Nietzsche : Encore faut-il porter un chaos pour pouvoir mettre au monde une étoile naissante.

 

 

 

Conclusion : plaisir, chaos et structure, rêve et psychanalyse.

 

 

 

Reprenons rapidement ce que nous avons défriché dans cette relation du plaisir et du symbolique, dans une progression qui va du signal au signe, puis du signe au symbole, et enfin du symbole au signifiant.

 

 

Du signal au signe. 

 

il s'agit du passage en fait de l'instinctif à la pensée. Le signe est un signal interprété en fonction du contexte et non simplement référé au corps, comme dans le réflexe. L’animal le suit ou non en fonction des circonstances, existe donc un travail psychique de son interprétation, en raison de l'expérience. 

Par exemple, si on met une silhouette de faucon dans un champ, les oiseaux vont fuir dans un premier temps, puis revenir, interprétant ce signe en fonction de la réalité, et non plus uniquement sur l'instinct. Alors que le signal lumineux d'une lampe ne cesse d'attirer et brûler les papillons, qui n'apprennent rien hors l'instinct. Le signal réflexe n'a pas d'autonomie vis à vis du corps, le signe commence à en avoir une.

Une telle évolution élargi le périmètre adaptatif, et par là-même celui du plaisir lui-même : les oiseaux peuvent se régaler à nouveau grâce à leur interprétation du signe.

 

 

Du signe au symbole.

 

Dans ce passage, le culturel commence à se former. le symbole est en effet un signe qui s'autonomise, créant en fait un domaine nouveau par rapport aux êtres qui le crée. Ce sont des signes dont la fonction va être dévolue à la pratique sociale, culturelle, des animaux qui en usent. 

Le support peut être gestuel, visuel ou auditif. C'est ainsi que lors de leurs chamailleries, les perroquets présentent leur nuque à leur adversaire, faisant immédiatement ainsi cesser le combat. Ce signe n'est utilisé que dans sa fonction sociale, et en raison d'une circonstance appréciée par chacun, qui décide ou non d'user de cet outil culturel d'apaisement. Il est encore très près de l’instinctuel dans ce cas.  Par contre, on peut parler de transmission culturelle chez certaines espèces, tels les chimpanzés de Kasoge, qui se serrent la main, alors qu'une autre tribu, située à 50 km, à Gombé, ne le fait pas : le symbole, en tant que contrat social, n'est pas loin ! 

Ainsi de ces singes qui ont des cris distincts pour chaque danger, dénommant en quelque sorte le serpent, l’aigle, le léopard de façon différenciée, ce qui permet de choisir rapidement la stratégie de fuite adaptée.

Mieux encore, sous la menace d’un drone passant au-dessus de leur tête, les singes verts sont capables de produire un nouveau cri d’alarme, proche, mais différent de celui qui désigne l'aigle et qui est rapidement compris par leurs congénères.

On savait déjà qu’ils préviennent leurs semblables en émettant des sons spécifiques à chaque danger : léopard, serpent... Après le son « léopard », ils grimpent dans les arbres ; après l’alerte « serpent », ils s’immobilisent sur deux pattes.

Mais pour mieux comprendre comment ces animaux originaires d’Afrique de l’Ouest communiquent entre eux, des chercheurs allemands ont testé la réaction de 80 singes verts du Sénégal confrontés à l’apparition d’un drone dans le ciel, une forme de danger potentiel qui leur était jusque-là inconnue. Résultat : les singes se sont mis à pousser des cris bien différents de ceux émis quand ils aperçoivent des léopards ou des serpents.

Quand les chercheurs ont rediffusé ces nouveaux cris d’alerte par haut-parleur, les primates se sont mis à scruter le ciel ou à s’enfuir, suggérant qu’ils avaient immédiatement appris la signification de ce son.

