Notons que dans ce texte, le dialogue vrai a lieu à condition que chacun ait foi dans le génie propre de la conversation, qui va l'amener à devenir autre que lui-même. C'est sa limite,  car on entend bien que le terme "foi" vient là à la place de la pensée manquante sur ce que j'appelle ici plutôt le "reste", c'est à dire ce sur quoi se fonde la logique du dialogue, qui est l'extrême complexité du réel des êtres en lien dans ce dialogue, dans toutes leurs dimensions, qui ne sont en fait pas dénombrables. On peut seulement prendre acte de leurs effets dans les nombreux accidents des dialogues humains.

Le domaine important cliniquement de ce qu’on appelle en psychanalyse la castration se situe fondamentalement là, dans l’échange de paroles entre les sujets, chacun ayant à limiter la vérité qui est la sienne en fonction de celle de l’autre, toujours différente, car reposant sur des sensibilités différentes, ce que F. Jacques appelle le référentiel. Chaque mot réduisant la complexité de ce qu'il représente, afin de permettre une communication compréhensible, mais dès lors tronquée (et c'est en cela qu'elle est tronquée, et non dans le sens de Francis Jacques, tronquée d'un "vrai" dialogue, qui n'existe nulle part ailleurs que dans la foi pourquoi pas d'ailleurs…), c'est à limiter le pouvoir de ces mots dans la communication que tient le fait de pouvoir vraiment se parler et s'entendre, mais toujours à moitié.

C'est que la limite du formidable travail de F. Jacques, sur lequel nous aurons à revenir pour tout ce qu'il apporte, tient au fait qu'il garde une fonction de vérité absolue opérante dans le processus de dialogue. Il la situe dans une présence divine qui règlerait in fine le processus complexe du dialogue, dans l'exploration du réel de soi, de l'autre, et du monde duquel il procède. Il est, en ce sens, sur le même chemin que Lévinas et la problématique de la rencontre, pour lequel chaque rencontre humaine est une métaphore de la rencontre divine, réussie ou ratée.

En réalité, si on suit le fil du présent travail, tout ce qui vient annuler l'incommensurabilité fondamentale du reste de tout déroulement symbolique, fut-ce la foi, lui fait perdre en fin de compte son sens délié du réel, mais par là même articulé à lui. Et mettre le discours divin à cette place expose à supprimer cette tension vivante.

C'est la raison pour laquelle F. Jacques passe au bord de la question du signifiant, mais n'y entre pas. Nous verrons cela plus en détail dans le chapitre suivant sur ce signifiant, précisément. Disons simplement et rapidement ici que le fait qu'il n'existe pas de raison dernière, fut-elle divine, en tout cas pour ce qui nous occupe, à savoir l'appareil psychique, permet d'explorer plus précisément la nature essentiellement hétérologique, et non logique (même divine…) de ce dernier.

On retrouve là le processus des grands ensembles de Poincaré visant à rendre intégrables par une réduction statistique des ensembles complexes qui ne le sont pas pris dans leur intégralité. Il est clair que dans l'exemple du double lien, l'ensemble complexe en jeu, c’est à dire la sensibilité de l’un, n'est pas  complètement intégrable, en raison de contradictions sensibles non verbalisables, voire dont l'effet de remaniement est interdit par l’effet de vérité de la parole de l’autre lorsqu’il se veut tutélaire, absolu et autoritaire. Dès lors, l'appareil psychique du premier échoue à se construire, voire se détruit s'il est déjà en voie de constitution. C'est qu'un minimum de continuité entre le corps sensible et les mots disparaît, et avec lui la possibilité même d'un appareil psychique dans son ensemble.

Ainsi s'éclaire bien des points cliniques, comme cette énigme forte ancienne dans mon expérience, puisque j'avais 16 ans, dont j'ai déjà parlé, mais qui s'éclaire là autrement, : un camarade, au comportement jusque là apparemment adapté, pendant un stage sportif fort éprouvant, se trouve dos à dos dans une soirée avec un autre qui, ignorant sa présence dans son dos, exprime son peu de considération pour lui. Le premier, instantanément, entra dans un mutisme mélancolique absolu, et même catatonique, tel qu'il fallut le rapatrier d'urgence à terre. C'est que son rapport aux mots, antérieur à cet évènement, était bien trop fort, exclusif de sa sensibilité, et qu'ainsi son appareil psychique fut instantanément détruit, puisqu'il ne pouvait, en raison de cet investissement massif des mots, relativiser cette phrase dans l'ensemble sensible par lequel elle fut produite : un simple confit entre lui et cet autre camarade, au caractère lui aussi contestable. Cette phrase réduisait leur relation à ce point de vue partiel et subjectif du langage, ignorant la complexité sensible sous-jacente.

Ce n’est donc pas l’absence de double lien qui va permettre la construction psychique, mais plutôt de savoir qu’il existe toujours plus ou moins ! Place est alors faite à la sensibilité de chacun dans le lien, lorsque la castration de la vérité opère pour les deux interlocuteurs.

On retrouve là, articulée de façon plus précise, l’intuition de Jacques Lacan que la vérité n’est jamais que mi-dite…


L'ombre du symbolique et la "schizophrénie".

