusement de dissiper l'indétermination (i.e. le vague) de la référence ou l’ambiguíté du sens l'entretien peut avoir ironiquement pour but, chez l'un ou l'autre des interlocuteurs, de les produire, i.e. de faire échec au dialogue. L'interlocuteur se comporte en « influenceur ». On connaît de ces entretien diplomatique ou, en conjuguant les influence de la séduction, Dante à exciter le désir j’ai l’interlocuteur, et de l’intimidation, qui tend à exciter son aversion, quelqu’un a réussi à détourner à son profit toutes à la fois la technique et la stratégie normale du dialogue.Son argumentation n’est plus dialogique, mais simplement d’ordre rhétorique.
Dans les deux cas cependant, l’infraction ne saurait infirmer la règle. Outre que les partenaires ont dû entrer en dialogue, voyons ce qui se passe. Dans le premier cas il n’y a qu’un échec relatif à constater ensemble un désaccord : c’est encore ce mettre d’accord, sur le désaccord.
Il est aussi normal de clore un dialogue par « tu crois que a est F et moi je crois que a est C ››. On n'est pas d'accord, on le comprend on se le communique. Dans le second cas, il y a contrefaçon ou oblitération du dialogue. La duplicité est la rançon d'un jeu délibérément faussé et d'abord redoublé : le dupeur a l'air de jouer le jeu dialogique, de se soumettre à ses règles. En réalité, il fait son propre jeu, en quoi   il mène « un double jeu ››. Et si son partenaire dans le dialogue s'y laisse prendre comme le dit excellemment Jean Lacroix, « il est joué ››.
Mais la contrefaçon du dialogue possède une puissante signification dialogique. Elle signale que le roué utilise contre leurs ?ns normales la scénographie du dialogue et ses conventions tacites. Moins émetteur ou récepteur dans l'échange convenu des rôles qu'intercepteur secondaire du procès de communication, le roué le détourne à son profit en poursuivant subrepticement un objectif personnel de persuasion, d'intimidation, de renseignement. Il manœuvre pour faire accepter certains états de croyance sans que son partenaire en prenne conscience, provoquant unilatéralement chez lui un changement d'opinion, sans travail ni échange réel d'information. C'est là le point. Il y a rupture de foi. Par feinte ou esquive, le dialogue de per?die se propose d'in?uencer par le discours et par là relève de la rhétorique. Il « manipule ›› l'interlocuteur, brisant à son principe l’effort a priori pour s`entendre et s'accorder qui sous-tend tout dialogue régulier. A la lettre, il réduit l'autre a quia, i.e. au silence. Par la partialité des passions, la communication est blessée au coeur.
Mais on notera que les échecs comme les captures du dialogue restent des événements qui surviennent au cours du procès de communication, tout comme la réussite des événements qui adviennent aux protagonistes. A l'opposé de ces liaisons dangereuses, où chacun, en prenant une parole tronquée, reprend aussitôt son « quant-à-soi ››, l'aptitude à une relation dialogique vraie se développe en raison inverse de la volonté unilatérale de manipulation d'autrui. A rebours de ces
dialogues harcelants, où l'un des interlocuteurs presse l'autre d'adopter son point de vue ou sa croyance, à rebours enfin de ces dialogues de sourds où les présupposés de ce qui est dit sont trop opposés pour que les voix soient simplement entendues et les énonciations comprises - le moindre dialogue d'intérêt théorique est littéralement porté par les deux partenaires qui ont nécessairement partie prenante à son déroulement, qui acceptent d'être coresponsables de son succès ou de son rôle échec. L'entretien n'est alors jamais celui que chaque interlocuteur, « je » » ou « tu ›› imaginait conduire pour son propre compte. On dirait trop vite qu'on mène la conversation, il serait plus exact d'avouer qu'on est mené par elle, ou alors c'est qu’on n’aime pas beaucoup la conversation. Car elle a son génie propre; on la voit prendre ses détours, adopter un développement, surseoir ou briser, s’inventer peu à peu un aboutissement.
De demande en réponse, d'assertion en objection, on ne sait d'avance ce qui « sortira ›› de la conversation. Plus celle-ci se veut réglée d’avance, c’est à dire se veut proprement dialogique, moins il dépend de la volonté de « je ›› ou de « tu ›› d'imposer à lui seul un contenu de sens ou de faire admettre quelque vérité concernant un référent ou une classe donnée de référents.
Cette ouverture étonnante que nul ne maîtrise tout à fait vient de ce qu'on peut appeler sa structure de question. Normalement si on trouve les partenaires prêts~à échanger sans privilège leur fonction de locuteur ou d'auditeur, leur rôle de proposant ou d'opposant, dans la défense ou l'attaque de telle ou telle thèse partielle, c'est qu'ils se relaient en quelque sorte à la sauvegarde de la « question ›› débattue, à l'examen de ce que devient telle proposition assumée, indépendamment de celui qui la produit. Dans ce relais sans privilège l'ego n'est pas un point ?xe. Le « je ›› qui est à moi, tu le prends si tu as présentement mieux à dire. Mais il peut aussi bien appartenir à lui, cet autre qui est en tiers entre nous, s'il fait l'effort d'entrer en dialogue. Ce « je ›› n'est rien de plus qu'un jeton de présence personnelle, comme dit Michel Serres. « Tu » également est sans cesse échangé, toujours mobile. Si je m' adresse à toi, tu es tenu de le saisir. A mon tour de m'en emparer, si tu me sommes de m'expliquer, si tu interroges, doutes, objectes. En
dehors de la communauté qui s'édi?e entre nous, la troisième personne n'est pas plus ?xe que les deux premières. Il suf?t que je sois exclu pour devenir un lui, comme il est nécessaire que je sois inclus dans la sphère d'appartenance pour entrer dans le nous de l’interdiscursivité.
Il est remarquable que ce sujet global - pour le dire de manière encore vague - est a priori le seul point stable de l'espace interlocutif, le seul invariant de la variation, parce qu'il peut appartenir en commun à tous et en propre à chacun. De là des propriétés spéciales et, on le verra, un statut philosophique éminent.