Rassemblons tout cela : le lien entre fête et révolte fut si net pendant la révolution française qu’il permit de faire apparaître très clairement ce mécanisme ancien de régulation sociale. La remarque de M. De La Rochefoucauld Liancourt à Louis XVI qui parle de révolte et à qui il répond : non Sire, c’est une révolution indique bien l’émergence dont il s’agit. Les règles politiques qui régissent le peuple vont changer, le rapport de chaque corps au langage qui le détermine va bouger.

Au fond, l’émeute est un mouvement affectif spontané du corps social, la révolte, dont le sens est à la fois individuel et social en est très proche, mais plus en dialogue opposé au pouvoir existant, donc le validant paradoxalement, alors que la révolution est une nouvelle construction politique proposant une profonde alternative légale.  

 

Mais surtout l'émeute est indissociable de la fête, comme le montre bien le livre d'Yves-Marie Bercé. Beaucoup de fêtes se terminent en émeutes si la pression sociale est trop forte. Beaucoup de jacqueries du moyen-âge démarraient par des fêtes dans des moments de fiscalité devenue insupportable.

On comprend mieux la puissante fonction conflictuelle des nombreux carnavals qui faisaient le gros des fêtes moyenâgeuses : elle permettait de relier intimement l'irrévérence et le rituel, l'obéissance et la sédition. Fête et révolte étaient là intimement liées, et jouaient leur fonction de régulation sociale locale.

C'est ce dialogue local, riche d'interactions constructives, grâce à la fête, qui va peu à peu disparaître du paysage social[1] :

Lorsque la ville perdit son autonomie guerrière (ses remparts et ses milices), ?nancière (son trésor de ville), politique (ses magistrats élus et puissants), les sentiments d’appartenance, le patriotisme ou le militantisme quittèrent cet ancrage pour des entités plus lointaines. Les fêtes citadines étaient alors condamnées par la naissance des États nationaux.

Les traditions culturelles ne se déracinent pas en une génération. Des réservoirs de coutumes subsistent ici ou là, comme des ?aques qui restent sur une plage quand le ?ot se retire.

On repense là à la phrase d'Yves Chevrier (cf. note p. 206) sur ce qui fonde une communauté, soit cette résonance intime d'identification agréable entre ses membres et le corps politique.

Il est clair que cela passe par de multiples crises, dont les fêtes locales étaient souvent le départ et qui permettaient l'expression du cœur de l’être, ritualisée mais imprévisible dans le même temps, d'où ce lien entre fêtes et révoltes.

Cela permettait de réguler la distance entre le peuple et les dirigeants, de remanier les règles de fonctionnement soit pacifiquement à travers les scènes des carnavals, qui n'étaient pas sans effet sur les édiles ainsi moqués, soit plus violemment quand ces derniers étaient par trop sourds.

 

La crise ou la fête passée, quand ce re-capitonnage a lieu, il autorise et détermine le désir profond de chacun d'avancer à nouveau ensemble, que ce soit dans les familles ou le corps social.

 

 

 

 

Fêtes anciennes et modernes « raves party »[2].

 

Impossible de ne pas mettre en parallèle ce besoin fondamental de fête dans les sociétés humaines, trop absent de notre monde dit moderne et les fêtes souvent improvisées de la jeunesse. Le lien très fort entre la toxicomanie et ces rassemblements festifs tient probablement à la superposition de ces deux plans, ici liés ensemble par la transgression : il est interdit de plus en plus souvent de faire la fête, nous venons de le voir, de même que la toxicomanie n’est pas permise. C’est dans cette censure commune du plaisir, l'un toxique, délétère, l'autre social, constructeur que le besoin fondamental de fête, de groupe festif, rencontre la toxicomanie.

Au lieu que le toxique, qui favorise souvent la fête par la désinhibition, soit régulé par le rituel social, par un minimum de cadre complice et du coup salvateur, il se déchaîne à cause de ces interdictions. La jouissance humaine a besoin des règles sociales pour ne pas se déchaîner de façon mortifère, c’est là où Foucault est critiquable.

