L'évolution du vivant ne serait pas seulement due à la théorie darwinienne, dont il ne faudrait pas retirer un mot, mais aussi à cette nouvelle théorie thermodynamique en train de naître, qui propose un axe nouveau, peut-être englobant celui de Darwin. En effet, pas de différence de nature entre le vivant et le minéral de ce point de vue, la théorie d’England pouvant tout autant expliquer la formation des cristaux de neige, les dunes de sable ou les premières structures aminées capables de réplication, premières ébauches de vie… Remarquons que cette idée nouvelle peut peut-être rendre compte de la persistance de certains organes chez les êtres vivants, qui sont neutres pour l’évolution des individus et de l'espèce, et qui posent une énigme pour la théorie darwinienne : peut-être présentent-ils simplement un avantage à la dissipation énergétique, en plus d’être de simples faits de hasard...

Alors, si la qualité et la quantité de dissipation énergétique déterminent les structures et leurs évolutions, si ces flux ont un rapport avec ce que j'appelle ici plaisir, alors l'évolution du vivant est aussi l'évolution du plaisir. Il est d'ailleurs notable de constater que cette dimension se complexifie de plus en plus au fur et à mesure de l'évolution du vivant. La diversité et les raffinements des plaisirs humains auraient alors le plus étroit rapport avec la complexité thermodynamique de l'espèce.

Cette hypothèse est en cours de vérification en physique, mais on peut déjà supposer qu'elle n'est vraie que dans des cycles spatiaux-temporels limités. En effet, l'évolution de la vie même donne des exemples opposés. Ainsi, l'apparition des cyanobactéries il y a environ 3,8 milliards d'années, dans une atmosphère essentiellement composée de méthane, eut pour conséquence une production dissipative d'oxygène, dont l'augmentation progressive devint en fait un poison pour ces bactéries même, qui disparurent alors en grande partie. Rien de continu dans ce développement, donc, même si on avance cependant d’un grand pas : un autre cycle vivant s'inaugura alors, lié à l'oxygène comme intrant, et non plus déchet dissipé.

Difficile ainsi de soutenir ce seul principe de l'augmentation de l'énergie dissipative comme guide de l'évolution croissante de la complexité vivante. Les grands cycles d'apparition et de disparition des espèces explorés par Darwin restent de mise. Il faut sans doute toujours avoir un peu de recul à propos des théories à prétention unitaire, qui touchent au phénomène bien humain de croyance, proche d'une dérive religieuse, qui est d’ailleurs le cas de J. England.

Mais ses travaux sont tout à fait importants et nouveaux, même s'ils ne s'appliquent qu'à des ensembles plus limités qu'il ne le propose. Les structures vivantes seraient ainsi des machines évolutives transformant l'énergie de la façon la plus efficiente possible dans le sens de la dispersion, en notant que la réplication de ces structures fait partie de cette dynamique, puisque multipliant les possibilités de dispersion énergétique.

 

Applications à l'appareil psychique

Cette physique amène des métaphores utiles à notre sujet : quels sont ces flux déterminants dans la création et le maintien de la vie psychique elle-même ?

Ainsi, la lecture et l'écoute peuvent-ils être considérés comme des intrants, de même que la réflexion prendrait la forme d'une structure, et la création intellectuelle, celle de dissipation de cette énergie, avec la particularité que cette dissipation est elle-même éventuellement structurante à son tour. Ainsi la circulation énergétique, dans l'ordre symbolique, est-elle à entropie variable : ces ilots de pensée émis par les hommes augmentent parfois sans aucun doute l'entropie, ce qui s'entend quand on parle pour ne rien dire, par exemple, ou dans les déstructurations métonymiques des moments psychotiques. Par contre, parfois, ces produits dissipatifs de la pensée participent à baisser l'entropie, en cristallisant, structurant les pensées de soi et des autres, comme dans l'interprétation freudienne ou la parole pleine lacanienne[5]. On peut supposer que le plaisir n'est là pas le même en l'occurrence.

Dès lors qu'on s'intéresse à ces flux, deux conséquences suivent, de nature physique, puisque tel est le centrage de ce chapitre. Cette résonance énergétique, dans le travail de England, est à la fois entrante, lors de l'apport d'énergie au système, et sortante, lors de sa dissipation, ce qui s'adapte bien aux plaisirs que nous connaissons de plus près, puisque si se dorer au soleil est bien agréable, comme manger ou boire, ce sont des énergies entrantes, alors que créer, aimer, désirer sont des énergies sortantes, mais aussi des résonances dissipées.

