C'est que l'inscription dans une société ne peut fonctionner que si existent des résonances constructives entre les propositions sociales et les désirs des individus. Si les structures et fonctions du social et de l'appareil psychique ne sont pas à confondre, leurs interférences, leurs résonances, sont essentielles. Elles se repèrent à propos de phénomènes sociaux que Georg Simmel[23] appelait des faits sociologiques globaux. Ces derniers sont naturellement fort éphémères, mais participent à des changements individuels et sociaux parfois majeurs. Ce sont des effets de résonance entre un évènement singulier et une société globale, tout étant prêt sans pour autant être prédictible. De multiples exemples peuvent être ainsi repérés, comme l'immolation de ce jeune marchand tunisien qui enflamma tout le Maghreb dans ce qu’on a appelé le printemps arabe.

Ces moments sont imprévisibles, car ils sont le produit aléatoire de complexités infinies, à la fois chez un individu et dans une société. La résonance se constate, simplement. Pour reprendre la terminologie de Poincaré, ces effets ne sont pas prévisibles, pas intégrables, avant  qu’ils ne prennent forme.

C'est aussi ce qui s'oublie trop souvent chez ceux qu'on appelle des managers ou des dirigeants ! Le terme lui-même prête à confusion, puisque personne ne peut gérer un ensemble non intégrable… Une entreprise, étant composée d'humains, ne peut se manager en fait. On ne peut que prendre acte des effets interférents, tenter de les organiser, et s'adapter aux changements dont la plupart sont imprévisibles. L'intérêt de l'entreprise n'est ainsi rien sans l'intérêt de l'originalité des humains qui la composent. C'est la prise en compte de tous ces effets de résonance dans un groupe qui en formera le tissu vivant, et autorisera un certain plaisir de fonctionnement. On comprend que ce qu'on appelle direction dans les institutions soit, idéalement, la prise en compte de ces interférences, à défaut de quoi la sclérose pathogène du système se profile vite.

C'est un peu la même chose pour l'interprétation dans notre métier. Lacan avait repéré que son effet est incalculable, lui qui s'intéressait aussi aux mathématiques. C'est que le niveau de complexité qu'est la rencontre de deux appareils psychiques, même si l'analyste tente de réduire l'aléatoire au champ de la parole concrète de son patient, sans trop projeter donc son propre psychisme, ce niveau est tel que seul l'effet après coup de résonance ou non de l'interprétation pourra se constater. La certitude de l'analyste, son appui excessif sur sa théorie le feront passer à côté de ces résonances avec la pensée et la théorie du patient.

On comprend que pour réduire le risque de nos interventions, mieux vaut rester au plus près de ce qu'articule le patient lui-même…

D’une façon plus générale, on entend bien avec ces théories thermodynamiques que le mécanisme du refoulement, dans le second cas exposé plus haut, du clivage voire de la dénégation dans le premier, ne permettent pas une fluidité de la circulation des informations qui autoriserait une réorganisation psychique dynamique. Dés lors la dissipation d’énergie reste essentiellement chaotique dans le trait psychotique de l’exemple de Winnicott, ou oscille de façon stable dans l’obsession, faute de la fluidité qu’empêche le refoulement. Que celui-ci disparaisse, et cette oscillation bascule vers une organisation plus ouverte liée au mouvement de la vie.

L’hypothèse de Jérémy England, ainsi, non seulement renouvelle grandement la science thermodynamique, mais autorise aussi des lectures nouvelles de nos cliniques. Il n’est de plus pas du tout certain que cette conceptualisation soit simplement une application métaphorique d’un domaine étranger à la psychanalyse, mais au contraire on peut se demander si on n’est pas ainsi au plus près de ce qui se passe en cure.

En particulier, le fait que la technique de la psychanalyse privilégie largement la parole du patient aboutit peut-être par cette dissipation qui est au cœur de notre pratique, par ce simple effet thermodynamique de flux, à ce que se réorganise peu à peu l’appareil psychique vers, de ce fait et automatiquement, un plus de plaisir, si on reste dans les définitions ici posées. Bien entendu ce flux ne se rétablit pas sans l’autre, et les informations qui en viennent, maintenant l'appareil psychique hors équilibre, ce qui reste tout l’art de la psychanalyse.

