ANOREXIE, AUTISME ET ŒDIPE : LES MULTIPLES IDENTITES SEXUEES.
 
Ce que j'ai argumenté nous permet ainsi de mieux saisir pourquoi il y a 4 petits garçons autistes pour une petite fille, et inversement pour l'anorexie. C'est dans le miroir narcissique d'une mère trop seule que cela s'explique et se joue. Une maman perdue et dépressive aura plutôt naturellement tendance à désinvestir le représentant de l'autre sexe, et à surinvestir l'image miroir de la réparation idéale d'elle-même. Pour peu que le père et le reste de la configuration familiale s'y prêtent, beaucoup de petits garçons seront inconsciemment repoussés, et beaucoup de petites filles capturées.
Dès lors c'est l'entrée même dans le complexe processus identificatoire qui dans un cas, se bloque, dans l'autre se réduit dramatiquement.
Comprendre comment s'organisent les identités sexuelles, permettra, je l'espère, de mieux nous situer dans nos transferts thérapeutiques. Un petit garçon doit trouver son identité sexuelle face aux autres garçons, aux  hommes puis face aux femmes. Réciproquement pour la petite fille.
Que voit-t-il, que voit-elle dans la rencontre des hommes et des femmes de son entourage familial? Comment se parlent les humains autour d'eux ? Chacune de ces rencontres génère ce que j'appelle une logique subjective. L'axe identificatoire sexuel, multiple pour chacun des sexes, est à bien comprendre : ce n'est pas un bi sexualisme, parfois décrit en psychanalyse, selon lequel il y aurait une part d'homme chez la femme et une part de femme chez l'homme, ce qui me paraît plus que douteux, à quoi je ne crois pas plus que Lacan. Ce que certains dénomment la part féminine en l'homme est au contraire pour moi sa capacité d'apercevoir et de comprendre la femme, non pas en tant qu'il est lui-même cette femme mais justement en tant qu'il ne l'est pas, donc qu'il la joue ou la comprend partiellement, ce qui est évidemment bien différent. Réciproquement chez la femme. L'idée d'être l'autre sexe, de l'intérieur de soi, amène très probablement à une identification de type hystérique, fonctionnant avec les aléas que l'on connaît à cette identification. Ce sont certains de ces chemins, dans leurs multiplicités et leurs complexités, qui font défaut dans les processus identitaires de l'anorexie, et sont totalement absent dans les formes complètes d'autisme.
 
UNE PART OEDIPIENNE SOLLICITE LE MIROIR, L'AUTRE OUVRE UNE PERSPECTIVE.
 
Ainsi, féminité, anorexie, autisme sont liés par le  concept de logique subjective : si l'inconscient est le lieu de l'autre, disait Lacan, c'est en raison du fait que tout le système symbolique, conscient et inconscient se constitue dans les rencontres humaines. L'entrée dans la logique subjective se fait par l'identification, le  stade du miroir toujours recommencé. Elle est fusionnelle par nature, en raison du mécanisme même de l'identification.
L'indifférenciation entre l'un et l'autre, le  fait fusionnel, est une nécessité logique qui est le point de départ, l'axiome de toute logique subjective, ensuite intériorisée par le sujet. C'est le point de départ arbitraire de toute symbolisation, le fondement même de l'intériorisation identitaire qui crée ensuite une distance à l'objet (voir la réflexion freudienne sur le jeu de for da) grâce à la symbolisation. L'appropriation, qui signe le respect, l'espace entre soi et l'autre, repérée sous le terme d'imago, reste alors la trace de cette genèse. Mais l'indifférenciation est l'étape nécessaire pour que l'identité du sujet s'engage dans ce lien. C'est ce que Lacan a repéré dans le statut du signifiant, pour lequel sujet et objet sont constamment, si on le lit bien, indifférenciés. L'indifférenciation, le miroir, est l'étape préalable nécessaire à l'identification. Sa nature fondamentalement fusionnelle n'est alors  limitée que par la présence d'autres logiques signifiantes. On ne fait que passer d'une fusion à une autre, seul ce mouvement hétérologique rend  compte d'un sujet qui ne se fige pas dans un fonctionnement soit  psychotique, si la fixation apparaît réelle, soit névrotique si elle n'est que symbolique. Autrement dit, ce n'est que dans la mesure où on est capable de changer d'opinion et d'interlocuteur qu'on s'éloigne de la psychopathologie…
Pour moi, la fusion identificatoire normale de toute constitution de logique subjective ne se fait pas avec la mère, ou le père, mais avec les signifiants proposés dans ces rencontres. La fusion ….pathologique avec l'autre réel ne se produit que dans la mesure où les signifiants d'autres logiques subjectives, d'autres rencontres, sont activement interdits par ce premier système de relation. Ce qu'on appelle la castration  est garanti par l'obstacle que la réalité et l'autre, toujours changeants, opposent à notre désir de toute puissance, qui tend à rester de façon monologique dans un système de pensée clos.
 
