C’est, répétons-le, cette dimension qui se réactualise aussi dans ces fêtes rituelles que nous évoquions plus haut, dans un recapitonnage régulier de l’appareil psychique, pour reprendre ce concept lacanien.

Cette première inscription de jouissance, non génitalisée, avec le père, l'autre de la mère, ce lien très fort où existe un plus de plaisir considérable, enclenche alors un investissement du monde paternel. Mais il doit aussi sans doute être répété régulièrement avec les représentants de l'autorité, de la loi qui gouvernent nos corps. Pour qu'un être social fonctionne, il faut que son plaisir résonne suffisamment avec le cœur de l'organisation de la société, comme nous l’avons vu à propos de la fête.

 

Le débat entre le narcissisme (structure spéculaire à dominance monoparentale) et l'inscription dans la transmission (dominance tierce, paternelle) est, là encore, de nature hétérologue. Les deux premiers principes de la thermodynamique sont présents, mais en position contradictoire. En effet, le narcissisme évoque une forme idéale d'homéostasie interne, dont l'état stable favoriserait un équilibre économe en énergie, là à son plus bas niveau[1], c'est le premier principe.

Le principe de plaisir[2], au contraire, en particulier dans la sexualité, luttant efficacement contre le désordre des nécessités adaptatives, propose une dépense énergétique néguentropique, en raison de la présence du deuxième principe entropique. Elle amène souvent à une débauche d'énergie en vue de sa satisfaction, au risque de la survie même de l'organisme. C’est alors un maximum de plaisir de transmission, au bénéfice de l'espèce, si c’est souvent au détriment de l’individu.

 

C'est cet actif plaisir de résonance avec le monde social qui favorise le développement de nombreuses facultés physiques et mentales toutes du versant du désir. Il faut que le jeu en vaille la chandelle, sous forme d’un vrai plaisir de transmission, impossible en cas d’impasse œdipienne. On retrouve là la leçon mythologique du choix d’Achille, qui serait sans fondement sans le plaisir de la gloire, dont aurait voulu le protéger sa mère, mais auquel son père le poussa...

 

Nathalie Peyrouzet : Mais si on pense aux martyrs jihadistes de nos banlieues, ils sont dans les deux, dans le narcissisme et la transmission ?

Ces jeunes, qui ont souvent un trajet toxicomane, sont vraiment des produits de l'absence de fête. On leur demande de bosser, d'être efficaces, performants, mais avec très peu de retour du côté du plaisir de transmission ritualisé, organisé. Ils vivent dans un univers très anonyme, quand ils ne sont pas refusés en raison de leur origine pour tel travail ou logement. Leur contexte social est souvent fort difficile, peu valorisant pour eux, et peu festif, avec souvent des pères fragilisés et des mères dépassées par le huis clos avec leur enfant.

L’islamisme radical leur propose alors tout un tissu social, avec fêtes, rituels, reconnaissance, rigueur, voire la gloire à la façon d'Achille. C'est à dire qu'ils vont chercher là ce que nous ne sommes plus capables de leur proposer.

 

Nathalie Peyrouzet : renarcissisation et transmission alors.

Oui, sauf que cela tient, dans ce cas, aussi de la manipulation, par quelques gourous, du désarroi de ces populations en déshérence, au profit de causes pour le moins peu démocratiques, comme ce fut jadis le cas de l'Allemagne et de la Chine. On retrouve là la fonction du leurre !

L'harmonie n'est, on le voit, pas la seule règle qui organise l'échange sexuel, social et altruiste ! Lorsqu'on donne sa vie pour une cause, lorsqu'on sacrifie ainsi radicalement son narcissisme pour une transmission, apparaît alors clairement combien ces deux dimensions peuvent à la fois être complètement contradictoires et indispensables. Le conflit cornélien est fondamentalement basé sur cet aspect de l'hétérologie psychique.

De même, dans toutes les sociétés humaines, la loi sociale vient limiter l'investissement maternel. Autrement dit, partout, ce dernier est soumis à la loi du groupe, limité par elle, afin de garder précieusement l'inventivité des désirs singuliers des humains, loin du miroir fusionnel.

 

Ce découpage était clair avant la révolution féministe du 20° siècle. Il était validé par le fait que les femmes géraient l'intérieur de la maison, univers narcissique, et que les hommes faisaient le lien avec le social. C'est l'époque de Freud et cela situe ses inventions historiquement, à savoir avant la télévision et l’invention de la société du spectacle et du lien social virtuel !

Actuellement, le conflit difficile entre narcissisme et transmission se base aussi sur cette évolution de la structure de la famille : dans nos fonctionnements modernes, de très nombreux parents isolés sont à peu près totalement coupés du social réel (non virtuel), en huis clos avec leur enfant.

