Le signifiant : information, énergie et identité.

 

D'abord la question de l'information qu'il véhicule. Contrairement à ce qu'on pense généralement, il n'existe pas actuellement de théorie à proprement parler de l'information : L'une des caractéristiques fondamentales de cette théorie est l'exclusion de la sémantique. La théorie de l'information est indifférente à la signification des messages. Le sens d'un message peut pourtant être considéré comme essentiel dans la caractérisation de l'information. Mais le point de vue de la théorie de l'information se limite à celui d'un messager dont la fonction est de transférer un objet

Celle dite de Shannon, qui travaillait pour le téléphoniste Bell, même s'il n'ignorait pas le lien entre information et néguentropie, est en réalité surtout une théorie mathématique de compression de donnée, certes fort utile, mais ne servant que pour la mise en tuyau de l'information. Cela a permis en particulier le mp3.

Mais la théorie de l'information au sens de la relation entre sémantique et thermodynamique n'existe pas pour le moment, et pour cause, car elle n'est envisageable que si l'on suppose un méta monde, un méta réel. Il s'agit à proprement parler d'une méta physique, donc déliée de l’énergie du monde, mais qui n'aurait rien de philosophique. Le signifiant étant un représentant des choses, même si cette chose est un sujet, n'ayant plus ni poids ni masse, il est débarrassé de l'énergie du monde réel, il est dans une autre dimension, un méta monde.

Prenons un exemple pour le moins frappant : lorsque le président Truman donne à ses pilotes l'information de l'ordre de l'attaque nucléaire sur Hiroshima, il y a peu de rapport entre l'énergie extraordinairement faible des idées qui s'enchaînent dans son cerveau, la phrase prononcée, et celle qui va se déclencher quelques heures plus tard, hélas monstrueusement forte.

La théorie de l’information, n’étant pas essentiellement énergétique, elle ne peut, donc, répondre complètement des lois de la thermodynamique, dont c'est la base même. L'information, si elle représente le monde, est allégée de son poids et de son énergie…

 

Et si, précisément, c’était justement en raison du fait que ce pur univers de représentations était dégagé de tout poids énergétique qu’il parvenait, dans l'esprit humain et singulièrement, nous allons le voir plus loin, le rêve, à une telle liberté d’invention ? C’est alors précisément cela qui donnerait ce fabuleux avantage adaptatif à l'espèce humaine, peut-être seulement pour un temps, on l'a vu…

Ainsi, la thermodynamique et son homogénéisation allant vers l'accroissement de l'entropie ne vaudrait que pour des systèmes fermés, dont d'ailleurs l'univers vu dans sa globalité. Elle ne serait pas complètement compatible avec les systèmes d'échange signifiants et d'informations ouverts pour les êtres qui en disposent. 

 

Autrement dit, voici une donnée précieuse pour notre champ précis de réflexion : l'humain, et d'autres animaux, qui sont au cœur d’un échange d'informations, d'un système signifiant, échapperaient partiellement aux lois physiques classiques de la thermodynamique. Exit donc la pulsion de mort si on la relie à l'entropie, qui n'est donc peut-être plus de mise dans un système d'information ouvert, sans masse, à énergie négligeable.

Il ne serait donc pas certain, pour le domaine signifiant, que l'oscillation entre l'organisation et ses produits délétères de diffusion  que nous décrivions plus haut s'applique, si on s'affranchit de l'énergie elle-même et de sa fatalité entropique. L'univers signifiant ferait exception à certains principes thermodynamiques, s'il en suit d'autres.

 

 

Le deuxième point est le rapport du signifiant à l'identité.

 

Il convient d'entrer dans cette problématique par la définition à laquelle, après Saussure et Lacan, je suis parvenu.

Le signifiant est ce qui représente le sujet pour les autres signifiants, et l'identifie pour lui-même et les autres. C'est donc un symbole visuel et sonore particulier, à fonction représentative et identitaire pour une sujet.