L' indifférenciation/identification ne fonctionne  pas de la même façon pour les deux sexes : elle renvoie plutôt à la constitution de logiques subjectives narcissiques du côté maternel, alors qu'elles seront préférentiellement sublimées du côté paternel. Ces deux versants constituent l'identité du sujet, remaniable autant que restent mobiles les  signifiants, soit la vie durant. On conçoit alors aisément que ces deux types de logiques d'être, masculines et féminines, présentes chez les deux sexes, auront besoin d'être articulées, pour fonctionner de concert, de manière hétérologique, et souvent comme limite l'une de l'autre. On comprend alors aussi  que féminité et masculinité renvoient plus à des fonctions logiques qu'à des êtres de chair précis. Il ne s'agit pas dans ce travail de désigner des hommes et des femmes normalisés dans des caractéristiques fixées et souhaitables, mais de repérer des fonctions logiques différentiées, narcissiques et sublimatoires, dont l'articulation hétérologique est nécessaire au sujet, qu'il soit homme ou femme, et quelles que soient ses moeurs.
Historiquement, ces fonctions encore, clairement réparties il y a  quelques décennies, deviennent  actuellement plus floues : Féminité et masculinité ne sont plus simplement affaires d'homme ou de femme. Reste qu'on aura toujours besoin des registres narcissiques et sublimatoires pour constituer le sujet en liberté,  pour ne pas reproduire l'impasse de l'indifférenciation narcissique de l'anorexique, ou le refus d'engagement dans la logique subjective narcissique de l'autisme. Le mouvement sociologique de notre époque, qu'on le regrette ou qu'on l'applaudisse, tend à découpler le féminin et le narcissique, puis le masculin et le sublimatoire. Peut-être, dans quelques dizaines de milliers d'années, ces répartitions nouvelles de rôle auront pour effet de gommer également les différences anatomiques, externes et internes, dont j'ai parlé !!! Reste que l'être humain aura toujours besoin de se constituer par l'autre, et aussi de se différencier de cet autre pour jouer son propre destin. Ces deux étapes, narcissiques et sublimatoires, resteront logiquement de mise. Mais il n'est pas certain qu'elles resteront liées au masculin et au féminin comme elle l'étaient encore il y a peu, et le sont encore largement actuellement. Un défaut de narcissisme fera en tout cas toujours risquer la réaction autiste, comme un manque de différentiation exposera à la brutale révolte muette de l'anorexie.
 
LES LOGIQUES OEDIPIENNES
 
L'Œdipe s'entend mieux comme l'entrée dans l'identification par la dénomination, sa sortie correspondant à l'entrée dans la subjectivité, par la relativité que permet la mise en relation réciproquement limitante des dénominations.
On peut soit jouer avec les mots, et aucun d'entre eux n'est tout-puissant, soit ne pas jouer avec les définitions, ce qui installe la toute-puissance. L'humour est le premier des tiers, et sans doute le trait le plus fondamental pour accéder à la subjectivité. Le plaisir de l'humour est ainsi une condition forte du désir.
Dans chacun des axes oedipiens que j'ai décrits, une logique subjective se crée, avec son axiome arbitraire, qui ne se relativise que de se mettre en relation avec d'autres logiques subjectives, celles des autres axes en particulier. Les axiomes se font  place l'un à l'autre, aucun n'est alors tout-puissant, et le sujet circule d'une identification à l'autre, au lieu de rester enfermé, s'il n'y a pas cette hétérologie . On voit ainsi que l'hétérologie est une autre définition de la castration. Dès lors, s'éclairent toutes ces catégories d'Œdipe direct, inversé, complet  : l'important est d'une part que le sujet puisse circuler entre des signifiants nombreux, et d'autre part qu'il soit capable de comprendre, et de faire fonctionner suffisamment de logiques subjectives pour s'y retrouver dans l'humain. L'identité sexuée multiple devient alors la capacité complexe à se mouvoir dans les logiques sexuelles présentées au sujet, la  capacité à s'y prendre et à s'en déprendre.
Comment un homme peut-il aimer une femme s'il n'a pas une idée profonde de ce qu'est le féminin, et réciproquement? Comment un homme peut-il aimer un autre homme, si les logiques masculines ne sont pas inscrites en lui avec assez de plaisir? Idem pour les femmes.
 
