L.D : c'est me semble-t-il ce que je dis dans mon bouquin, à savoir qu'il faut un cadre, et aussi savoir le détruire…

 

Mais l'imprédictibilité est aussi la structure la plus adaptée à l'évolution par son inventivité même, d'où la pertinence évolutive du signifiant, qui dérange souvent l'être et en même temps lui permet de s'adapter, souvent par hasard, aux changements. Dans le déséquilibre chaotique, un équilibre est toujours possible, une résonance d'oscillation peut se produire, et c'est ce que j'appelle ici plaisir. 

 

A l'équilibre du corps s'ajoute ainsi celui de l'univers signifiant, articulation au sein de laquelle harmonies et dysharmonies se succèdent. 

Quand ces dernières sont trop fortes, le forçage d'un des deux plans devient la seule solution pour conjurer le chaos insupportable, avec les effets délétères que l'on imagine sur soi ou sur l'autre, c'est à dire soit sur l'être, qui ne fonctionne plus que de lui-même dans la psychopathie ou le délire par exemple, soit sur le monde signifiant, qui devient hyper rigide. 

 

Ce qu'on appelle le désir de quelqu'un est ainsi l'effort de faire coïncider le plus possible son corps et ses affects avec l'univers signifiant, dans la nostalgie de la chose… On voit que le plaisir y est un excellent guide, pour autant qu’on l’identifie à une résonance harmonique entre ces plans

Et que dire de l'amour entre deux sujets, qui est sans doute le jeu du double pendule chaotique le plus répandu, comme chacun sait ! On se lance gaiement ensemble, à deux, mais la suite est peut-être un brin aléatoire… C'est à dire que le pire n'est pas toujours certain non plus !

 

L.D. : si je suis ton raisonnement, il ne pourrait exister de schizophrène, puisqu'il existe toujours un frottement. La désorganisation schizophrénique n'est donc pas possible.

 

Michel Levy : en fait, je n'ai jamais rencontré de schizophrène qui soit complètement désorganisé, effectivement !

 

C'est bien la raison pour laquelle la question de la demande de psychanalyse ou de psychothérapie, (indépendamment de la façon dont Lacan l'a traitée dans son travail sur l'espace entre la demande et le désir, à travers la question de l'objet (a)), s'il s’agit de vouloir inscrire quelqu'un dans un désir externe, donc étranger à son désir profond, ce qui presque toujours le cas au début, cela a de fortes chances d'arriver à ce résultat désordonné des deux pendules liés.

Au contraire, quand le chemin vers un univers signifiant devient relié au désir profond, c'est  à dire corporel de quelqu'un, grâce à ce qu'on appelle les entretiens préliminaires, cette connaissance signifiante vient s'inscrire dans le mouvement central dominant de l'être. L'aléatoire complet du double pendule s'éloigne, l'articulation aux signifiants se resserre, sans cependant se figer, espérons-le.

 

Lorsque l'évolution du monde amène à des changements dans l'univers signifiant du sujet, selon qu'ils sont vraiment acceptés ou non par lui, cela va aboutir à des changements de structures ordonnés et pérennes, ou à des désordres impliquant le travail du chaos. Le double pendule donne ici une vision possible de la névrose traumatique, qui ne serait rien d'autre que cette désynchronisation profonde entre le désir du sujet et les signifiants qui s'offrent brutalement à lui.

 

 

 

Signifiant aléatoire et changement

 

Ainsi, l'autonomie relative du signifiant vis à vis du corps autorise sans trop de danger une combinatoire nouvelle. Ce travail du chaos soumis à la pression du flux du réel va permettre que se présentent d'autres organisations signifiantes et corporelles, va générer du nouveau. 

 

Prenons un exemple en sociologie politique :

Il suffit que plusieurs personnes résonnent tout à coup dysharmonieusement à une politique nouvelle, comme par exemple le mouvement récent des gilets jaunes, pour que des changements profonds se manifestent, et qu'une nouvelle structure prenne peu à peu sa place. A l'échelle sociale, l'harmonie entre l'ordre social proposé et les corps des sujets de cette société va induire soit un accord si elle est suffisante, donc entraînant un état stable de cette société, soit un désaccord, et donc un moment anarchique, chaotique, qui va générer de nouveaux modes sociaux. La relative autonomie entre l'univers signifiant et les corps qui y sont relié, contrairement à l'instinct, permet donc ces oscillations entre harmonie et dysharmonie. De ce point de vue, les révoltes et révolutions seraient des intermédiaires entre deux états stables des sociétés, rendus nécessaires par les évolutions inévitables du monde, qui ne sont plus gérées par l'état symbolique et politique antérieur de ces sociétés.