Mais une conséquence surprenante de ce phénomène se montre alors : de ce point de vue, ce qu'on appelle schizophrénie ne serait qu'une étape du développement normal de la personnalité, même si certains s'y arrêtent plus longtemps que d’autres !
Un fait clinique jusque là inexpliqué permet d’avancer dans cette hypothèse. Nulle théorie génétique, biologique, anatomique ou même psychologique n’a jusqu’ici permis de comprendre pourquoi ces symptômes (puisqu’on attend encore la preuve ce soit une maladie…) apparaissent au passage à l’âge adulte.
En réalité, il est possible que l’explication tienne dans les lignes qui précèdent : tant que le sujet se situe dans une dépendance, (qui le porte aussi…) à un univers symbolique pourtant beaucoup trop loin de sa sensibilité, ayant traversé une enfance où les mots qui lui furent adressés étaient trop loin de sa vraie nature, il fonctionne tant bien que mal dans cette univers à la fois le plus familier pour lui, mais aussi le plus étranger du coup ! Les symptômes n’apparaissent pas, ou peu, en raison de la dépendance de l’enfance, qui à la fois le laisse loin de lui mais le soutient aussi, voire le définit, même si c'est en tant qu’hors de lui-même. Il n'y a pas ou peu de symptômes dans l'enfance car le jeu qui s'y déroule est cohérent avec la symbolique familiale. Le rôle que joue l'enfant, pour lui-même et les autres, tient en fonction de son public.
Alors, dès que l’autonomie devient inévitable, entre 15 et 20 ans en gros, la dissociation forte entre sa sensibilité profonde et l'univers langagier éclate, puisqu’il n’a pas appris ce qui guide pourtant la vie de chacun, à savoir tenter de relier sans cesse ces deux plans, et de les modifier l’un par l’autre. Cette efflorescence de symptômes, laissant apparaître le problème fort ancien de fond, soit le rapport aux mots dans une vérité entière, externe au sujet, est aussi une énergie que met le sujet à se réapproprier ce lien. Je renvoie pour plus de détails sur ce sujet à un travail précédent sur l’hallucination, qui en fait une tentative de réparation de ce lien. L’époque de déclenchement de ces symptômes est donc aussi celle où pour la première fois le sujet a besoin de l’intégralité de son appareil psychique pour passer de la dépendance parentale à l’autonomie. Cela lui est impossible en raison de l’extrême distance entre ses ressentis et les mots qui sont à sa disposition. La dissociation fondamentale existe entre la symbolisation et son reste, son ombre. Dès que la vie cesse d'être un jeu familial, cela ne tient plus.

Notons en passant que ceci explique aussi, en tant que processus de structuration de la personnalité, la fréquence des hallucinations chez les adolescentes, chez à peu près 30% d’entre elles. Et ce sont sont les plus « adaptées » d’entre elles qui sont le plus sujettes à ces phénomènes. Sans céder à la mode actuelle d’égalité absolue entre hommes et femmes, c’est sans doute en raison de leur plus grande adaptabilité aux autres que les filles ont besoin de reprendre ce processus de structuration singulière de leur appareil psychique. Les pédo-psychiatres ont appris à être très attentifs à ces enfants trop sages, souvent des filles : ceci augure de la possibilité de crises psychiques graves, qui sont autant de tentatives de réparation de ce problème préalable.

On comprend alors à quel point la question de la réduction symbolique est centrale dans la pathologie, ce « reste », cette ombre qui se crée en même temps que le symbole pouvant soit s’articuler à l’occasion, modifiant l’univers symbolique soit à défaut « parler » pour lui-même à travers le symptôme, faute de lien au symbolique.

À ce titre, la crise schizophrénique serait alors une tentative de remanier ce lien entre symbolique et sensibilité. Elle sera alors d’autant plus une tentative de guérison de la trop grande cassure entre la réduction symbolique et son ombre qu’elle sera entendue comme telle par les soignants.

Ainsi se comprend mieux l’idée que la crise schizophrénique est la reprise d’un développement du lien complexe entre les mots et l'être, qui a échoué pour ces sujets dans l’enfance. Ce qu'on appelle symptômes dans la schizophrénie ne sont que des expressions de sa sensibilité, nouvelles pour le sujet devenu plus autonome, car par trop déliées de son univers langagier dans son enfance. Ce lien entre le sensible et l’entendement, au cœur de l’œuvre de Spinoza, rappelons-le, est ce qui se met en  place dans la prime enfance.  Nous y reviendrons dans la deuxième partie de ce travail sur le symbolique, à savoir son ontogénese.


Schizophrénie : tout sauf une "maladie".

Pour continuer un moment sur la schizophrénie comme "maladie", un excellent article, même s'il est un peu trop polémique, (mais est-il faux?) montre l'échec de la médecine occidentale à ce propos , avec son insistance à en faire une maladie, sur le modèle des maladies neurologiques. : Il est urgent de trouver d'autres explications, faute de chercher dans ces directions sans rien trouver, ou presque.

« Poser un diagnostic de schizophrénie peut sembler scientifique au premier abord, surtout quand la biopsychiatrie ne cesse de prétendre qu’une maladie génétique du cerveau est impliquée. Mais quand on prend du recul et que l’on observe de loin ce que les chercheurs font en réalité, on se demande comment ils peuvent justifier leur travail…. Ce n’est pas de la science. Il ne s’agit que de manipulation mathématique de données dénuées de sens. » Dr Ty C. Colbert, Blaming Our Genes 2001.La psychiatrie s’immisce de plus en plus profondément dans notre vie quotidienne. Le succès du DSM (Diagnostic Statistical Manual) et des psychotropes en est la cause. La plupart des gens considèrent encore que la tâche principale de la psychiatrie est de soigner les patients atteints de troubles mentaux graves susceptibles de mettre leur vie en danger. En 1908, le psychiatre Suisse Eugen Bleuler nomma une certaine maladie mentale la schizophrénie. Système de classification qui permet d’acquérir un véritable statut dans le monde médical, car les psychiatres disposent de noms. Tout comportement irrationnel reçoit ainsi un nom, et a son ticket d’entrée pour être « soigné » par les pilules magiques. Mais j’y reviendrais. Le traitement de la schizophrénie ne diffère pas des autres diag