Ce soir, j'suis pété, dans une nuit gelée à faire pleurer l'été, plus rien à fêter, feu d'espoir éteint. Sofiane[1]

 

Toxicomanie et plaisir

L'échec

Il semble nécessaire, en abordant ce sujet, de rendre d'abord compte d'un échec social : la consommation ne cesse d'augmenter en Occident, à l'exception remarquable du Portugal, qui a vu le nombre de ses drogués reculer de 60%.[2] La politique de dépénalisation relative et d'accompagnement intelligente de ce pays a permis de renouer le dialogue avec les toxicomanes, qui sont passés du stade de délinquants à celui de citoyens en difficulté, de patients, alors que les trafiquants, eux, restent à juste titre poursuivis.[3]

Le Portugal a décidé, en 2001, de dépénaliser l'usage de toutes les drogues. Une décision qui a conduit à la baisse drastique du nombre de toxicomanes car elle a permis, en cessant de les considérer comme des criminels, de les replacer dans des logiques d'accompagnement et de soin… …

Une politique qui a d’ailleurs eu d’excellents résultats, puisque depuis sa mise en œuvre, plus de 40 000 toxicomanes ont été réhabilités et, plus largement, le nombre de consommateurs de drogues est, dans ce pays, l’un des plus faibles d’Europe. A titre d’exemple, il y a 11,7% de consommateurs de cannabis au Portugal contre près de 30% au Royaume-Uni. 2% prennent de la cocaïne, contre 8% en Espagne… … 

L’expérience portugaise nous invite donc à repenser la place et le traitement des toxicomanes dans la société. Elle nous conduit aussi à nous interroger sur le jugement que nous émettons à l’encontre des malades, transformés par notre verdict en criminels et en marginaux.[4]

Dès lors, l'analyse de cette question nécessite en France d'explorer ces voies nouvelles, ainsi que d'autres, pour autant que les réponses répressives classiques ne semblent pas en mesure de rendre compte d'une quelconque solution, ce que montre l'exemple inverse cité.

 

En tout cas, il est clair que la répression met au cœur de la relation entre la société et le toxicomane un profond déplaisir, de la culpabilisation, du reproche, de la punition alors que l'accompagnement social et éventuellement thérapeutique axe plutôt les liens du côté du respect, du dialogue, de la reconnaissance de l'autre, et in fine du plaisir de la rencontre. Ci-dessous une plaisante illustration du lien entre culpabilisation et traitement datant de 1903, ici à propos des méfaits de l’alcoolisme, pourvoyeur de crimes et délits : conférence moralisatrice faite à des prisonniers.                              

  

Notons au passage ce paradoxe extraordinaire qu'est l'injonction thérapeutique, qui situe la neutralité bienveillante du côté de la punition ! C'est sans doute ce fait massif qui explique son inefficacité, bien argumentée dans un rapport de l'observatoire français des drogues et des toxicomanies[5]. Cela n'empêche pas le monde judiciaire de poursuivre cette absurdité, faute, probablement, d'autre outil à sa disposition. Voilà qui est bien humain, à l'instar des chamans qui dansent pour faire venir la pluie : l'important est souvent de croire en quelque chose plutôt que de patiemment et obstinément explorer le réel et ses effets de retour forçant à l'effort, l'humilité, la remise en question et au renouveau des pratiques…

Il semble au contraire qu'aborder la question de la drogue autrement nécessite de réinterroger la place du plaisir, si le plaisir est l'effort complexe et paradoxal d'exister, d'être soi, d'être ensemble, d'être au monde, c'est à dire le contraire de l'ennui, que bien souvent les toxicomanes situent comme la cause profonde de leur comportement.

C'est en effet la lutte contre ce spleen qui est au centre du discours du toxicomane, mais hélas au sens où le corps et l'appareil psychique ne sont pas convoqués, pour y répondre, comme performance[6], même à la limite, dans le plaisir du risque d’être soi. Au contraire, ils sont atteints dans leur intégrité, altérés, par le court circuit causé par la sollicitation directe par la substance des centres neurologiques du plaisir ou du manque.

