Loi et jouissance.

 

Entendons-nous bien ! Je ne défends pas du tout les thèses reichiennes, dont j'ai parlé plus haut dans ce livre, ni les perversions de toutes natures qui avancent parfois masquées sous les idées souvent condamnables de la pourtant positive libération sexuelle des années 70, en particulier ces horreurs dont on reparle en 2019 à travers l'affaire Matzneff. Entendre un Finkelkraut défendre le consentement possible d'une gamine de 14 ans nous fait directement entrer dans la monstruosité de la manipulation pédophile de ces pervers médiatisés qu'il défend ainsi indirectement.

Mais il n'empêche : si la jouissance sexuelle ne fonctionne pas sans transgressions plus ou moins innocentes, perverses ou délétères, c'est bien qu'elle a de tout temps été inscrite dans la loi, avec tout une série de codes et d'interdits, et bien sûr aussi de permissions. Une bonne partie de l'œuvre de Foucault explore ce mécanisme, nous y reviendrons brièvement.

 

C'est en effet que cette sensation inscrit biologiquement l'être humain dans toute la problématique de la transmission. Détacher la sexualité, la procréation et la jouissance est évidement possible, à condition de délier aussi désir, amour et construction sociale de tout cela. On en revient à nos neuro"sciences" : il est toujours possible de réduire l'humain au corps, ce que la pornographie propose par exemple (outre les rapports de pouvoir entre sexes qu'elle caricature et exploite).

La jouissance orgastique est, au contraire, lorsqu'elle est bénéfique pour le corps, l'esprit, et la société, exactement ce que Lacan avait décrit comme point de capiton, c'est à dire ce qui relie le plus solidement corps, symbolique et société. Qu'elle se répète, voire se ritualise jusque dans les grâces religieuses par exemple indique simplement que ce lien reste souple, remaniable.

Je renvoie ici aux innombrables écrits mystiques, en particulier ceux de Jean De La Croix, dont j'ai parlé un autre chapitre, qui en est le plus éminent poète, et qui ne cesse de parler de cette inscription symbolique que peut être l'extase, dont le lien à l'orgasme est ici clairement posé, en tout cas par ce mystique :

 

Pendant une nuit obscure,

Enflammée d’un amour inquiet,

Ô l’heureuse fortune !

Je suis sortie sans être aperçue,

Lorsque ma maison était tranquille.

 

Étant assurée et déguisée,

Je suis sortie par un degré secret,

Ô l'heureuse fortune !

Et étant bien cachée dans les ténèbres,

Lorsque ma maison était tranquille.

 

Pendant cette heureuse nuit,

Je suis sortie en ce lieu secret

Où personne ne me voyait,

Sans autre lumière,

Que celle qui luit dans mon cœur.

 

Elle me conduisit

Plus surement que la lumière du midi,

Où m'attendait

Celui qui me connait très bien,

Et où personne ne paraissait.

 

Ô nuit qui m'a conduite !

Ô nuit plus aimable que l'aurore !

Ô nuit qui as uni

Le bien-aimé avec la bien aimée,

En transformant l'amante en son bien aimé.

 

Il dort tranquille dans mon sein

Qui est plein de fleurs,

Et que je garde tout entier pour lui seul :

Je le chéris

Et le rafraichis avec mon éventail de cèdre.

 

Lorsque le vent de l'aurore

Fait voler ses cheveux,

Il m'a frappé le cou avec sa main douce

Et paisible,

Et il a suspendu tous mes sens.

 

En me délaissant et en m'oubliant moi-même,

J'ai penché mon visage sur mon bien aimé.

Toutes choses étant perdues pour moi,

Je me suis quittée et abandonnées moi-même,

En me délivrant de tout soin entre les lys blancs.

 

Les fondements de l'humain, on le voit, se rejouent constamment dans toutes sortes de transferts.

Alors, et contre Foucault, dans ce domaine qu'il a exploré en brillant anarchiste (postanarchique, plus précisément), s'il est vrai que la société fait la police des corps, de ce fait, dans le meilleur des cas, elle limite la toute puissance de la perversion et définit des espaces où la jouissance est socialement et donc individuellement possible, et même espérée. Que l'on pense à cette encore récente coutume qui faisait suspendre à la fenêtre de la nuit de noces le drap témoin de la défloration réussie des ébats amoureux, liant ainsi la sexualité intime à la fête sociale et au monde symbolique.

 

Nathalie Peyrouzet : L’orgasme est-il toujours constructeur ?

Non, l'orgasme complètement délié du champ social peut être très destructeur, comme dans le viol par exemple, ou plus généralement dans les perversions. Il peut aussi signifier une errance, l’être cherchant un havre de construction, un point de capiton habitable, un peu comme la souris va frénétiquement explorer tous les trous qui s’offrent à elle, jusqu’à enfin trouver celui où elle va construire son nid, si elle n’a pas rencontré le chat dans l’intervalle !

Enfin, l’orgasme, chez beaucoup de primates dont l’homme, a aussi une fonction en dehors de la reproduction, alors sociale, de lien affectif, de pacification des relations. Dans ce cas, il participe de la construction sociale, communautaire, de couple.

 

Pierre Burguion : Cette rencontre perverse est même parfois une cause de l'addiction, chez des patients qui ont été abusés, et qui ont recours aux psychotropes pour colmater cette brèche psychique. Ils ont été pris dans une jouissance de l'autre sans limite souvent une personne référentielle pour eux en outre. Cela peut être jusqu'à 80% des cas dans ma pratique.

 

Serge Laye : Dans certains milieux adeptes de soirées orgiaques, l'amour n'a pas de place en dehors de la consommation de produit, dans une jouissance à ce point débridée qu'il lui faut des toxiques. La peur de l'amour les oblige à être dans des pratiques de corps.

 

Tout à fait, et on voit bien dans cet exemple le saut entre la tenue ou non d'une règle sociale dans la pratique orgastique, d'une retenue qui permet de tenir les corps en respect et avec respect vers une construction ou non. Dans ce dernier cas, le déchaînement pulsionnel est à craindre.

 

Serge Laye : Lorsque ces gens peuvent être accueillis dans un espace thérapeutique bienveillant, quelque chose peut alors se rejouer pour eux.

 
 

[1] Ceci complète le concept lacanien du "plus de jouir", qui désigne la liberté subjective de circuler entre les signifiants, au prix de la perte de la possession de l'objet. Ce n'est possible, à mon sens, que si un plaisir nouveau s'y trouve...

[4] Bref, la vision purement neuro scientifique de l'être humain est une forfanterie scientifique aux conséquences délétères incalculables sur le lien social, on le voit dans ce domaine comme dans tant d'autres, comme l'intime de la consultation médicale, qui se solde par une prescription beaucoup trop rapidement "conclusive", ou encore le malaise considérable qui s'est emparé des lieux psychiatriques depuis que la psychanalyse en est activement exclue, au "profit", là aussi, d'une idéologie réduisant les patients à un amas de molécules dysfonctionnelles à "corriger" chimiquement. Enfin, la disparition progressive de la pédo-psychiatrie, remplacée par la neuro-pédiatrie, ne fait qu'enfoncer le clou, la question du désir et du plaisir d'être soi et ensemble étant évacuée par un fourmillement de pseudo maladies du cerveau, les "dys...", dont aucune n'a à ce jour de réalité scientifique en tant que cause...