 

Deux points sont alors à souligner d'emblée : 

 

D'une part la dissociation saussurienne est là poussée à son comble, puisque dans le couple signifiant signifié, le premier prend carrément son autonomie, pour évoluer pour son propre compte. Comme dans le conte de Frankenstein, ou Pinocchio, la création devient créature. Le signifiant, s'il prend son départ du corps, s'en libère ensuite pour évoluer dans l'univers des signifiants, les uns se situant par rapport aux autres. Par exemple, si je suis dénommé, à partir de mon corps naissant, dans la sphère parentale, cette dénomination va vite s'inscrire dans les structures signifiantes de la société à laquelle j'appartiens, autant et parfois plus que relié à mon propre corps et ses désirs. C'est ainsi que le fils ainé d'une lignée royale, par exemple, va avoir très peu de degrés de liberté en raison de ce qu'il représente dans la société à laquelle il appartient. Mais tel est plus ou moins le cas de chacune et chacun d'entre nous, dans ce qu'il représente pour les siens.

Pour le signifiant, la dissociation d'avec le corps est donc maximale, bien plus importante que pour le signe et le symbole, bien qu'elle soit déjà là présente, nous l'avons vu. Dans l'exemple d'Achille, on a vu que le choix de certains signifiants implique la mort même sont privilégiés par lui. Il faut bien que le plaisir, ici de transmission culturelle, y soit maximum…

 

D'autre part, si on souligne la fonction identitaire du signifiant, c'est qu'il ne représente pas seulement un sujet pour un autre signifiant, comme le posait Lacan copiant opportunément Lévi-Straus à propos des mythes. Il participe aussi à la complexe notion d'identité, comme le nom et le prénom, mais pas seulement. Tous les signifiants qui signalent ma singularité, mon métier, mes goûts, mes amis, etc.. forment une batterie foisonnante et pour une part mobile qui m'identifie tout autant.

L'ensemble de ces signifiants forme donc un récit singulier, qui est celui de chacun, et façonne son identité. Il n'y a pas que le style qui fait l'homme, comme disait Lacan après Buffon, mais aussi les mots qui sont les siens.

 

Et c'est précisément à cet endroit que les choses se compliquent énormément pour l'être humain : c'est en effet l'élément sémiologique le plus dissocié du corps propre, le plus autonome, dénommé par les autres, l'univers signifiant, qui va le représenter le plus intimement.

Tout signifiant peut ainsi être un cheval de Troie, qui représente tout autant son propre désir que celui de l'autre ou de sa culture. Cet objet était en effet à la fois le plus grand désir des troyens, qui voulaient s'approprier ses effets magiques, et celui des grecs, qui désiraient le voir dans l'enceinte de la ville. Ce cheval de bois était porteur de ces deux significations, internes et externes pour chacune des parties, comme tout signifiant. Ses effets vont donc être largement imprévisibles pour les deux bords, comme la suite de l'Iliade le montrera…

Par extension, la question de savoir si on est aimé ou non devient alors la caractéristique de l’humain. Elle montre la prise qui s’opère dans le signifiant, la dépendance du plus intime de soi au plus extérieur de l’être. L’humain, contrairement à la plupart des animaux (il faut peut-être en exclure les cétacés) ne s’appartient plus totalement, en particulier dans l'amour…

 

Le signifiant est donc, au final, un élément identitaire indépendant de l'énergie vitale du corps, même s'il y est intimement lié. On comprend mieux que la santé psychique soit si fragile chez l'humain avec une telle définition !

 

 

 

 

 

 

Conséquences de l'articulation signifiante.

 

Ces deux aspects, d'exception thermodynamique et identitaire sont en fait des processus potentiellement rétroactifs. L'émergence signifiante à partir du symbole inaugure la recherche du sens, du désir humain, en ce qu'il est perdu en tant que processus primaire, perte qui est le moteur principal de cette rétroaction. La recherche du fondement de la vie, du sens de l'existence, du temps perdu, vient qu'il est irrémédiablement perdu, secondarisé, dans le fait même de la dissociation signifiante, laquelle, de plus, en tant qu'information, ne pèse rien en énergie réelle. Le travail de Lacan sur " la chose" est une élaboration débutante de ce phénomène, dans son séminaire sur "L'éthique en psychanalyse", à partir du concept de Heidegger sur das Ding, la chose en soi, c'est à dire non signifiée en fait. C'est ce qui est éclaté, fendu par le signifiant. Voici une spécificité probable du désir humain.