L'activité sportive, intellectuelle est un déploiement physique, social, visant à l’émergence d'une singularité remarquable à travers des règles communes. Une authentique parole dans le dialogue, c'est à dire mêlée à une écoute attentive, ouvre alors au risque et au plaisir de la rencontre de soi-même et des autres. Ainsi se produit l'intégration plaisante des résonances positives internes et externes, même si elles sont souvent contradictoires, hétérologues.

La toxicomanie est au contraire la désintégration progressive de tous ces plans, elle shunte tous ces développements de l'intelligence du corps et de l'esprit.

 

Interroger la fonction du plaisir, et ses dramatiques court-circuits dans cette problématique, est donc indispensable pour tenter de s'y retrouver un peu mieux dans nos trajets thérapeutiques transférentiels avec ces patients.

Il est clair qu’elle fait couple avec le déplaisir, que le désir n'existe pas sans les deux, que le consistant ne peut être sans le manque. Mais, contrairement aux théorisations freudiennes et lacaniennes, l'accent ne peut être mis uniquement, sans dommage, comme elles le font, sur le manque, la castration et la sublimation, ainsi nous l'avons vu dans le chapitre introductif de ce livre. C'est au contraire une articulation nouvelle entre ces pôles opposés mais indispensables qui peut opérer un changement pour le toxicomane, et même une inclinaison salvatrice alors de la balance vers un plaisir relationnel retrouvé.

 

Le succès

 

C'est un patient qui m'a permis d'ouvrir cette voie. Le médecin responsable d'un service de médecine interne me demande que soit vu un patient alcoolique, âgé, très abimé par sa très ancienne toxicomanie. Ce dernier ne demande rien lui-même, de toute évidence. Ce sympathique patient est très désabusé, fataliste quant à l'évolution de son foie, extrêmement gentil et fort attentif aux autres. Il vit chez sa mère, très âgée et semble-t-il assez austère. Inutile de lui donner le moindre traitement psychotrope, il prévient aimablement qu'il ne le prendra pas ! Je le reverrai plusieurs fois, toujours à la demande du médecin, et toujours dans la même situation d'alcoolisation dramatique aimablement vécue ! Il pouvait arriver en consultation le matin, en voiture, avec 2 g d'alcool dans le sang !

Nous finissons avec le confrère par désespérer de ce cas, et il cesse donc de me demander de le voir. Il m'arrive alors de croiser ce patient quelques fois dans les couloirs de l'hôpital, lors de ces brefs séjours pour les raisons médicales qui lui sont habituelles. Comme il m'est sympathique, et que cela semble réciproque, nous devisons alors de cette campagne qu'il habite et que nous connaissons tous deux, lui mieux que moi, certes.

Je finis par ne plus le croiser, et je le pense mal en point. C'est alors que mon collègue m'apprend un jour qu'il a en fait cessé de boire, qu'il n'habite plus chez sa mère, dont il s'occupe plus à distance, et qu'il est revenu chez une ancienne compagne. Il aurait stoppé la boisson, d'après mon confrère, uniquement parce qu'il nous trouvait sympathiques et voulait nous faire plaisir !

 

[1] Rappeur français

[2] http://www.contrepoints.org/2011/07/05/33699-bilan-de-10-ans-de-decriminalisation-des-drogues-au-portugal

[4] Serge Laye fait remarquer que d'autres facteurs ont pu jouer dans cette embellie, la situation économique améliorée dans ces années là, par exemple, alors que Pierre Burguion tempère aussi ces chiffres, expliquant que les toxicomanes qui passent au Subutex ne sont plus comptabilisés...

[6] Ce que j'appelle ici performance est le plaisir d'être soi qui se révèle dans le difficile rapport constructif entre notre désir et le monde, entre plaisir et réalité.