On voit ainsi,que la question de l'hétéro ou de l'homosexualité devient secondaire, chacun étant dans ses préférences, ses inclinaisons personnelles, sans problème particulier si les multiples voies vers l'autres et ses logiques infiniment variées ne sont pas trop appauvries ou interdites par son histoire. Il est des hétérosexuels pris dans des "vérités" identitaires violentes, pour eux et les autres, et des homosexuels sensibles à la subtilité des différences multiples de l'humain, et inversement.
On voit bien aussi que  les nombreuses descriptions de la littérature psychanalytique sur l'Œdipe direct (attirance d'un sexe pour l'autre sexe) l'Œdipe inversé (attirance d'un sexe pour le même), le complexe d'Electre (attirance de la fille pour le père), etc… n'aboutissent qu'à une confusion nettement observable dès qu'on tente de comprendre l'orientation désirante à partir de ces distinctions  : Lacan, par exemple, note la présence d'une complexe d'Œdipe tout à fait classique chez un de ses patients homosexuel, ce qui est contradictoire avec la théorie de l'homosexualité "définie" par un Œdipe inversé. Etc…
Je défends au contraire l'idée de multiples logiques identitaires, en lien et en limites mutuelles, rendant la subjectivité, quelle qu'elle soit , plus souple, plus adaptable  à chaque histoire singulière, d'autant plus facilement  qu'elle sont plus nombreuses et articulées hétérologiquement (c'est-à-dire sans se réduire logiquement les unes aux autres) . Cette théorie  me semble  meilleure,  propre à faciliter l'écoute  thérapeutique.
 
Il est net, si l'on s'appuie sur ces bases, que la thématique de l'anorexie mentale se caractérise alors par une grande pauvreté des identification positives, plaisantes, à la fois à son propre sexe, à l'autre, et aux logiques de relations entre les deux.. Lacan disait qu'il n'y a pas de rapport sexuel. Corrigeons : il n'y a pas de rapport sexuel absolu, mais il existe bien une représentation du rapport sexuel. C'est la façon dont le père parle à la mère, de la mère, dont la mère parle au père, du père qui représente en fait le rapport sexuel, et donc conditionne, outre les identités sexuées proprement dites, le mode d'entrée dans la puberté.
Nous verrons plus loin qu'une constante dans l'anorexie est le défaut de logiques subjectives correspondant à l'Œdipe inversé. Dans mes observations, l'identification positive entre mère et fille, père et fils, est en effet constamment altérée .Mais ce n'est cependant pas une clé : si manque en effet ce versant oedipien, les logiques subjectives de rapport entre les sexes  sont aussi affectées,  parfois même quasi inexistantes. Tout peut se voir, se décliner, selon les situations particulières. Ainsi, rares sont les anorexiques qui peuvent décrire des rapports amoureux entre leurs parents, au sens simplement de dialogues de tendresse. Or la manière dont les hommes et les femmes se parlent dans une famille, représentation opérante du rapport sexuel, est fondamentale .  L'entrée suffisamment harmonieuse dans la puberté en dépend  largement .
 
