J.D. Nasio
 
 
 
Son travail est très superposable, dans ce qu’il témoigne de sa pratique, à celui de Françoise Dolto. Il suffit par ailleurs d’entendre les émissions de radio qu’il fait actuellement pour comprendre qu’il semble partager aussi avec elle le même obstacle à propos du statut de l’interprétation, trop “véridique”.
Mais, restant plus proche de la clinique et de l’observation, il critique par ailleurs fort opportunément l’aspect trop rigide et radical de la forclusion lacanienne, pour en faire un élément contextuel. Ceci va nous introduire à la conclusion de ce long travail[1].
 
Mais ce que nous voulons surtout marquer ici est que toute hétérogène qu’elle soit, la réalité produite par forclusion demeure compatible avec le reste des autres réalités. Différente des autres donc mais pas incompatible avec elles. Ainsi quand nous quali?ons la forclusion de locale, nous cherchons à préserver ce fait : le mécanisme du trouble se situe exclusivement sur le plan local d'une réalité très précise. 
 
Cet auteur propose nettement une explication contextuelle au mécanisme psychotique, ouvrant implicitement l’idée qu’un changement, par exemple un transfert thérapeutique, pourrait ouvrir à un remaniement possible.
 
Rien n'empêche qu’aussitôt après le surgissement d’une hallucination, s’installe un symptôme névrotique, et inversement. C’est précisément ce que Freud en dit : « les trois formes de défense, et par conséquent les trois formes de maladies auxquelles conduit cette défense,  peuvent être réunies chez une même personne. il n’est pas rare qu’une psychose de défense vienne épisodiquement interrompre le cours d’une névrose... ».
Il est étonnant que cette constatation clinique, somme toute assez banale, signalée fréquemment par Freud et corroborée sans cesse dans notre pratique, n'ait pas encore réussi à déraciner définitivement l'erreur de généraliser indûment la circonstance d'un épisode psychotique à l'ensemble des réalités du sujet.
Un patient hallucine ou délire et, irrémédiablement, sans discrimination, il est catalogué de psychotique ; comme s’il s'agissait d’un tic mental du psychanalyste déterminé par cette importance immense accordée au fait de la psychose. Importance aveuglante qui ne nous laisse pas nuancer et penser à une compatibilité événementielle, chez une même personne, de réalités mixtes, produites par refoulement et produites par forclusion. Malgré certains textes freudiens et lacaniens allant dans ce sens, nous n'avons pas une théorie de la localité des troubles et de la pluralité des réalités qui ait « mordu » dans notre communauté psychanalytique. Ce n'est pas qu'elle soit absente, la preuve étant que nous essayons ici de la relancer ; mais une telle théorie de la localité n’a pas franchi le seuil qui transforme un concept théorique en ce que j'appellerais un automatisme conceptuel fécond. Et elle ne le pourra pas tant qu'un autre automatisme conceptuel, infécond cette fois, prévaudra parmi les psychanalystes, celui d'appréhender la castration comme unique et de préjuger, en conséquence, que son expulsion déterminerait la dislocation, non pas d'une réalité, j'insiste, mais de toutes les réalités du sujet.
 
 
 
* ll ne suffit pas d'une bonne théorie pour penser et s’affronter au fait de la psychose, encore faut-il qu’elIe soit habitée par le psychanalyste et prenne forme d'un automatisme conceptuel fécond, c'est-à-dire qu’elle arrive à se condenser en une certitude qui oblige à élaborer une nouvelle fois et à écrire. L’automatisme infécond est en revanche cette autre certitude qui contente le psychanalyste et se contente de rester certitude, comme si l'instant de voir se satisfaisait de voir sans appeler sa suite finale, le moment de conclure.
 
Mais la butée dont nous parlions pour l’auteur précédent sur l’interprétation « vérité » est là aussi nette, et peut-être explique le constat d’échec suivant[2] :
 
Les troubles psychotiques sont provoqués non seulement par des conflits familiaux, mais aussi par des altérations physiologiques ou génétique quasiment irréversibles. On parle aussi de psychose. Quelque chose est « cassé », le traitement est beaucoup plus difficile. C’est dramatique pour l’enfant, la famille et le thérapeute.
 