« Une seule exposition à une nouvelle menace peut suffire », explique Julia Fischer, du Centre allemand des primates de Göttingen, un des auteurs de l’étude. Plus surprenant encore, ce nouveau signal est étonnamment similaire au bruit que font les singes vervets de l’est de l’Afrique quand ils aperçoivent des aigles, et leurs réactions sont les mêmes. Et ce, bien que les deux lignées (de l’est et de l’ouest) aient divergé il y a environ 3,5 millions d’années et que les singes verts ne soient jamais confrontés aux aigles.

La similarité des appels montrerait que le cri d’alerte est un réflexe physiologique enraciné dans l’histoire évolutive de ces singes, supposent les chercheurs. Un peu comme le nourrisson, né avec « un répertoire inné d’expressions pré-verbales comme les rires, les cris, les gémissements... », explique Kurt Hammerschmidt, du même Centre des primates, et coauteur de l’étude.

 

Il existe aussi des dialectes chez les cétacés, en raison de la répartition géographiques des animaux… Je rappelle aussi que les orques sont capables de parler une langue étrangère, le dauphin, de faire de la musique avec des humains, de se communiquer collectivement des techniques de chasse adaptées à chaque type de proies, comme la saturation sonore afin d'étourdir les harengs, et les déguster ensuite quand ils sont groggy, ou le silence total pour s'approcher de lions de mer à l'ouïe extrêmement fine.

 

Le propre du symbole, à l'inverse du signe, est d'être mobile d'un sujet à l'autre, d'un groupe à l'autre, et parfois, on l'a vu, d'une espèce à l'autre.

Alors que le signe est fixé, dévolu à un rapport fixe entre un sujet et un objet, souvent instinctuel, le symbole va lui circuler entre les sujets selon les circonstances. C'est ainsi que le loup qui arbore la queue basse en signe de soumission au chef de meute va la redresser s'il prend la suite du dominant disparu. Ce signe est en fait le symbole d'une fonction sociale mobile, autonome vis à vis du sujet qui le porte. Le passage du signe au symbole est, on le voit, progressif.

 

Ces productions symboliques vont se compliquer au fur et à mesure de l'évolution, une hiérarchie des espèces pouvant là s'établir au cas où on voudrait encore mettre l'homme au sommet… Elles vont acquérir un nouveau degré d'autonomie vis-à-vis des sphères instinctives et de pensée interne, inaugurant une complexité d'autant plus hétérologue qu'on monte dans la hiérarchie animale. On l'a vu dans le chapitre consacré à l'anatomie du plaisir chez l'homme. 

C'est à l'évidence en raison de ce statut d'extériorité du symbole que les communications intra espèce voire entre espèce, comme on l'a vu, sont possibles et se complexifient de plus en plus.  

Ce domaine autonome que forme alors l'ensemble des symboles est à la fois lié au sujet et délié de lui. 

 

 

Symboles et culture

 

Les symboles organisent le domaine culturel, ainsi que le définit Lévi-Strauss : toute culture peut être considérée comme un ensemble de systèmes symboliques au premier rang desquels se placent le langage, les règles matrimoniales, les rapports économiques, l'art, la science, la religion. Tous ces systèmes visent à exprimer certains aspects de la réalité physique et de la réalité sociale, et plus encore, les relations que ces deux types de réalité entretiennent entre eux et que les systèmes symboliques eux-mêmes entretiennent les uns avec les autres.

 

Cette définition peut donc s'étendre dans un sens très large au monde animal, évolution particulière du vivant que la sélection naturelle a permis, sans doute en raison de sa rapidité adaptative, supérieure à celle du simple patrimoine génétique gérant l'instinct. Imaginons le temps qu'il aurait fallu aux singes pour se méfier des drones si seules des mutations génétiques étaient aux manettes ! 

 

Cette extension du domaine de la culture au monde vivant est actuellement en train même de s'officialiser.

 

L’existence des cultures animales est officiellement reconnue

L'événement eut lieu à la 11e conférence de la Convention sur la conservation des espèces migratrices appartenant à la faune sauvage. La 23e résolution reconnaît "qu'un certain nombre d'espèces mammifères socialement complexes montrent qu'elles ont une culture non humaine".