Pour résumer l'apport de Jéremy England sur le flux entrant, au fond cet apport saturant d'énergie produit une excitation qui appelle un nouvel ordre pour la gérer, et en permettre ensuite la dissipation. Une désorganisation entrante entraîne une modification de la structure existante, qui va alors pouvoir la traiter.

La première conséquence est que le bruit (le flux) produirait de par sa propre énergie, au final, de l'information, ce qui est une idée un peu nouvelle appliquée à nos domaines. Ce qui perturbe structurerait également, dans un deuxième temps. On comprend immédiatement l'apport de cette idée dans la question de la névrose traumatique, où le pire serait alors peut-être le retour du même pour celui qui a subi cet apport désordonné d'une énergie non désirée. Le traumatisme ferait alors partie de ce qui structure l'appareil psychique, même si point trop n'en faut, bien entendu. Il serait une condition pour qu'on reste vivant, c'est à dire dans la dynamique de l'adaptation… Les patients victimes de ces névroses traumatiques seraient-ils prédisposés à cela par une trop grande protection antérieure contre les traumatismes inévitables de la vie, dans un désir de stabilité incompatible avec les changements continuels qu'elle nous impose ? En tous cas, un travail orienté dans ce sens semble permettre une clinique plus efficace que de rajouter diverses protections, qui ne font que conforter le problème si cette hypothèse est juste. Une part de l'éducation parentale serait-elle de progressivement, en fonction de ses possibilités, préparer l'enfant aux modifications traumatiques de la vie, et donc à la création de nouvelles structures psychiques au fur et à mesure du temps, plutôt que de trop les en protéger ?

La seconde, sans doute plus applicable aux flux sortants, convoque des notions de physique de résonance. Cet autre aspect de la thermodynamique statistique peut être repris dans le présent travail, dont on se souvient que j'ai supposé qu'il fût au cœur de la notion de plaisir, comme Vincent Mignerot l’élabore dans un excellent article.[6]

On fera ici appel plus précisément à des notions mathématiques. C'est que les progrès dans ce domaine ont largement permis les avancées physiques dont nous venons de parler. Il faut donc en dire un mot. Là encore, mieux vaut une citation de spécialiste[7] que des approximations venant du non-initié que je suis ! Poincaré a montré que l'existence de résonances affecte directement la possibilité d'intégrer le système dynamique, c'est-à-dire la possibilité de décomposer son mouvement en un ensemble de mouvements indépendants... … Si l'on considère que, depuis Poincaré, les systèmes dynamiques forment un spectre qualitativement différencié, à un extrême se situent les systèmes stables, intégrables, décrits par des trajectoires déterministes et réversibles, mais à l'autre se trouvent désormais les « grands systèmes de Poincaré » auxquels convient une description cinétique, à symétrie temporelle brisée, centrée autour de la notion d'événement.[8] 

Résumons en langage courant : les structures physiques sont prédictibles, modélisables, dans la limite de la stabilité de leurs éléments. L'instabilité, une petite variation des conditions initiales des éléments de cette structure, produit alors de l'aléatoire. Celui-ci va dans certaines conditions de résonance produire soit du chaos, soit une nouvelle structure modélisable, différente de celle d'origine donc. Si on relie ceci aux phénomènes de flux productifs de structures des théories modernes de thermodynamique, on saisit bien l'intérêt d'assimiler pour notre étude le plaisir aux phénomènes structurants de résonance.

Plus largement, le travail de Poincaré, aussi à l'origine, conjointement avec Einstein, de la théorie de la relativité, porte sur les questions de prédictibilité de la science, sur la possibilité de prévoir l'évolution d'un système hypercomplexe en fonction de ses conditions initiales. Évidemment, cela nous intéresse beaucoup, puisque quand un psychanalyste écoute quelqu'un, en fonction des données initiales qu'il entend, il fait une sorte d'effort pour anticiper que le patient parvienne à une transition positive, quel que soit le modèle théorique de l'analyste. Poincaré est quelqu'un qui a démontré que ce n'était pas possible au-delà de problèmes simples ! Il l'a fait à partir de l'exemple célèbre des 3 corps, des 3 planètes. On savait à partir de Newton qu'on peut prédire le mouvement de 2 corps qui tournent dans la gravitation universelle. Dès qu'on en met 3, c'est comme dans la vie, c'est plus compliqué et bien imprévisible, ainsi que Feydeau l'a bien montré (!). Les interactions deviennent tellement nombreuses qu'on ne peut plus faire de mathématiques prédictives[9].