Il arrive souvent que les thérapeutes théorisent ainsi leurs échecs[3], ainsi de Freud avec la pulsion de mort, Lacan avec l’aspect définitivement structural de la forclusion, et ici Nasio reprenant les hypothèses biologiques et génétiques dont nous avons vu la fragilité dans un chapitre précédent.
Entendons-nous bien ! Il ne s’agit absolument pas de critiquer globalement ces auteurs eux-mêmes, qui ont beaucoup avancé et ont le courage d’ouvrir leur travail, mais de tenter de repérer quelques pas qui n’ont pas encore été aperçus, et ainsi de permettre à la réflexion et à la pratique d’avancer. Un travail de recherche est une exploration et une tentative de déplacement de frontière...
 
En tous cas, Dolto autant que Nasio à un moment de son œuvre, aperçoivent que le trait psychotique est contextuel. Il semble, tout le chemin de ce séminaire le montre, que la rencontre de la « vérité », dans ces espaces interlocutifs, joue un grand rôle de blocage, d’arrêt de la construction subjective, pouvant parfois aboutir à la constitution d’un trait psychotique. Il faut bien sûr que cela dure longtemps et soit généralisé pour que cela se produise.
C’est, me semble-t-il, une explication plus éclairante pour la clinique et le traitement qu’en faisant appel aux thèmes lacaniens de forclusion du nom du père, impliquant que le symbolique ne noue plus l’imaginaire, ni du coup le réel. Même si on tente, comme Nasio, de localiser ce processus à un moment, un trait du sujet, préservant ainsi une complexité réelle de la personne source d’optimisme, cela ne rend compte que du résultat, non de la cause : effectivement l’appareil psychique éclate, ce qui est le constat de la forclusion, mais sans qu’on en repère la cause. C’est bien la rencontre d’une vérité indiscutable qui convoque le sujet à une place irrécusable qui fait exploser la nouure RSI, laquelle doit pouvoir rester souple et constamment dynamique et remaniable pour fonctionner durablement…
 
Cette observation paraît suffisamment solide pour l’étendre prudemment au statut de l’interprétation en psychanalyse. Il existe des interprétations justes, bien sûr, mais ce n’est pas la même chose qu’une interprétation vraie ! C’est comme en musique : ce qui est juste est ce qui s’accorde, est dans l’espace musical, et non une note en soi ! L’accord, entre musiciens, se trouve ensemble, dès que le morceau commence[4]… Ainsi en fut-il de Furtwängler, un des plus grands « chef » d’orchestre.
Et, souvent, l’attitude de Furtwängler trahissait ses doutes : « aidez-moi », semble-t-il dire à ses musiciens. Car si Furtwängler savait ce qu’il voulait, il ne méconnaissait nullement l’échange qui devait être la marque de toute bonne répétition et du concert lui-même. D’ailleurs il laissait beaucoup de liberté à ses musiciens, et Markevitch devait dire plus tard que seul Furtwängler lui avait donné cette impression de faire de la musique de chambre en dirigeant. Il en allait de même au concert, les musiciens savaient qu’ils devaient demeurer constamment aux aguets, apte à saisir les mouvements du rêve en marche.
 
Cette métaphore musicale n’est là que pour nous rappeler que l’utilité de l’interprétation est dans l’effet qu’elle produit, lequel peut tout à fait alors la mettre en question, afin que la recherche analytique s’oriente autrement. C’est ce qui est impossible lorsque l’analyste croit obstinément en son interprétation, qui fait alors vérité pour lui. Si cela a le même effet pour son patient, la réaction psychotique n’est alors pas impossible, produite alors, sur un terrain particulier, par le transfert thérapeutique lui-même ! 
Le nom du père, s’il triangule effectivement le miroir maternel, pourra lui aussi être pourvoyeur de trait psychotique s’il le fait en restant sourd et aveugle au style singulier de l’enfant, à son désir particulier. Le nom du père n’est pas une vérité psychanalytique en soi extérieure à lui-même dans la structure du sujet… Lui aussi a à être en dialogue
 
C’est ce que nous allons approfondir maintenant dans ce chapitre conclusif, à l’aide du travail de Francis Jacques en particulier.
    
 
 
 

 
 
[1] Les yeux de Laure, Payot, 2009.
 
[3] Il ne s’agit pas de poser ici que tout doit se guérir, bien sûr ! Mais l’évolution naturelle de ces traits sur le long terme, que nous avons rapportée dans un chapitre précédent, montre que tout peut effectivement se guérir ! Nous explorons simplement une voie thérapeutique supplémentaire à toutes celles déjà avancées pour expliquer ce cheminement souvent positif en fait au décours des innombrables rencontres de la vie…
[4] https://www.crescendo-magazine.be/furtwangler-un-mystere-de-la-musique/