LA PROJECTION ET LE SIGNIFIANT
 
C'est le moment de redéfinir la projection, à l'aide du concept de logique subjective plus spécifiquement féminine, ou maternelle : elle  comporte un axiome, la logique désirante qui se met en place à partir de cette rencontre (on ne peut à la fois s'engager dans une rencontre et l'observer de l'extérieur, ce qui crée une première dimension de l'inconscient, purement logique), puis des paradigmes (ce qui se construit dans cette rencontre) à double face : chaque sujet faisant sienne de la part qui lui revient. Chaque logique subjective a en effet son correspondant chez celui  qui a participé à l'élaboration axiomatique, puis paradigmatique.
Reste une interface entre soi et l'autre, qui est le signifiant, le point commun entre les deux logiques subjectives crées, qui en dépendent donc. Si la logique de chacun dépend, à travers le signifiant, de celle de l'autre, ce qui se passe en l'autre est aussi important que ce qui se passe en soi..
Ainsi, l'étude de la projection  découle de l' observation du lien intime entre soi et l'autre, mais elle s'est fondée sur une erreur,  selon laquelle les sujets seraient séparés, alors qu'ils ne le sont pas dans le signifiant axiomatique. Ils sont séparés  sans l'être, comme ces étranges objets quantiques que décrit la physique. En effet, dès lors qu'ils sont distincts, si un mouvement de l'un se repère chez l'autre, il peut venir à l'idée qu'un objet interne a été lancé, projeté. Mais se borner à raisonner en termes d'objet interne oblige de cliver incessamment ces objets qui sans cesse se remanient au gré de la vie pulsionnelle. On en arrive à des successions fort difficiles à suivre de projections et d'introjections, les parts bonnes et mauvaises ne cessant de se remanier en dedans et en dehors du sujet, dans un mouvement perpétuel dont on ne repère pas très bien les points de départ et d'arrivée .
Au contraire, dans le signifiant, il n'y a ni départ, ni arrivée, ni sujet, ni autre : Par définition,  ce concept  désigne une rencontre, un trait commun .  Le signifiant n'est ni de l'un ni de l'autre, mais façonne les deux à partir  de l'axiomatique de la rencontre . On comprend mieux alors que tout ce qui se passe chez l'un, du côté de la logique symbolique, signifiante, affecte aussi l'autre, par définition . Le concept de projection, devenu inutile, est remplacé par un dispositif qui fait jouer à la fonction signifiante le rôle d'interface participant constamment à la constitution symbolique de chaque sujet.
L'échiquier, ou le go bang donne  une bonne illustration de ce dispositif  : chaque joueur, à son tour, modifie le jeu, et, ce faisant, change à la fois son univers et celui de l'autre. Les joueurs sont à la fois distincts dans leurs réflexion et indissolublement unis par le signifiant de l'échiquier. C'est ce qui se passe quand on se parle, dans les conditions du vrai dialogue précisées par Francis Jacques, dans ses "Dialogiques". Un minimum fusionnel est la condition même de la création de l'univers signifiant. Le féminin y joue un rôle considérable, dans l'enfance, on l'a vu, et ensuite, comme on le sait en particulier du coté des muses…
 
Aussi la construction psychique est-elle constamment en soi et hors de soi, par l'intermédiaire de la fonction symbolisante de l'univers signifiant. Dans un vrai dialogue, chacun, en parlant, modifie le paysage symbolique de l'autre. Lacan a posé des jalons clairs à ce propos, avec ses bandes de Möbius et ses bouteilles de Klein. A ceci près que le lien entre l'extérieur et l'intérieur dépendait du nombre de tours effectués le long de la surface, alors que dans la proposition que je fais, chaque mouvement du dedans affecte immédiatement le dehors, puisque c'est la même chose de point de vue signifiant. Le signifiant est l'élément de la pensée qui supprime la frontière externe interne, puisqu'il est cette frontière même.
(On saisit alors mieux aussi le statut de l'imaginaire humain, qui  représente le conflit constant et nécessaire entre l'être du sujet et sa représentation. C'est que l'imaginaire et le signifiant ne sont jamais réductibles l'un à l'autre, s'ils dépendent malgré tout l'un de l'autre…)
La pathologie projective paranoïaque ne montre que la caricature fixée et non remaniable de ce processus simplement humain.
 