 
La caractérisation  des différences  sexuelles va permettre de poser des constructions de logiques subjectives dont les rôles complémentaires participeront  à l'organisation équilibrée  du sujet.
Ainsi, la finesse sensorielle et intuitive des femmes va-t-elle largement favoriser les logiques subjectives narcissiques, alors que les surinvestissements symboliques des hommes vont orienter beaucoup plus vers la sublimation, le  sacrifice de l'objet au  bénéfice du fait culturel.
Une vision particulière du complexe d'Oedipe fait jouer une articulation complexe entre ces deux champs, chacun se limitant dès lors au profit de l'autre. La condition en est donc de faire jouer deux Oedipes par sexe : le petit garçon, s'il cherche à rivaliser, voire à supplanter son père,  entre ainsi dans le rôle du petit homme aux yeux de sa mère, endossant au passage les valeurs, et les logiques subjectives liées au père. Notons que cela se fait dans le cadre des jeux de l'enfance, donc le plus souvent sans le désir de tuer le père et ses effets dévastateurs. Le plus souvent, c'est même du côté  du père qu'il trouve une alliance mimétique, y compris dans le jeu de la rivalité, qui peut, en tant que jeu, être partagé  par les parents. L' identification directe se fait avec le parent du même sexe, une identification inverse se joue aussi avec celui de l'autre sexe.
Il est en effet trop oublié que l'Oedipe est une identification à part entière. Dans l'Œdipe direct, le petit garçon apprend les rôles masculins  avec les femmes, dans l'identification avec le père, il apprend à être homme avec les autres hommes, dans l'Œdipe inversé, il s'essaye à comprendre la femme. Il va entrer dans les logiques maternelles de douceur, de chant, de contes, de câlins, de caresses, de finesse intuitive, d'autant plus que le père est là, n'en est pas gêné, bien au contraire. Ce qu'on appelle la période de latence est en fait un moment d'intenses préparatifs, à travers les jeux, de l'apprentissage de tous ces rôles complexes. Quel petit garçon, dans ce cadre, n'a pas joué à la fille, quelle petite fille n'a pas joué au garçon?
Dans les deux cas, le refoulement ne concerne que les désirs tout-puissants, qui sont habituellement facilement mis à l'écart en raison de l'amour voué aux deux parents, qui, eux, acceptent ces jeux en tant que tels. Aussi le versant anxieux de l'Œdipe, qui correspond au vœu de destruction de l'autre sexe, est-il souvent absent, comme le montrent d'ailleurs les quelques études qui ont tenté de retrouver  ce complexe avec son aspect de rivalité anxieuse.
Chaque jeu relationnel, si la présence  de l'autre parent l'autorise de façon bienveillante, inscrit chez le jeune sujet une logique particulière à chaque sexe, qui  lui permettra ensuite de s'inscrire dans le complexe univers sexué de l'adolescence. Quant à être maternel avec le père, paternel avec la mère, ce fait n'est pas rare dans mes observations. Un réel jeu oedipien peut se voir dans les deux sens, où le petit garçon fait la femme avec le papa, prenant soin de lui, mimant les  tendresses maternelles. Cela se voit plus souvent avec les enfants plus petits, où le grand prend  alors un rôle maternel tout à fait net. C' est plus  évident parfois chez  la petite fille, avec parfois une réelle compétition à la clé. Ces conduites, souvent passagères, fugaces,  n'ont, encore une fois, que rarement le caractère d'un comportement exclusif, violent envers l'autre parent. Mais elles permettent d'enrichir la palette de l'enfant sur les différentes logiques humaines, qui peut ainsi  les comprendre en profondeur, comprendre aussi le rapport sexuel.
Il n'est pas rare de constater également cet Oedipe inversé chez la petite fille :  elle  joue au père vis-à-vis de la maman, intériorisant ainsi le rôle masculin dans ce qu'il amène à la mère. On constate ces phénomènes est en particulier autour des jeux de déguisement, avant et juste après la période de latence .
 
Ainsi, chacun de ces rôles oedipiens multiples  aide l'enfant à apprendre la complexité de la vie . Il choisira ensuite ce qui lui va le mieux, sans pour autant se trouver  démunis lorsqu'il  rencontrera d'autres logiques d'être. On en trouve une bonne illustration  dans les romans : si Flaubert est Mme Bovary, pour prendre l'exemple le plus célèbre, chaque romancier ou romancière  explore les rôles les plus variés, avec une profondeur de pensée et de sensibilité qui ne tient jamais au sexe réel de l'auteur !!!
Chacun de ces versants oedipiens est ainsi soumis à une transmission spécifique, la diversité de ces transmissions assurant leur articulation, dont on sait je la dénomme hétérologique, c'est à dire qu'aucune d'entre elle ne peut être réduite en aucune des autres, chacune ayant des domaines interférents et d'autres, irréductibles…