Il ne faut sans doute pas chercher plus loin la survalorisation narcissique et la dévalorisation de la transmission qui font le terreau de la toxicomanie. Lorsqu’on a besoin de son enfant pour vivre, parce qu’on est trop isolé, on ne peut l’élever, c'est-à-dire l’élever vers le social, le départ. Parents et enfants supportent moins la frustration narcissique qui ouvre à la transmission symbolique, chacun ayant beaucoup trop besoin de l'autre pour vraiment poser plaisamment et supporter les interdits indispensables aux plaisirs très sublimés du fonctionnement social.

On voit que la question de la toxicomanie, dans sa genèse même, est beaucoup plus une question d'inscription sociale, d’évolution des mœurs aussi, qu'une question médicale, comme nous l'avons déjà vu. La solution est certainement du versant d’une ouverture des parents à un lien social beaucoup plus ouvert, accueillant et vaste qu’il ne l’est actuellemnt, afin que les enfants circulent dès le départ dans le champ social. On comprend aussi que le racisme qui environne certaines communautés, les isolant, participe directement à la génèse des trajets toxicomanes et parfois violents et suicidaires, des enfants qui en sont issus.

 

La thèse centrale de ce travail s'éclaire alors fortement : les toxicomanes, si le plaisir familial, social, professionnel fait défaut, ainsi que le plaisir de transmission, ont alors raison de chercher à tout prix ce plaisir qui rassemble esprit et corps, comme on l'a vu tout au long de ce livre. C'est sans doute une manière d'éviter un éclatement psychique plus grave. Le prix à payer est lourd, mais peut-être moins que l'entrée dans un moment psychotique[3], par un surinvestissement spéculaire, fusionnel, où encore un suicide.

 

Pierre Burguion : Les enfants des toxicomanes passent parfois tellement de temps à surveiller leurs parents, à s'inquiéter pour eux que leurs capacités imaginaires, fantasmatiques se développent très peu. Cela fait des adultes assez éteints. De même pour les enfants de parents intoxiqués par leur portable, qui développent très fréquemment des comportements psychotiques. Bernard Siegler travaillait là-dessus.

On saisit l'impasse fondamentale dans laquelle on est si on suppose que c'est une "pathologie", ce qui dès lors ne permet pas de traiter le problème à sa juste mesure. Réapprenons au contraire le plaisir de vivre en famille, en entreprise, dans le social, en institution, le plaisir de transmettre, d'apprendre. C'est la retrouvaille de ce plaisir d'être ensemble qui résoudra ce problème, si on suit l'hypothèse ici développée, et non la médicalisation outrancière, qui ouvre à deux écueils : d'une part elle exonère le familial et le social, donc ne s'attaque pas à la vraie cause, et d'autre part fait porter à tort au toxicomane l'essentiel de l’origine de son trouble.

Cela n'enlève rien de la complexité de ce chemin, où se rencontrent les médecins, thérapeutes, analystes, psychologues, éducateurs et politiques au chevet des ces sujets qui nous parlent aussi de nous, de nos sociétés. Mais si tous ces soins ne sont pas contenus dans un plaisir d'être ensemble, parfois festif, cela ne fonctionne pas. C'est précisément ce que m'a appris le patient à l'origine de ce travail.

 

[1] C'est le principe de plaisir selon Freud, dont je ne reprends pas la définition dans ce travail.

[2] Qui est, je le rappelle, pour moi, une résonance constructive avec un objet extérieur.

[3] Voilà une définition peut-être un peu nouvelle, mais pas moins rigoureuse de ces traits psychotiques, qui concernent, pour des temps plus ou moins longs, chacun des humains que nous sommes du simple fait qu'il est un être parlant : il survient pour peu que le langage qui s'applique à nous n'ait pas ou plus aucun rapport avec notre être profond, notre plaisir profond, trop durablement, si nous donnons en outre une fonction par trop identitaire à ces signifiants dissociés de nous. Alors la spaltung naturelle devient trop profonde et inaugure le trait psychotique, plus ou moins grave selon l'ancienneté du processus.

La psychose est ainsi l'absence complète d'un vrai et authentique plaisir dans la sphère symbolique : le corps plaisir, désirant, n'est pas ou plus pris dans le champ des signifiants qui le désignent. C'est dans ces cas tellement massif que le conflit n'est même pas imaginé, symbolisé, contrairement au champ de la toxicomanie, où cette difficulté est plus partielle.

 

 

[1] https://www.youtube.com/watch?v=MBSO0wlU6u0