C'est en tout cas le talent maternel (d'une femme ou d'un homme…) de repérer de façon globale, intuitive, à la fois logique et illogique, rationnelle et imaginaire, le lien intime entre les logiques du corps, les logiques subjectives, les logiques imaginaires qui  permet d'inventer avec l'enfant des logiques subjectives qui se transforment  sans cesse au gré des remaniements des uns et des autres, de la façon la plus ouverte possible . Le risque est, si cet univers n'est pas suffisamment limité, de faire passer le désir de l'enfant pour la réalité. Autre risque : le travers  fort masculin qui fait passer les principes avant la possibilité même qu'ils soient compris et appliqués par l'enfant, dans un mouvement où le cadre vient instituer un préalable à l'invention, processus parfois structurant, parfois écrasant…
On ne voit nulle part mieux que chez l'enfant en quoi l'articulation hétérologique des rôles féminins et masculin permet, au final, que le sujet dispose de logiques subjectives à la fois suffisamment personnelles mais aussi suffisamment liées au social, à la norme. Cette articulation ne se fait pas dans l'harmonie, la liberté totale de l'un ou de l'autre, mais dans l'acceptation de la limite que représente pour chacun la présence de l'autre. Elle est hétérologique.
 
La thématique kleinienne faisant place à la castration uniquement  dans une intrication quasi infinie des bons et mauvais objets, passe à côté de sa vraie fonction : remplacer  la toute-puissance des axiomes par leur mise en relation, en limite réciproque, en relativité , grâce à leur multiplicité, selon la thématique du tiers, mais aussi en raison d'une bascule de leur fonction  qui n'est plus de se relier à des imagos toutes- puissantes, mais à d'autres axiomes. Il faut pour cela que les figures parentales acceptent que leurs désirs soient discutables…
La castration vient alors stopper la toute-puissance identificatoire des mots. Elle porte d'abord et avant tout sur les signifiants, et fait basculer l'identification première : elle passe des signifiants fixés à l'Autre (le signifiant maître de Lacan, S1) à une subjectivité mobile, circulant entre les signifiants (la suite des S2 chez Lacan). L'identité elle-même change de nature, passant d'un lien aux signifiants à un espace de circulation. Le changement est de même nature que celui qui va de la définition d'un mot à la définition d'un style.
 
GARÇONS AUTISTES
 
L'investissement fusionnel, si  nécessaire au développement de l'enfant, ne se produit pas de la même façon pour tous les bébés, il dépend de son  sexe. La relation d'une mère à sa fille ou à son fils est fondamentalement différente. La présence d'une petite fille est parfois "salvatrice" car elle favorise largement un effet de miroir, d'illusion groupale, d'alliance narcissique. Au contraire, l'arrivée d'un petit homme fait parfois advenir dans l'inconscient maternel un vécu catastrophique du masculin perçu non comme limite et donc source de connaissance, mais comme mutilation .
C'est ce que l'on retrouve largement dans les statistiques concernant les dépression maternelles, beaucoup plus fréquentes lorsque l'enfant est un garçon. De la même façon, on les observe fréquemment  lorsque l'enfant est autiste. Il est clair que ces dépressions peuvent être un facteur de cet autisme, comme en être la conséquence si la cause en est ailleurs. Elles seront alors simple cause aggravante.
On retrouve en tout cas dans les dépressions maternelles deux facteurs, extrêmement fréquents dans ma pratique : 
 - l'un spécifique, à savoir l'aspect caché de ces pathologies, largement ignorées de la mère elle-même, qui ne songe donc pas à demander des soins. Dès lors non traités, les enchaînements douloureux de la dépression s'enkystent.
 - d'autre part, les images narcissiques négatives qui sous-tendent ces dépressions sont extrêmement puissantes, ce qui rend compte de leur caractère illimité, de la très faible prise en compte des interférences des autres, de l'autre parent particulièrement. La différence sexuelle ne remplit plus sa fonction de limite, d'hétérologie,  face du gouffre narcissique ouvert par le vécu dépressif inconscient, dont l'aspect fusionnel devient alors uni modal et alors pathologique.
 
Il m'est arrivé plus d'une fois, au cours de ma pratique, de constater une dérive hyper féministe chez des patientes dont la dépressivité était souvent ancienne. Une dévalorisation de la féminité réelle, sous-jacente à ces attitudes revendicatives, servait de masque, construit pour lutter contre cette dépression datant de l'enfance.
On comprend mieux ainsi la dominance de l'autisme chez le petit garçon, dans la mesure même où  le chromosome Y ne fournit pas l'explication biologique globale souvent recherchée et jamais trouvée, de la production d'un autisme cérébral, organique. Je rappelle que l'on retrouve dans l'autisme à peu près 20% de causes organiques, lorsque les recherches sont effectuées de façon pointue. Cependant c'est un 20 % qui reste discutable pour diverses raisons. Quand on constate des anomalies cérébrales morphologiques ou fonctionnelles, on ne sait toujours pas distinguer si elles sont causes ou conséquences. Causes d'un mauvais développement ou conséquence d'un développement perturbé. Tout ce qu'on sait de mieux en mieux est que le cerveau se développe en interaction avec son environnement. Les études sur la petite enfance ne prouvent pas son auto organisation . Les neurosciences semblent plutôt donner raison à Winnicott, et à la théorie du développement interactif qu'à Mélanie Klein, et à ses hypothèses d'auto organisation cérébrale…
 
