Drogue, leurre et plaisir cérébral.

 

Enfin, des questions curieuses peuvent se poser, apparemment plus l?gères, mais seulement apparemment : l'homme peut-il vivre sans toxicomanie ? Il semble bien que non, si on étend à peine la définition. Café et alcool sont de pratique courante, ainsi que les traitements psychotropes. Or, ils entraînent aussi dépendances et syndrome de manque, en fonction des doses. Ils ont aussi pour but, même si c’est à minima, des modifications psychiques à l'aide de substances contournant les effets de la vie elle-même.

C'est qu'il va s'agir de tromper l'ennui, la fatigue, le stress et l'angoisse. La vie, si elle est parfois faite pour nous, ne l'est pas toujours, loin s'en faut.

Dès lors, l'effort et l'activité, indispensables pour la "tordre" de notre côté, entraînent une fatigue dont il est bien compréhensible qu'on puisse se lasser de temps à autre. Ensuite, le piège tient au fait que la réponse d'évitement que propose la substance va s'inscrire en habitude, induisant une dérive de plus en plus forte pour éviter l'effort de vivre, sans lequel en réalité aucun plaisir durable ne vient s'inscrire.

La vie est l'effort de s'adapter aux changements du monde, et c'est même l'essence et la fonction centrale du plaisir et de la jouissance quand ils sont ainsi positionnés, et non comme leurres de centres cérébraux !

À ce titre, il est curieux de constater que l'innocente habitude du café matinal prend le statut de toxicomanie, à un détail près. Il est cependant de taille : le dommage fait au corps est apparemment nul, lorsqu'on s'en tient à 1 ou 2 par jour, contrairement aux drogues proprement dites. C'est cependant une drogue, avec ses effets de court-circuit dommageables, puisque se régule ainsi le réveil, donc le sommeil, indépendamment des besoins réels du corps. Il est probable que les dégâts sont plus notables qu'on ne le pense de ce point de vue, puisque l'importance du sommeil apparaît de plus en plus évidente dans l'émergence de nombreuses maladies chroniques… Leurrer le réveil peut avoir des conséquences !

Un autre élément concerne le leurre : c'est que de la même façon que le leurre du pêcheur permet d'attraper le poisson carnassier, le leurre de la drogue attrape tout simplement le toxicomane. Au lieu que l'objet soit poursuivi et éventuellement saisi grâce à l'intelligence, la force, la créativité du poisson, participant ainsi à le construire, ce dernier est attrapé grâce à l'intelligence et la manipulation du leurre, qui lui arrive tout seul !

Le parallèle est clair avec la toxicomanie, les pourvoyeurs faisant miroiter des plaisirs et satisfactions qui capturent littéralement les jeunes gens qui s'y laissent prendre, ou les patients qui croient encore que leurs problèmes psychiques auraient de simples et donc magiques solutions du côté des psychotropes et autres Prozac, Risperdal et Lexomil. Impossible, dès lors, au moins dans ma pratique, de mener à bien une difficile psychothérapie ou psychanalyse si le patient continue à prendre ces psychotropes, du moins en continu. Les patients deviennent les proies de circuits pharmacologiques et médicaux, comme les toxicomanes des trafiquants et les brochets des pêcheurs, grâce à ce point commun du leurre.

 

Enfin, la dernière conséquence, et non des moindres, de ces effets de leurre de la drogue est d'ordre psychique et cérébrale. C'est que la recherche du plaisir toxique implique nécessairement qu'il n'est plus le résultat de l'ensemble des efforts fournis par le sujet dans son rapport au monde. Il vient de suite, court-circuitant l'ensemble du fonctionnement psychique.

Les effets de ce court-circuit sont peu à peu dramatiques en termes d'adaptation socio-familiale, on l’a vu, mais aussi sur le plan neurologique. On peut observer au bout de quelques années de toxicomanie que les zones associatives du cerveau (noyau caudé en particulier) ont tendance à se réduire, ce qui est parfaitement logique avec le fait qu'elles ne servent plus ou beaucoup moins : quand la vaste et complexe question du plaisir de la vie se réduit au plaisir d'une substance, à la limite, plus besoin du cerveau cortical, sauf pour trouver le produit.

Cette involution cérébrale, probablement réversible en quelques années, étant donné ce qu'on apprend de la plasticité cérébrale (mais les études sont là-dessus contradictoires), entraîne à son tour une inadaptation sociale qui laisse alors à la drogue seule la possibilité de pourvoir à la satisfaction dont a besoin l'appareil psychique. Le cercle se referme.

Plusieurs observations neuro-radiologiques semblent confirmer cette hypothèse. Ce qui est intéressant avec ces études, c'est que le même phénomène s'observe quelle que soit l'addiction, y compris d'ailleurs l'addiction sexuelle ! Il est amusant de constater que cela viendrait confirmer l'hypothèse ancienne selon laquelle la masturbation compulsive rendrait quelque peu rêveur, sans aller jusqu'aux excès probablement plus toxiques du puritanisme ! Il est clair qu'il faut beaucoup moins de subtilités et de difficultés de ce côté-là que dans le déroulement d'une réelle relation sexuelle amoureuse ![1][2]Avec l’essor de la pornographie sur le réseau Internet, l’accès à des photographies et des films pornographiques s’est banalisé pour des millions de « consommateurs ». Présumant que cet intérêt électif pour des spectacles pornographiques s’apparente à des comportements de quête de la nouveauté et de recherche de la récompense, des chercheurs ont réalisé une étude évaluant l’incidence éventuelle pour le circuit frontostrial du nombre d’heures par semaine consacrées aux sites pornographiques, avec l’hypothèse qu’une altération de ce circuit (impliqué dans la régulation des comportements) pourrait être associée à cette inclination particulière pour le « X. » … …

Cette étude montre une « association négative significative » entre le nombre d’heures consacrées à la fréquentation de la pornographie en ligne et le volume de matière grise dans le noyau caudé droit (p < 0,001). La connectivité fonctionnelle entre le noyau caudé droit et le cortex préfrontal dorsolatéral gauche est aussi « associée négativement » au temps passé sur les sites pornographiques.