Ceci dit, les mathématiciens ne s'avouent jamais vaincus ! A partir du moment où un système n'est plus intégrable, sans forme repérable, la seule manière d'avancer devient le développement d'outils numériques statistiques. Cela va permettre de définir simplement des chances que telle ou telle forme existe. Ces développements mathématiques vont alors être bien plus adaptés aux systèmes complexes, ce qu'on appelle les logiques floues et les modèles de réseaux neuronaux.

Cela a permis le développement de systèmes mathématiques incompréhensibles dans leur totalité ! Par exemple, un animal est capable de se refaire une partie de la tête et cerveau si on la lui coupe. C'est un batracien, l’axolotl. Cet animal a été étudié, pour essayer de comprendre comment ça marchait. Il y a tellement d'enzymes, de plans anatomiques, d'interactions cellulaires et biochimiques et chromosomiques que la seule solution fut d'entrer toutes ces données hypercomplexes dans un réseau de neurones informatisé. Ces réseaux fonctionnent par simplification, probabilité, essais erreurs, pour résoudre aléatoirement, donc, ce type de problèmes. L’ordinateur a travaillé de façon tellement floue (terme statistique précisément) et complexe que personne ne fut capable de suivre et comprendre complètement son travail ! Et ainsi, il a donné la solution, en fait la meilleure probabilité de solution… C'est la première fois qu'une machine basée sur les logiques floues, sur les élaborations statistiques initiées par Poincaré, donna la solution d'un problème biologique aussi complexe.

Cet imprévu dans les conditions initiales des systèmes complexes, cet usage du chaos ainsi utilisé pour faire varier les recherches de solution, sera structurant ou déstructurant, selon les circonstances ! C'est ainsi que le pont de Tacoma[10] sera détruit ou Mozart divin, et que l’interprétation de l’analyste marchera ou non !

 

[1] La crise de l'esprit. Robert Laffont 2000

[2] Pour simplifier et résumer, passer par la parole, c'est différer l'instinctuel, donc évider l'immédiat de la satisfaction...

[3] Isabelle STENGERS, « Structure dissipative », Encyclopædia Universalis, URL : http://www.universalis.fr/encyclopedie/structure-dissipative/

[5] Parole pleine de ce que Lacan appelait le sujet, c'est à dire celle qui structure son désir...

[7] Ilya Prigogine, Isabelle Stengers, « Hasard et nécessité », Encyclopædia Universalis, URL : http://www.universalis.fr/encyclopedie/hasard-et-necessite/

[8] Et c'est ainsi que la mayonnaise tourne ! Une minuscule perturbation provoque la non-intégrabilité du système, et la mayonnaise perd sa forme (son intégrale mathématique), devient vinaigrette ! Mais à l'inverse, si une nouvelle perturbation survient, un peu d'eau tiède pas exemple, et cette vinaigrette devient par effet de saut, de résonances successives, un grand système de Poincaré, qui n'est alors rien d'autre qu'une délicieuse mayonnaise ! Ce système est loin de l'équilibre, grâce à la force du poignet et aux ingrédients introduits.

[9] Louis Féraud me fait remarquer que M. Surakov et V. Dmitrasinovic ont élaboré quelques solutions à ce problème, cependant dans un contexte simplifié au plan, donc à deux dimensions... En 1991, une autre solution, informatique, nécessitait cependant un temps infini de calcul !

[10] Pont américain qui fut détruit par un effet malheureux de résonance oscillatoire dans un vent de 60 Km/h

[12]http://www.inventionpsychanalyse.com/transfert-et-structure.php

[14] Technique et fin de la psychanalyse, L'harmattan, 2018

[15] Louis Féraud fait remarquer fort à propos le lien entre ces théories et la problématique quantique.

[16]Empan n°1 2016.

[18] Perceptions non encore organisées

[19] Louis Féraud prend pour exemple de cela la théorie des distributions de L. Schwartz.

[20] D.W. Winnicot. La crainte de l'effondrement et autres situations cliniques. Gallimard 1989

[22] La vie oscillatoire, Odile Jacob 2010

[23] Le problème de la sociologie et autres textes, Editions du Sandre 2006