En tout cas l'idée d'un trouble de l'investissement narcissique maternel, butant précisément sur sa limite, celle que représente le masculin, permet plus de bon sens. On peut comprendre le désarroi de ces mamans prises dans un moment dépressif : là où elles ont besoin d'une thématique narcissique restauratrice, qui fonctionne comme une exigence, comme un absolu, en proportion de leur souffrance, elles rencontrent un enfant mâle représentant l'absence de soutien masculin, représentant la crainte de l'homme, représentant l'aliénation féminine face à l'homme. C'est en tout cas ce que j'ai souvent rencontré dans ces cliniques. Je n'ai trouvé dans ces cas aucune fierté oedipienne permettant d'investir ce petit garçon qui pourrait alors, dans le fantasme, entraîner la reconnaissance espérée du père  Là, le père n'est pas attendu, il est craint, à éviter…
 
Chez cette mère, le degré d'attention, d'implication, les soins précis et ludiques, l'importance du plaisir sont largement insuffisants pour déclencher l'intérêt de l'enfant, ce qui peut alors favoriser ou déclencher des réactions autistes chez certains, peut-être particulièrement sensibles. Si le masculin, vécu par cette mère comme persécuteur, provoque imaginairement cette dépression, le rejet effectif, inconscient qui en résultera pourra parfois résonner avec une défense autiste du petit garçon, pour induire un tableau clinique.  Le traumatisme du rapport à l'autre sexe survient, se répète là où une logique féminine réparatrice était espérée. Un défaut de réel soutien maternel, par la propre mère de la maman, favorise ces évolutions douloureuses. Voilà une raison psychologique majeure expliquant pourquoi les petits garçons sont plus souvent touchés par ce symptôme. Si les petites filles, sans être à l'abri, sont quatre fois moins nombreuses, c'est en raison de la présence plus rare d'imagos persécutrices maternelles, féminines, dont sont cependant porteuses certaines mamans dépressives,.
Comprendre l'impact de ces processus est impossible si on oublie la particularité fusionnelle du désir féminin, qualité littéralement matricielle tout à fait indispensable pour que se mettent en place toutes les fonctions vitales désordonnées de l'infans. Le travail de Bion sur les fonctions alpha organisantes de la maman face aux fonctions béta diffuses de l'enfant est déjà suffisamment clair pour que j'y renvoie le lecteur. Leur absence, liée au désinvestissement inconscient décrit, crée un monde tout bonnement inhabitable pour l'enfant . Il ne peut plus guère que se replier sur ses processus internes. La dépression maternelle, le plus souvent inconsciente, empêchant le déploiement d'une fusion maternelle bénéfique, participant ainsi au développement de l'autisme.
 
Je ne rends pas pour autant les mères responsables de l'autisme. Ce travail met simplement l'accent sur un aspect d'une réalité beaucoup plus compliquée. La vraie cause est dans les interactions complexes qui se mettent en place autour d'un enfant particulier, mais qui sont d'autant plus délicates actuellement qu'elles concernent  des mères isolées, loin de leur propre famille et de leurs traditions féminines, dans des configurations familiales trop souvent réduites à la mère et à l'enfant, avec un père mal préparé à la paternité, souvent travaillant trop, peu présent, angoissé lui-même de la  perte de son soutien conjugal, lui qui vit aussi dans cet isolement beaucoup trop fréquent dans notre société.
D'une façon générale, les mécanismes d'insuffisance de liens sociaux familiaux complexes, variés, stables sont les vraies causes de la progression actuelle de ces troubles, la maman combattant comme elle peut une dépression envahissante et souvent sourde, non diagnostiquée et non traitée. Dans la clinique, ces situations sont extrêmement fréquentes  voire majoritaires autour de l'autisme, et l'on peut penser qu'il ne faut pas chercher midi à quatorze heures, malgré la mode biologique actuelle, encore actuellement largement infondée en dépit de ce qui s'écrit trop souvent.