Imaginons un instant que le carnaval, sous sa forme d’aimable moquerie du moyen-âge, soit réintroduit dans les communautés humaines ! Cela aurait d’autres résultats que de faire du rafting entre employés, dans ces manipulations bien cadrées, ou de participer à des raves-party où toute l’énergie indispensable de la jeunesse part en fumée et autres effets biochimiques cérébraux !

Pourquoi pas un carnaval des ministres et hauts fonctionnaires ou cadres d’entreprise, disons 3 fois par an, auquel ils participeraient dans leur rôle ou non !

 

 

La toxicomanie, impasse individuelle et sociale de la subjectivité.

 

La toxicomanie est-elle un signe sociologique précurseur d’un malaise social qui peut amener ces dangereuses et souvent nécessaires fêtes que sont les révoltes, de la même façon qu'une toxicomanie individuelle prélude souvent à une crise familiale ?

Sans doute peut-elle aussi les empêcher momentanément, l'espoir d'un changement de vie partant alors, au sens propre comme au figuré, en fumée.

 

Peut-être faudrait-il plus la voir comme le résultat, tant au niveau individuel que familial et social d'un empêchement de ces réjouissances festives. Se bloquerait alors la réadaptation constante du cœur de l'être à son univers langagier, aux autres, à ce qui le détermine de l'extérieur, lorsqu'un vrai dialogue, et sa fonction puissante de remaniement, n'est plus possible durablement.

La solution dans ces banlieues, lieux manquant d'espoir où la toxicomanie la plus grave fait souvent rage, est très certainement qu'une attention individuelle devienne à nouveau possible dans le social pour le plaisir de chacun, dans un plaisir renouvelé, parfois festif, vers un avenir flattant l'envie et l'imagination[3].

De même, en permettant l’accès à un logement personnel, le programme « Un chez soi d’abord » concourt à la restauration de l’image de soi. Disposer d’un domicile privé soustrait l’individu à l’obligation de suivre des règles de vie édictées par les institutions dans lesquelles il a pu séjourner (foyer, hôpital, prison) ou bien aux contraintes imposées pour une survie à la rue… … L’approche globale du programme a de toute évidence sa place dans la gamme des réponses sanitaires proposées. Il permet d’améliorer non seulement la situation des personnes en grande précarité mais aussi leurs problématiques addictives en prenant en compte les dynamiques générales dans lesquelles les bénéficiaires sont inscrits.

Notons que dans un tel dispositif, la question de la fête n'est pas posée, ce qui pose peut-être un problème important, et n'est sans doute pas pour rien dans le manque relatif de résultats pour la toxicomanie proprement dite.

 

Par ailleurs, toute approche est impossible si on traite ces gens de "sauvageons", de "racailles", de malades ou autres noms d'oiseaux, et non d'humains ! Impossible aussi si on ne voit pas d'avenir à nos sociétés, au nom de la catastrophe climatique qui se profile, ou celle, sanitaire, de la crise du covid19. Bref, quand le plaisir d'être ensemble, de grandir, de changer le monde, d'y rêver son ambition, de faire la fête n'est plus possible, ne reste au plaisir d'être que la portion congrue de l'excitation directe chimique des centres cérébraux, véritable leurre de plaisir qui attrape et capture les espoirs de vivre du sujet.

Ceci est repérable dans l'enfance des patients, où le rôle de la fête dans les familles, sous forme d'improvisation festives ou ritualisées, est très souvent trop absent. Je connais peu de cas de toxicomane qui échappent à un manque criant de cette dimension de la vie de famille, sans laquelle aucune autorité ou règle ne peut tenir. Les enfants sont alors laissés à leurs plaisirs pulsionnels incapables de s'articuler au jeu social. Révoltes, symptômes et refus individuels font alors échos aux mouvements sociaux dont nous avons parlé plus haut. C'est lorsqu'ils échouent dans leur fonction de remaniement et de changement que la toxicomanie s'inscrit, parfois tant individuellement que socialement.