 

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    Pierre Sigler
    Documentaliste, rédacteur aux Cahiers antispécistes 
  • ANIMAUX - L'événement eut lieu à la 11e conférence de la Convention sur la conservation des espèces migratrices appartenant à la faune sauvage, un traité international, conclu sous l'égide de l'ONU, auquel la France a adhéré en 1990.

    La 23e résolution reconnaît "qu'un certain nombre d'espèces mammifères socialement complexes, telles que plusieurs espèces de cétacés, de grands singes et d'éléphants, montrent qu'elles ont une culture non humaine (ci-après "culture")" et en tire pour conséquence qu'outre les écosystèmes, les individus ou la diversité génétique, il faut préserver les cultures animales, en favorisant leur transmission (d'une génération à l'autre), en évitant autant que faire se peut les perturbations anthropiques et en encourageant la recherche sur ces cultures.

    L'existence des cultures non humaines est connue depuis longtemps, mais la nouveauté est qu'elles sont reconnues officiellement, et, ce détail a son importance, par l'appellation "culture non humaine" et non par des termes atténués tels que "proto-culture" ou "pré-culture.

     

     

    La culture : plaisir singuliers et collectifs.

     

    Ainsi, du signal au signe, puis du signe au symbole, un chemin se trace-t-il, le long duquel les résonances de plaisir, fondamentalement néguentropiques, c'est à dire constructives on l'a vu, ne se font plus simplement entre un organisme et l'extérieur, avec le signal, entre organismes entre eux, comme avec le signe, par exemple les parades amoureuses, mais aussi entre les êtres et un domaine culturel qui s'est autonomisé avec le passage au symbole. Par exemple cette expérience vécue par un plongeur, qui nage parmi les orques, lesquelles tournent autour amicalement. Il faut dire qu'ils avaient fait de la musique ensemble, comme je l'ai raconté dans un chapitre précédent. Soudain, une jeune orque fonce vers le plongeur, mais est stoppée net par des sons émis par les autres cétacés ! Le domaine culturel de ces animaux capte ainsi tout le pulsionnel de la jeune écervelée…

    Dès lors, la société devient un partenaire fort exigeant pour l'individu. Tout de lui ne peut se développer sans entrer en contradiction avec telle ou telle fonction de l'organisation sociale. Par exemple la possession des femelles est fort réglementée dans la plupart des sociétés animales, y compris la nôtre, comme on sait. Il est clair que, dans le monde animal, celui qui ne sacrifie pas la toute puissance de sa pulsion sexuelle risque tout simplement mort ou exclusion.

    Revenir à notre sujet principal, le plaisir, à ce moment, est fort important : en effet, ce qui ne pourra jamais se sacrifier est précisément ce plaisir lui-même, pour autant qu'il est cette résonance avec l'extérieur qui maintient le sujet en vie dans la profondeur de son être.

    Dans l'exemple du loup, si le sacrifice sexuel ne lui apportait pas l'appui de la meute dans bien d'autres domaines vitaux pour lui, alimentaires, protection, le loup dominé se révolterait.

    Le sacrifice partiel de quelque chose de lui-même lui apporte ainsi un plus grand plaisir que s'il était seul à gérer ses besoins.

    Il en est ainsi, comme nous l'avons vu plus haut, à propos de la théorie des stades freudiens. Les enfants n'abandonnent pas un plaisir particulier sans s'inscrire dans un plaisir plus grand.

    C'est ainsi que l'impôt, la loi, les règlementations diverses qui organisent notre vie sociale, les devoirs, tous du côté du sacrifice, ne tiennent que pour autant que chaque individu trouve un plaisir plus grand que ces inconvénients dans le champ social. L'oubli dans le jeu politique de cette nécessité de plus de plaisir social pour que les sujets adhèrent aux devoirs de leur culture est à l'origine de beaucoup des dérives actuelles.

     

    D'une façon générale, dans ce passage du signe au symbole, dans la mesure où ce dernier est toujours un contrat social, il implique des droits et des devoirs.