D'autres études, plus ciblées sur notre sujet, montrent effectivement des anomalies de la substance blanche associative, légèrement hypotrophiée, dans les toxicomanies, y compris cannabiniques.[3] On retrouve les mêmes involutions cérébrales avec l’usage prolongé des neuroleptiques.

 

Conclusion

 

Ainsi, si la vie est plaisir, sans doute vaut-il mieux ne pas oublier que ceux-ci se construisent et s'élaborent dans la dépendance à l'autre, au monde et au langage chez l'être humain, y compris dans la fête. Voilà le véritable champ de dialogue et de construction avec la toxicomanie : permettre de nouvelles rencontres internes (psychothérapie) et externes (accompagnement) pour que les délétères court-circuits du plaisir du toxique peu à peu se remplacent par des plaisirs de vie plus complexes, ouverts, finalement plus coûteux en énergie mais aussi plus satisfaisants, du point de vue du toxicomane lui-même, et surtout réouverts sur la transmission. Leur apparition autorisera enfin l'acceptation nécessaire de la frustration, du manque, de l'effort, puisque le jeu en vaudra alors la chandelle, ce qui ne se sera pas produit parfois depuis fort longtemps pour lui.

 

On aura compris que le cœur du travail, alors, n'est pas de reprocher au toxicomane son comportement, son addiction. Lorsqu'on le fait, on crée une relation de culpabilisation, de désagrément, de critique, de pression, à l'endroit même où il faudrait au contraire que s'instaure une relation nouvelle de qualité, de plaisir, qui pourra alors être le creuset d'un remaniement transférentiel, un lieu de ré-élaboration de son histoire, parfois lors d’une psychanalyse, bien que cela soit rare d’emblée : la demande du produit n’est pas la demande de l’autre ! Il faudra souvent des années pour que l’impasse toxicomaniaque produise une demande de thérapie, s’il en est besoin.

 

J'ai coutume parfois, en plaisantant, de parler quant au travail avec les toxicomanes, de plaisirologie ! Orienter l'écoute de cette façon dans la relation thérapeutique est d'une part fort déculpabilisant pour le patient, mais permet aussi et surtout une exploration de sa vie qui souvent met à jour le moment où le déplaisir s'est mis à l'emporter largement dans son univers relationnel, très souvent lors de la création d'une impasse œdipienne, on l’a vu.

Le toxique vient alors fournir le plaisir dont l'appareil psychique a besoin pour rester vivant et un minimum cohérent. Ne vaut-il pas mieux quelques années de galères avec un toxique qu'une grave dépression et son risque de suicide ou un épisode délirant et son risque de déstructuration chronique ?

L’enjeu sera alors, pour le toxicomane, de bouger la balance entre le plaisir du leurre et le plaisir de la transmission, de la loi, ce qui ne sera possible que si celle-ci devient enfin remaniable dans la fête d’être soi et avec les autres.

 

Individuellement, lorsque le "plus de plaisir" disparaît dans le réel de la relation, névroses perversions et psychoses s’installent ; c’est l’heure de la psychopathologie, en raison de l'investissement imaginaire du plaisir, donnant lieu aux formes différentes de la clinique psychanalytique. Lorsque celui-ci n'est à son tour plus possible, la toxicomanie survient lorsqu'elle le peut, dans le meilleur des cas, en place de psychose ou de suicide.

 

Socialement parlant lorsque ce plus de plaisir individuel ne se retrouve plus dans le collectif, c’est l’heure du trouble social sous quelque forme que ce soit. Lorsque celui-ci n'est pas possible, pour cause de dictature par exemple, survient tôt ou tard alors une récession économique, sorte d'équivalent social de la dépression, puis éventuellement du suicide collectif dans l’émeute.

 

Enfin, ce que l'étude sur la fête nous a appris, c'est que lorsque le plaisir individuel et collectif du carnaval, de la Saint Jean, et de toutes les autres fêtes s'est perdu dans un centralisme qui ne tient plus compte des régulations subtiles entre l'ordre social et l'inventivité individuelle, entre le sérieux de la gestion collective et la joie individuelle de la fête, lorsque le plus de plaisir de la fête a disparu au profit de l'organisation de l'état et des affaires financières et industrielles, alors, la toxicomanie de masse apparaît, la première étant l'alcoolisme individuel et triste de la société industrielle naissante, en place de l'alcool joyeux et ritualisé des fêtes locales régulières, dont le tableau "L'absinthe" de Degas est une bonne illustration culturelle.

 

[1] Dr Alain Cohen, JIM 5 aout 2014

[2] Kühn S & Gallinat J : Brain structure and functional connectivity associated with pornography consumption. The brain on porn. JAMA Psychiatry, 2014 ; 71 : 827–834.

[3] Ashtari M, Avants B, Cyckowski L, Cervellione KL, Roofeh D, et al. (2011) Medial temporal and mémorial fonctions in adolescents with heavy cannabis use. J Psychiatr Res 45: 1055-1066

 

[1] https://www.youtube.com/watch?v=MBSO0wlU6u0