 

Elle peut alors se définir comme la conséquence de l'échec de la fonction de remaniement individuel du symptôme qui souvent précéda la toxicomanie. C'est alors la reprise du chemin qu'indiquait ce symptôme qui autorise des psychothérapies ou, plus rarement, des psychanalyses réussies, à travers le retour de crises oubliées, refoulées. On aura compris que l'idéal serait alors que du symptôme, le patient passe à la fête de sa propre subjectivité, traversant ainsi sa toxicomanie, comme pour le social, de la révolte, on passe parfois à une nouvelle société.

 

 

Le leurre du centre du plaisir dans la toxicomanie.

 

Le vivant nécessite une multitude de signaux pour qu'il s'oriente vers ses buts biologiques. Ceux-ci ne sont-ils pas le terreau de la question de la beauté du monde vivant, dans cette dimension étrange où esthétique et plaisir sont observables par nous, mais sans que nos mots ne recouvrent complètement ce mystère.

Dans une conversation privée sur ce sujet, Jean-Marie Pelt me faisait remarquer l'étrangeté que nous soyons aussi sensibles à la beauté des fleurs que les papillons, alors que nous ne les mangeons pas, contrairement à eux ! L'esthétique est sans doute aussi une très ancienne sémiologie du plaisir. Voilà qui dérive sur la fonction artistique, spécialisation humaine (même si c'est loin d'être absolu), d'une espèce fort douée pour le raffinement. N'est-elle pas aussi une obscure réminiscence de cette complexe phylogenèse du plaisir ? L'homme est entouré d'une foison de signes dont beaucoup ne sont plus peut-être que des réminiscences phylogénétiques de l'histoire du développement du plaisir d'être et se reproduire dans le monde vivant…

Il devient dans l’évolution des espèces une fonction précise, qui se cristallise dans les fonctions spécifiques et hautement adaptatives du système nerveux central. L'apparition de ce dernier est concomitante de circuits cérébraux spécialement voués au plaisir, de plus en plus pointus et spécialisés. Ils serviront de guide dans l'apprentissage complexe de la vie. Ce qui se gagne dans cette spécialisation cérébrale : les avantages éthologiques liés aux sélections de stimuli, nombreux pour la fonction sexuelle, remarquables et sélectifs dans les jeux préparatoires à la reproduction des animaux. Les liens entre instincts, évolution, centres et signaux du plaisir fonctionnent bien ! Ainsi, la couleur éclatante éclatant des palmes des fous de Bassan aux pieds bleus est-elle directement témoin de la capacité du mâle à pêcher certains crustacés.

 

Mais la spécialisation de ces centres est aussi leur limite. De ce fait, des leurres existent, qui ciblent le centre du plaisir directement, alors sans sélection d'avantages évolutifs, adaptatifs, ni pour l'individu, ni pour l'espèce.

Un exemple est la lumière pour les papillons, qui les fait mourir par millions dans nos réverbères, piégés par leur goût de la lumière de la lune. La lueur artificielle fait leurre de leur plaisir naturel, comme la drogue fait paradis artificiel pour certains humains. Quel marin (remarque de mon fils ainé David qui est encore plus marin que moi !), arrivant enfin de nuit à destination, ne manque d'atterrir entre le bureau de tabac et la pharmacie, qui ont les mêmes jolies couleurs que les balises rouges et vertes d'entrée de port !

 

[1] P 125

[2] Paragraphe soufflé par mon fils David...

 

[1] Ce qui compte, dans la communauté que forment les héros et les masses, est la communion qui les soude, non un quelconque système d'institutions ou de contrepoids. In  https://www.universalis.fr/encyclopedie/mao-zedong-mao-tse-toung/, Yves CHEVRIER directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales, directeur du Centre d'études sur la Chine moderne et contemporaine, E.H.E.S.S.-C.N.R.S.

[2]  « Le premier jour de la Révolution fut un jour de fête », proclame le journal L’Abeille, en juillet 1790

[3] Fete et révolte : des mentalités populaires du XVe et XVIII, 1976, Hachette Littérature.

[4] Voir aussi le bel article de Guillaume Mazeau : https://journals.openedition.org/imagesrevues/4390

[5] P 94

[6] P 113

[7] P 118