Et curieusement, l'appareil psychique serait, comme le vivant en général, en partie une machine chaotique apte, grâce à cette souplesse, à gérer le bruit énergétique dans lequel il baigne, en sélectionnant dans ce bruit les informations utiles à sa réorganisation adaptative constante.

Ce serait au fond, comme l’ensemble du vivant, une machine à créer de l'entropie négative, générant sans cesse de l'organisation éphémère, luttant sans répit contre le chaos entropique environnant et interne.

Le plaisir, de ce point de vue, signalerait alors le succès momentané de ce processus. Une autre définition pourrait être simplement que le plaisir signale la diminution de l'entropie de l'appareil psychique, alors que le déplaisir baliserait l'inverse…

On comprend bien aussi que ces mécanismes ne peuvent être qu'essentiellement individuels, puisque liés à un système précisément singulier, même s'il est ouvert. Comme cette organisation vitale unique reste liée à la présence et aux soins d'une autre organisation non moins singulière, le paradoxe humain tient à ce que l'équilibre vers l'entropie négative, dont la structure ne peut qu'être extraordinairement intime, dépend chez l'homme d'un autre organisme, dont l'équilibre entropique est par nature différent ! C'est au cœur de cette contradiction que se tient toute la science de la psychanalyse…

 

Ainsi, entre ordre et désordre, l’appareil psychique serait une structure dont l'organisation à la fois structurelle et chaotique garantirait une persistance de l'être, comme disait Spinoza, et une adaptation parfois bien aléatoire au réel. C'est l'aléatoire de ces changements créatifs que les théories de Jérémy England ont permis d'éclairer peut-être un peu plus, au-delà des données darwiniennes, et ce tant au niveau de l'espèce que de l'individu… Dans cette dynamique, c’est bien le plaisir qui selectionnerait les résonnances structurelles utiles.
 

[1] La crise de l'esprit. Robert Laffont 2000

[2] Pour simplifier et résumer, passer par la parole, c'est différer l'instinctuel, donc évider l'immédiat de la satisfaction...

[3] Isabelle STENGERS, « Structure dissipative », Encyclopædia Universalis, URL : http://www.universalis.fr/encyclopedie/structure-dissipative/

[5] Parole pleine de ce que Lacan appelait le sujet, c'est à dire celle qui structure son désir...

[7] Ilya Prigogine, Isabelle Stengers, « Hasard et nécessité », Encyclopædia Universalis, URL : http://www.universalis.fr/encyclopedie/hasard-et-necessite/

[8] Et c'est ainsi que la mayonnaise tourne ! Une minuscule perturbation provoque la non-intégrabilité du système, et la mayonnaise perd sa forme (son intégrale mathématique), devient vinaigrette ! Mais à l'inverse, si une nouvelle perturbation survient, un peu d'eau tiède pas exemple, et cette vinaigrette devient par effet de saut, de résonances successives, un grand système de Poincaré, qui n'est alors rien d'autre qu'une délicieuse mayonnaise ! Ce système est loin de l'équilibre, grâce à la force du poignet et aux ingrédients introduits.

[9] Louis Féraud me fait remarquer que M. Surakov et V. Dmitrasinovic ont élaboré quelques solutions à ce problème, cependant dans un contexte simplifié au plan, donc à deux dimensions... En 1991, une autre solution, informatique, nécessitait cependant un temps infini de calcul !

[10] Pont américain qui fut détruit par un effet malheureux de résonance oscillatoire dans un vent de 60 Km/h

[12]http://www.inventionpsychanalyse.com/transfert-et-structure.php

[14] Technique et fin de la psychanalyse, L'harmattan, 2018

[15] Louis Féraud fait remarquer fort à propos le lien entre ces théories et la problématique quantique.

[16]Empan n°1 2016.

[18] Perceptions non encore organisées

[19] Louis Féraud prend pour exemple de cela la théorie des distributions de L. Schwartz.

[20] D.W. Winnicot. La crainte de l'effondrement et autres situations cliniques. Gallimard 1989

[22] La vie oscillatoire, Odile Jacob 2010

[23] Le problème de la sociologie et autres textes, Editions du Sandre 2006