Symbolique et thermodynamique : le plaisir néguentropique.

 

Mais auparavant, un mot sur cette question de thermodynamique, adaptée au domaine du vivant, et singulièrement du vivant et du symbolique.

L'ancien paradoxe entre la poussée organisationnelle de la vie et l'inéluctable désorganisation du travail de l'entropie a été bousculée, comme on l'a vu, par les hypothèses de Jérémy England, qui relie en fait les deux, l'une étant simplement sur le chemin de l'autre. En effet, les capacités organisationnelles des systèmes complexes loin de l'équilibre soumis à un flux énergétique, viseraient, selon lui, à un optimum de la diffusion de ce dernier. On retrouve là in fine l'entropie fondamentale de notre univers en expansion, avec ce paradoxe du vivant qui veut que l'augmentation entropique passe alors (momentanément) par un gain organisationnel, donc une baisse entropique locale, la néguentropie. Peut-être alors ces notions sont-elles moins contradictoires qu'on ne le pensait lors de leur découverte, par Schrödinger entre autres, 

(Il faut garder en mémoire la limite de ces raisonnements sur la thermodynamique, laquelle n'est constituée au départ que pour des systèmes fermés, donc en fait théoriques. L'analyse qu'en a faite J. England autorise partiellement son extension aux systèmes ouverts qui sont ceux du vivant, à condition d'en simplifier la complexité réelle, en fait infinie. Nous verrons plus loin que le domaine de l’information sort peut-être de ces schémas thermodynamiques.)

 

 

Pourquoi tous ces rappels à propos du symbolique ? C'est qu'ils permettent de resituer certaines de ses fonctions, dont celle de faciliter la circulation d'informations pertinentes pour un groupe, une espèce, et autorise ainsi sa meilleure diffusion. Je rappelle que pour ce physicien américain, la diffusion de la vie est exactement parallèle avec la diffusion du flux énergétique. Par exemple, dans certaines conditions d'humidité, la multiplication des végétaux, captant et diffusant ensuite l'énergie solaire, favorise et la vie et cette diffusion. 

Le finalisme de cette théorie n'est qu'apparent, car en fait il s'agit d'équilibres énergétiques qui se mettent en place spontanément en raison des forces qui les traversent.

Alors, on peut poser que si le plaisir est défini par les résonances constructives entre un individu, son milieu et son espèce lorsqu'il est sociable, sa fonction essentiellement néguentropique apparaît clairement. C'est ainsi qu'une cellule s'orientant vers le milieu le plus riche en substrat, ou l'amoureux allant vers sa belle, tous deux, utiliseraient le plaisir comme guide fondamental de leur tendance néguentropique. Le plaisir impliquant un mouvement vers son objet, il oriente les organismes vers leur satisfaction. Qu'il se spécialise ensuite sur le plan anatomique, comme nous l'avons vu dans les chapitres sur la phylogenèse et l'anatomie, n'est qu'un effet de la complexité croissante du vivant, mais dont la fonction essentiellement néguentropique reste constante.

 

Mais entropie et néguentropie oscillant sans cesse de l'une à l'autre, le retour de manivelle est toujours de mise…

Il est curieux d'adapter cette hypothèse au contexte climatique inquiétant actuel, dans un raccourci saisissant qui voudrait que les énergies fossiles, issues du flux solaire, diffusée bien au-delà de leurs réserves géologiques par la profusion de vie humaine, aboutissent à un moment de gain organisationnel, ce qu'on pourrait appeler les progrès de la civilisation industrielle, à l'acmé des 30 glorieuses par exemple, pour être maintenant rattrapé par l'augmentation entropique, lié aux produits carbonés de sa diffusion, le désordre climatique.

D'une façon plus générale, l'aspect oscillatoire du vivant, dont j'ai déjà parlé dans un chapitre précédent, peut aussi s'entendre grâce à cette nouvelle théorie thermodynamique. Si les structures sont favorisées par les flux d'énergie qui les traversent, les produits de ces structures, leur propre diffusion d'énergie ainsi favorisée par leur émergence, vont avoir des effets en retour de désorganisation, puis de réorganisation…

 

Ainsi du symbolique, qui, s'il va alors favoriser pendant un certain temps et un certain lieu l'organisation de systèmes vivants, de systèmes culturels, ne va pas sans effet de retour, la diffusion d'énergie ainsi privilégiée finissant par emporter le système lui-même. Qu'on pense à la civilisation aztèque, par exemple, dont le système sacrificiel et le coût en monuments symboliques, tels les pyramides, s'il permit un temps un fonctionnement  stable, disparu en raison de l'immense diffusion énergétique qui l'accompagna. Il est de nombreux exemples du même type, qui laisse penser que les civilisations elles-mêmes sont sans doute des phénomènes oscillatoires, dont le mouvement pendulaire est exactement proportionné à son efficacité symbolique. Les empires, égyptiens, romains, nazis, napoléoniens et autres montrent tous cette alternance d'une grande efficacité symbolique et d'une non moins notable capacité de dilution en suivant. Les théories actuelles de l’effondrement se nourrissent de ces faits historiques. Peut-être un peu rapidement, nous le verrons.

 

Cela permet en tous cas de restituer une des complexité essentielle des systèmes symboliques, qui permettent de faciliter la diffusion d'informations pertinentes pour un groupe, une espèce, et autorise ainsi leur meilleure diffusion, ne sont pas sans effet de retour. Ainsi l'autre effet de ces systèmes symboliques culturels est leur impact sur le milieu, conséquence même de leur adaptabilité et de leur réussite. Voilà une lecture possible de l'oscillation des populations animales, étudiées avec les paradoxes des lapins et des renards : les renards mangeant les lapins, dont la population décroit. Du coup le nombre de renards baisse, ce qui provoque l'augmentation des lapins, etc. En fait, existe là une oscillation thermodynamique, l'augmentation de l'efficacité de la diffusion des renards, pris dans le flux des lapins, étant victime de son propre succès. Entropie et néguentropie se succèdent alors pour chacun des espèces.  L'équilibre de cette oscillation n'est possible que tant qu'il y a assez d'herbe, ce qui fait que l'entropie gagne toujours à la fin ! La pulsion de mort, si on y croit, serait-elle in fine de nature thermodynamique, serait-elle une autre dénomination de l'entropie, y compris pour les systèmes symboliques et culturels ? Les théories actuelles de l'effondrement font écho à ces idées physico-biologiques.

 

Mais la thermodynamique et son homogénéisation allant avec l'accroissement de l'entropie ne vaut, rigoureusement, comme on l’a noté plus haut, que pour des systèmes fermés. Elle n'est pas en l'état complètement compatible avec les systèmes d'échange d'énergie et surtout d'information qui sont l'apanage du vivant. Autrement dit, voici une donnée précieuse pour notre champ précis de réflexion : la limite de la pensée thermodynamique du vivant est peut-être aussi celle de l'échange d'informations, de l'échange symbolique, et à fortiori signifiant. Il faut maintenant explorer cette voie.