Ce module dénué d'énergie et extérieur au corps qu'est le signifiant est donc aussi celui qui va avoir le plus d'influence sur l'être humain, puisque, s'il l'identifie et le représente pour les autres et la société, il l'éloigne aussi du centre de lui-même, il crée l'ombre de cette "chose" disparue dès lors. La nostalgie de l'unité, de la pleine conscience, le mythe de la pureté, voire du bonheur total, du paradis s'originent sans doute de là, comme on l'a vu plus haut à propos du mysticisme.

 

 

signifiant et la métaphore du double pendule

 

En réalité, la métaphore la plus pertinente de cette alliance entre le corps et le signifiant chez l'humain est certainement la curieuse physique du double pendule. Un simple pendule est un objet qu'on peut dire mathématique, c'est à dire prévisible et analysable. Il suffit de savoir la hauteur d'où on le lâche, la résistance du roulement et de l'air, et on peut déduire sa position dans le temps avec une équation un brin complexe, mais qui marche…  Par contre, ajouter à ce pendule, à son extrémité, un autre pendule, et voilà notre objet prévisible qui devient chaotique. C’est une bonne métaphore de l’effet du signifiant sur le corps, ou encore de l’ajout d’un signifiant à un autre.

Autant il est possible que cet ajout du signifiant se coordonne au corps, ici le pendule, par moments, dans les cas heureux, autant il arrive inévitablement que le résultat soit fort chaotique, et inaugure alors des troubles psychiques. Impossible de contrôler les conditions initiales du signifiant qui s'applique sur nous, pas plus que pour le double pendule, sensible à la moindre de ces variations au point qu'il en est imprévisible.

 

Pierre Burguion : comment en arrives-tu à cet idée du signifiant qui fonctionnerait comme un double pendule ?

 

Michel Levy : imaginons que je me promène dans la rue, et que je croise un copain. Je lui dis "super ce beau temps…", tout content ! S'il a perdu un être cher peu avant un jour où il faisait beau, l'effet sur lui de ma remarque joyeuse va être tout à fait imprévu pour moi…  On ne maîtrise jamais les conditions initiales des signifiants que nous employons pour l'autre.

 

Dans notre métaphore, imaginons un système qui solidarise plus ou moins le second pendule au premier, en réglant par exemple le frottement de l'articulation entre les deux. S'il est bloqué, on en revient au principe du pendule unique, s'il est complètement lâche, le chaos devient maximum.

Notons que cet exemple est très proche du problème des trois corps de Poincaré, et est lié à l'extrême sensibilité du système aux infimes variations des conditions initiales.

Par exemple, si dans la première enfance les injonctions parentales et adultes sont suffisamment reliées à la dynamique de l’enfant, alors le pendule se complique, mais reste dans une oscillation fondamentalement liée au sujet, et une intégration suffisamment harmonieuse se produit, encore que là aussi de nombreuses dysharmonies soient inévitables, imprévisibles, et ramènent souvent à la dynamique chaotique, toutes celles et ceux qui ont des enfants peuvent en témoigner !

Si au contraire, l’ajout signifiant parental est par trop délié du désir de l’enfant, alors c’est plutôt le modèle du double pendule  complètement chaotique qui risque de s’imposer trop souvent et massivement, chaque mouvement influençant l’autre dans le désordre.

Notons cependant que trop d’ordre peut donner une structure au final de nature paranoïaque, un qui pense pour deux, ou pour tout le monde, trop rigide, mais cependant prévisible alors que trop de désordre, au contraire, va aller vers une déstructuration exagérée, mais du coup parfois extrêmement inventive, imprévisible…

 

Il faut certainement les deux pôles de cette oscillation, l’ordre pour être, le désordre pour s’adapter... C’est même, de ce fait, sans doute une force.

Le pendule à deux battants est donc un bon exemple de l'aléatoire d'un signifiant qui s'applique à un corps, comme  dans l'interprétation par exemple.