Le parallèle est évidemment tentant avec les symptômes psychiques, qui seraient ainsi des petites révolutions de l'appareil psychique, durant lesquelles certaines évolutions chaotiques seraient alors nécessaires aux changements de structure. En témoigne la confusion assez régulière qui saisit les patients au décours d'une interprétation importante, faite par eux ou l'analyste et précède alors une réorganisation significative de leur appareil psychique.

C'est alors le plaisir d'être soi et avec les autres qui sélectionne les nouvelles structures sociales ou psychiques, qui fait son travail néguentropique de réorganisation. La thermodynamique, et c'est tout son intérêt, nous apprend que cette dynamique du plaisir est spontanée, et non forcée, décidée, normalisée, imposée par une structure de savoir  extérieure, médicale, comportementale, neuro-scientifique voire psychanalytique quand la psychanalyse est employée ainsi, ce qui est hélas trop fréquent… La restructuration doit être interne au sujet pour que cela fonctionne vraiment avec son énergie psychique.

 

Pierre Burguion : cela éclaire, comme si c'était évident, et libère du côté de la clinique, car là c'est vraiment le patient qui se réorganise. Cela dégage de toute pulsion, encombrement, désir du côté du thérapeute. Plus on est tranquille du côté de la clinique dans ce partage, mieux cela se réorganise spontanément pour chacun. On voit à quel point le vouloir du côté du thérapeute est un frein énorme à la thérapie.

Cela me fait penser à un patient qui est un double pendule qui tourne à fond en permanence ! Que faire ? Il essaye de trouver une façon de calmer cela en plus…

 

Michel Levy : c'est toujours la question, là, dans ces cas, du plus de plaisir à trouver un deuxième battant, qui resserre un peu l'articulation, pour que ce soit moins chaotique. On peut alors désirer de se réorganiser avec une petite aliénation altruiste, avec ce poids supplémentaire du second battant. Pour que cela marche, il y faut un plus de plaisir. La qualité et le plaisir de la relation avec le patient est alors le point central de ces transferts thérapeutiques. Quand on constate plus de plaisir à être avec l'autre que tout seul, on resserre un peu l'articulation du double pendule, on ne fonctionne plus tout seul avec un chaos exagéré. La dynamique du désir ne peut s'ouvrir qu'à passer par cette étape préalable du plaisir de l'autre. C'est l'objet même de ce travail de le montrer.

 

Pierre Burguion : j'ai été gêné par une phrase que j'ai entendu d'un analyste influent "Soit on est dans le plaisir, soit on est dans le travail". Cette dichotomie devient en fait difficile à vivre.

 

Michel Levy : cela ne marche pas cliniquement. Après, ça vient d'une vieille tradition judéo-chrétienne sur le danger du plaisir, alors qu'on en voit hélas les errances chez beaucoup de représentants de ces religions. Dans le trait pervers, c'est bien en raison du fait qu'il n'y a pas de plaisir dans la relation subjective dans l'enfance que cela se rabat sur des objets partiels, comme on dit en psychanalyse. C'est pour réhabiliter ce plaisir en psychanalyse que j'ai proposé tout le présent travail. Dans beaucoup d'écrits, Freud oppose plaisir et réalité, même s'il ne le fait pas toujours. Et sa théorie de la sublimation oublie le corps en tant que tel, ce qui n'est pas rien comme erreur. Quant à Lacan, rien de positif n'est élaboré sur le plaisir, à ma connaissance. J'ai voulu compléter la vision de la psychanalyse sur ce sujet, et il me semble qu'elle en avait bien besoin.

 

Nathalie Peyrouzet : je trouve que ta proposition autour du signifiant et du double pendule complexifie tellement les choses dans les échanges avec les patients qu'il ne peut plus s'agir de direction de la cure. On pourrait même supposer que ça libère de cela ! Avoir conscience de cette complexité permet d’accéder à une plus grande clarté . L'absence de maîtrise possible laisse libre l'équilibre dynamique de chacun à chacun.

 

L.D. : cela me fait penser à une fête organisée dans un labo. Dans cette circonstance, chacun évoluait librement avec les signifiants de son choix et de son humeur, sans que tout le monde ne soit soumis aux pensées rigides d'un seul. Le point d'orgue de cette fête fut un boeuf, où chacun y allait de ses inventions musicales, sur un rythme de fond…