L'ANOREXIE MENTALE ET LE FEMININ 
 
Si Freud a imaginé un fonctionnement de la femme sur le négatif de l'homme, selon un désir qui s'organise sur le mode de l'envie du pénis, les réactions des psychanalystes femmes à cette idéologie freudienne ont heureusement été fortes. Mélanie Klein en particulier, avec sa théorisation de l'objet intériorisé et projeté, toujours dans le jeu du désir, a dépassé la question de l'Oedipe fixé sur l'objet phallique pour en faire une forme psychique plus généralisée, l'identification oedipienne étant pour elle présente archaïquement, dès les moments oraux et anaux de la petite enfance. Les idées qu'elle a mises en place sont valables pour les deux sexes, mais probablement a-t-elle plutôt longuement parlé de la femme sans le dire. La psychanalyse a ensuite classé ses idées nouvelles et étonnantes du côté du remue-ménage des premiers âges plutôt que dans une spécificité féminine, où à mon avis elles se prolongent pourtant, en raison précisément de l'intrication toujours plus présente chez elle que chez l'homme de ce mélange entre intérieur et extérieur, tant du corps que de la pensée.
Le concept clé de Mélanie Klein, l'identification projective se comprend mieux si l'on se réfère à l'idée de logique subjective, on l'a vu. Si en effet on a constamment besoin de l'autre pour se comprendre et se penser, pour construire nos logiques d'être, si cette place de l'autre est toujours l'axiome de nos logiques, c'est tout simplement cette part que l'autre prend dans notre propre construction qui apparaît dans la projection… Cette part est simplement à mon avis toujours plus importante chez la femme, en raison de ses différences anatomiques et culturelles. Les logiques subjectives narcissiques y trouvent un creuset naturellement et culturellement fusionnel, ce qui ne pose pas de problème particulier, encore une fois, si une limite, un cadre y est donné. Ce n'est que de l'absence de ce cadre limitant que l'anorexie, ou d'autres traits pathologiques, se déduisent d'un fusionnel féminin par ailleurs plutôt souhaitable. Que les logiques subjectives ne soient pas tout à fait les mêmes chez les hommes et les femmes, de ce point de vue de l'interne et de l'externe, est une autre forme de la castration…
 
Malheureusement, celle-ci a tout simplement été partiellement déniée chez beaucoup d'auteurs féminins des années 70-80, L'objet utérin d'Irigaray, par exemple, prend cette place dans une démarche qui déplaçait l'idée de castration sur la toute-puissance au lieu de la laisser sur le pénis, ce en quoi je suis d'accord, vers une égalité sexuelle qui confine comme d'habitude dans ces cas-là à une toute-puissance masquée. Une domination réelle (dans certains domaines) et supposée à la fois, dénoncée, est en fait remplacée par une autre…
Bien au contraire, ce que je propose est une profonde différenciation du cheminement psychique entre l'homme et la femme, une absence d'égalité, de chemin commun, générateur alors d'un vrai plaisir de rencontre.
Dans nos sociétés dites modernes, et que certains dénomment barbares, cette différence continue à s'effectuer et à fonctionner. Je peux en prendre pour preuve cette revendication qui fuse de toutes parts sur la parité dans le champ politique. Si on veut plus de féminin, à juste titre, c'est bien que la différence intéresse plus d'un, et non un égalitarisme vite stérile!!
 
Alors, tant sur le plan psychique, anatomique, cérébral, légal, social, on peut chercher longtemps l'égalité, on ne la trouvera jamais ailleurs que dans le fantasme. C'est précisément sur ce terreau social de déni des différences sexuelles, dans une dérive patente de certains mouvements féministes, que s'augmente le nombre d'anorexiques, et ce n'est pas un hasard. C'est alors précisément la non reconnaissance de cette différence fondamentale qui fait violence dans l'anorexie mentale, avec son corollaire de manque de plaisir à être soi et à rencontrer l'autre, du même sexe ou de l'autre.
 