    Le sacrifice (l'abandon de la toute puissance dans notre exemple), mais aussi le don (la protection dans ce même cas) font ainsi partie de l'ébauche des fonctionnements symboliques de certains animaux. C'est ainsi que tel oiseau, le jardinier satiné d'Australie, va offrir à sa femelle un nid extraordinaire, avec tunnel et effets de perspective, don tellement évident en tant que tel que la femelle, une fois fécondée, ira faire son nid ailleurs !

    Don et sacrifice ne valent donc, dans le monde animal et humain, que pour autant qu'ils permettent, par le jeu social ainsi autorisé, un plaisir plus grand, donc des résonances entre sujets et collectifs qui permettent la construction sociale et individuelle. Si les deux plans s'y retrouvent, cela fonctionne vers un gain entropique, organisationnel pour chacun des deux pôles. Georg Simmel est le sociologue qui a théorisé en sociologie la séparation trop radicale de ces deux plans dans nos sociétés modernes : « Tandis qu’au cours d’une période antérieure de développement, l’homme devait payer ses rares relations de dépendance par l’étroitesse des liens personnels, et souvent par le fait qu’un individu était irremplaçable, nous trouvons maintenant une compensation à la multiplicité des relations de dépendance dans l’indifférence que nous pouvons manifester aux personnes avec qui nous sommes en rapport, et par la liberté où nous sommes de les remplacer.»

     

    Au fond, le niveau d'exigence organisationnel a balayé le plaisir de l'individu, qui ne se retrouve plus de ce point de vue dans le social. Simmel pose que le virage historique qui est au départ de ce problème est la monétarisation : la monnaie rend anonyme des échanges qui auparavant étaient de troc, avec la reconnaissance des interlocuteurs.

    Cette règle thermodynamique liée à l'hypothèse d'England va se poursuivre tout au long de la chaîne que nous explorons ici, jusqu'au signifiant que nous verrons plus tard. Plus le représentant symbolique s'éloigne de l'organisme qui y est lié, plus le plaisir devra être grand pour que l'équilibre de l'être s'y retrouve malgré cette distance. Nous verrons les paradoxes que cela implique pour le domaine des signifiants. L'exemple type est celui d'Achille, préférant une vie violente et courte, mais avec une inscription signifiante du plaisir de la gloire, à une vie tranquille, mais anonyme, dans le choix que lui donnent les dieux. Le plaisir est là pour Achille la meilleure dissipation de l'énergie, de sa gloire, dans le domaine de la culture.

     

    Ces équilibres du plaisir rendent compte également de l'importance de la fête dans les sociétés humaines. On peut faire l'hypothèse que si la fête proprement dite n'existe que chez l'homme, c'est qu'il n'y a que chez lui que l'univers culturel est si éloigné de l'instinctuel. C'est probablement cette dissociation, aggravée par la neutralisation des rapports sociaux par la monnaie, au contraire de l'incarnation individuelle antérieure des rapports de troc, comme l'a repéré Simmel, qui a rituellement besoin de se réparer par les plaisirs festifs, une société sans fêtes devenant vite impossible à vivre sans graves symptômes individuels et sociaux. Lorsqu'on parle de ces zones urbaines sinistrées, de ces entreprises pathogènes, il est facile de voir que ce sont des lieux sociaux qui fonctionnent sans les moindres fêtes, sans les moindres plaisirs collectifs, hormis actuellement celui d'allumer des feux de joie avec les voitures de police et de pompiers…

    De la même façon, le signe clinique le plus fidèle, le plus constant d'une pathologie familiale sévère est l'absence de rire, de jeux, de fêtes dans ce groupe humain. Enfin, dans cette même série, la persistance du symptôme en psychanalyse est toujours liée au fait que le plaisir imaginaire de ce dernier demeure supérieur au plaisir de vie sociale réelle du patient. La diffusion optimale de l'énergie psychique chère à England, exclusivement située dans la répétition de l'imaginaire, se heurte au flux de la vie réelle, dans une souffrance psychique dès lors sans solution sans un remaniement de cette structure.