 
FILLES ANOREXIQUES
 
Il est clair qu'une dérive exagérément féministe aboutit à un divorce souvent extrêmement douloureux entre réalité féminine et le fantasme de toute-puissance sous-jacent. Sur ce terrain sociologique, la situation de la femme est souvent extrêmement difficile.  Cumuler les rôles d'homme et de femme aboutit à des semaines de 70 heures, et peu provoquer une dépressivité.
Dans les recherches actuelles, on retrouve très fréquemment cette dépression maternelle dans la problématique de l'autisme, certaines statistiques parlant de 50 % de mères ayant fait un épisode dépressif plus ou moins important l'année précédant l'accouchement d'un enfant. Je soupçonne la même proportion pour l'anorexie mentale, dans un mécanisme cependant bien différent.
 On peut concevoir que l'enfant salvateur, l'enfant consolateur, dès lors objet de la réparation maternelle, sera bien plus volontiers une fille, dans un effet de miroir venant nourrir ce narcissisme douloureux. Elle sera alors investie, et bénéficiera de l'attention profonde de la mère, évitant alors l'autisme, mais pas l'anorexie si l'investissement narcissique se mue en surinvestissement, si l'enfant elle-même s'y prête, si le père n'intervient pas suffisamment. La profondeur même des logiques fusionnelles, matricielles,  mise  en place par la mère est telle que la différenciation féminine de l'enfant, sa possibilité d'être une autre femme, souvent difficile,  sera tout bonnement impossible dans l'anorexie, faute de tiers et de limites à ces logiques maternelles. Tant que la dépendance est le monde de la petite fille, cela peut tenir, jusqu'à la puberté…
C'est seulement au moment de l'adolescence que l'impasse survient : la question du sexuel , d'abord repoussée par l'investissement narcissique maternel, l'amour absolu qu'elle portait à sa fille  revient brutalement dans la réalité de ces enfants qui ne sont absolument pas équipées pour la gérer. Elles ont, en effet, été élevées, éduquées dans la négation de la différence sexuelle, dans la toute-puissance féminine. C'est ce qu'elles reproduisent et montrent en une sorte de miroir déformé  : une femme sans sexe, une mère sans père, une femme auto suffisante .
Leur découverte tardive qu'une mère absolue est une femme limitée provoque un repli de l'amour sur la haine, préparé par le huis clos fusionnel précédent. La tromperie apparaît dans toute son ampleur inconsciente.
L'anorexie mentale doit surtout s'entendre comme une crise qui traverse l'adolescente, dans la mesure où, sans en être consciente, elle ne peut ni ne veut se dégager de l'investissement fusionnel et maternel. Mais elle ne peut plus non plus vivre exclusivement du maternel Ce n'est pas plus envisageable que la reproduction parthénogénétique  dans l'espèce humaine.
Le refus de l'alimentaire se lit aussi comme la preuve que dans ces cas-là, l'alimentaire, exclusivement maternel, provoque un tourbillon d'amour et de haine sans limites. L'aliment représente la mère, n'a de fonction qu'avec elle.
D'ailleurs, il existe une répartition parlante dans l'alimentaire, pratiquement dans toutes les civilisations. Il n'est inscrit dans le symbolique humain, d'une façon dominante, que pour le solide et la boisson élaborée . L'eau simple étant très vite utilisée de façon autonome, le sujet ne passe alors plus par la mère : je ne connais pas d'adipsie mentale, elles sont tout à fait exceptionnelles. Mais là encore, cela parle d'un fusionnel féminin particulier, d'un féminin qui n'est pas arrêté par la logique masculine. Fantasmatiquement, le corps anorexique n'est qu'une conséquence du corps maternel, sans que mention y soit faite du corps paternel. Il ne peut exister dans le sexuel. Il doit redevenir un corps de petite fille lié à la mère, donc maigrir, maigrir. La contradiction  entre le refus inconscient de la mère signifié par le refus de nourriture, et le désir de revenir à un corps de fillette dépendant de cette mère  n'est qu'apparente  : c'est la mère sexuée qui est refusée…
 
LA VIOLENCE ANOREXIQUE
 
L'anorexie mentale ne se comprend qu'en raison d'un refoulement d'une extrême violence d'une part, accompagné d'un trouble profond de l'identité féminine d'autre part.
La violence extrême : la particularité du symptôme anorexique est de recouvrir une violence faite à l'enfant, complètement déniée, complètement refoulée, complètement mise de côté, de sorte que la seule possibilité qui lui reste pour résister à l'écrasement, à l'éradication de sa subjectivité est une résistance corporelle qui va montrer qu'un être humain sans subjectivité n'a pas sa place dans le réseau humain. La réponse corporelle protège d'une réponse psychique impossible dans l'état de dépendance de l'enfant ou l'adolescent.
 
Le deuxième axe, qui est celui de la féminité, nous a déjà amené à quelques remaniements des théories psychologiques actuelles sur les femmes en comprenant précisément en quoi toute la thématique fusionnelle est beaucoup plus intimement liée à leur destin qu'à celui de l'homme, le plus souvent heureusement d'ailleurs.
 
Commençons par la violence subjective : les mêmes violences subjectives qui  aboutissent parfois à une anorexie mentale chez la fille, produisent des états de pseudo déficience mentale voire de dépression chez l'homme. L'homme ne peut réagir à la  violence inconsciente maternelle que par une absence d'appétence sociale, une aboulie éventuellement sexuelle, une timidité comme il est dit parfois, mais aux conséquences cataclysmiques sur son développement personnel et social. La jeune fille au contraire, face à la même problématique,  réagit par ce qui relie l'intérieur à l'extérieur, par une atteinte de ce flux continu, entre le dedans d'elle et le désir de l'autre, la force de ce lien étant à la fois, chez la femme, psychique et physiologique. Qu'une femme soit pénétrée , traversée par l'autre est une expérience fondamentale, fondamentalement différente d'une expérience masculine . Elle a ceci d'inouï pour l'homme qu'elle fait  lien avec l'autre à l'intérieur même d'elle, à l'intérieur de sa propre subjectivité.
L'histoire de la femme est ainsi celle du cheval de Troie. Ce qu'il y a dans cet objet intériorisé sera soit bénéfique, soit maléfique. Mais comme elle apprend à parler, à penser et à dire avec l'intérieur même de cet objet, elle ne pourra l'expulser, le critiquer au besoin si un tiers ne joue pas son rôle de mise en perspective de ce champ maternel interne. Elle ne pourra que montrer son désir de s'en dégager par un symptôme, faute de pouvoir  effectuer l'action symbolique de mise à l'écart. Ainsi, les vomissements, l'anorexie qui se mettent en place témoignent simplement de l'objet trop ambivalent que l'anorexique ne peut mettre à l'écart, faute de pouvoir en distinguer les divers composants, bon ou mauvais pour elle, l'objet tout entier portant son identification sur un mode fusionnel. L'anorexie est donc un essai de solution, un début de résistance, mais qui s'applique à la forme maternelle incorporée plutôt qu'au contenu symbolique, au corps plutôt qu'à la pensée. C'est autour de cette thématique que Jean et Eveline Kestenberg ont écrit leur texte sur l'anorexie mentale, La faim et le corps.
Lorsque l'anorexique pourra expulser ce lien fusionnel qui la trouble tant dans son identité, après des traversées de conflits réels douloureux et violents avec ses parents, pris eux aussi dans leur propre limite inconsciente, le symptôme cessera d'être  autant nécessaire.