Introduction


Antipsychiatrie et existentialisme

L’apport

Le courant antipsychiatrique, en fait la mise en pratique des théories de l’existentialisme, puis de la thérapie existentielle, trouve son intérêt et sa limite dans la définition même de son objet : l’être, plus précisément l’être en acte . C’est au fond une philosophie essentiellement dynamique, plus basée sur la créativité de l’instant que sur la description statique des objets.

La psychothérapie existentielle est une forme de psychothérapie, basée sur le modèle de nature et d'expérience humaine développée par la tradition existentialiste de la philosophie européenne. Elle se concentre sur des concepts universellement applicables à l'existence humaine, qui incluent la mort, la liberté, la responsabilité, et le sens de la vie. Au lieu de considérer des expériences humaines comme l’anxiété, l’aliénation, ou la dépression comme des manifestations de maladie mentale, la psychothérapie existentielle voit ces expériences comme des stades du processus normal de développement et de maturation d'un être humain. En facilitant ce processus de développement, la psychothérapie existentielle implique une exploration philosophique de l'expérience de l'individu, qui souligne sa liberté et sa responsabilité, pour donner plus de sens à sa vie et améliorer son bien-être.
La psychothérapie existentielle est à relier à la psychanalyse existentielle.

Ainsi, le ton est donné : il s’agit pour ce courant de passer de l’idée de traiter des psychopathologies assimilées à des états de maladie à celle de favoriser l’expression, à travers le symptôme, de la singularité de chaque destin particulier.
Les versants positifs de ces tentatives furent nombreux. L’un d’eux fut sans doute qu’il permit la création du livre témoignage de Mary Barnes , soit le trajet d’une femme aux prises avec un trait psychotique, sans traduction ou interprétation de son état par d’autres qu’elle-même. La réduction du fait psychique à une science, qu’elle soit psychanalytique ou psychiatrique ne joue alors plus, ce qui élargit de fait considérablement le récit . 

Laing a décrit une contradiction fondamentale dans la psychiatrie. Il a signalé que le diagnostic se basait sur l’observation du comportement d’une personne. Cependant, il n’y avait pas (et il n’y a pas) de preuve qu’il s’agisse d’une maladie du cerveau. Or, on attribuait quand même un traitement biologique à la personne. Par conséquent, Laing a indiqué que la schizophrénie n’était pas un fait mais une théorie.

L’expression de l’être, fait singulier, est ici clairement plus importante que l’étiquetage, qui peut n’être qu’un désir familial ou social…

L’autre apport considérable de cette vision purement phénoménologique de la clinique est très lié au travail de Bateson sur le double lien, que Ronald Laing étaye de façon fort convaincante dans son livre sur l’étude des familles de patients schizophrènes . Ces derniers, dans cette lecture, sont obligés de traverser le trait psychotique pour survivre dans les multiples paradoxes qui leur sont proposés dans leur milieu d’origine.

La limite 

Cependant, l’idée de Laing que la dynamique spontanée d’un sujet, sa liberté absolue, définisse la possibilité de son existence, donc que l’expression sans limite va déterminer la guérison d’un trait psychotique est en partie erronée, ce dont Laing convint à la fin de sa vie.
L’échec relatif fut le même que celui de Heidegger, ce qui est normal puisque ce mouvement existentialiste en est directement issu. C’est l’hypothèse, qui donc ne fonctionne en fait pas, que l’être est essentiellement seul, que sa dynamique est purement celle de son énergie interne qui se dévoile en acte, ainsi que Nietzsche, ultime précurseur de tous ces mouvements, le posait dans son concept de surhomme et de volonté de puissance. Heidegger a ensuite dramatiquement échoué avec sa suite nazie sur cette toute-puissance du sujet dans son dévoilement, comme Laing a buté sur celle l’auto-guérison du trait psychotique.
Bettelheim était de fait sur la même lignée, avec quelques nuances qui expliquent qu’il eut plus de succès, car ses techniques d’accompagnement étaient beaucoup plus interactives, même s’il buta sur les mêmes obstacles que Laing : la réaction politique négative à la remise en cause sociale et familiale face à la toute innocence, donc la toute-puissance, du symptôme de l’être du patient.

Le contexte historique.

Mais il faut faire un bref détour par le contexte historique de la naissance de ce mouvement, essentiellement anglais et italien . 
Le contexte historique de ce mouvement, où une autre histoire des 30 glorieuses (1945-1975).

Le film de Charly Chaplin « les temps modernes » est tout à fait précurseur d’un effet négatif de la grande révolution industrielle du 20°siècle, qui est la révolte, le repli de l’individu face au centralisme de plus en plus accentué auquel est soumis le sujet « normé » voire l’aperçu progressivement croissant des impasses environnementales de cette société toute carbonée. 

Les historiens ont énormément étudié les clivages idéologiques Est-Ouest qui traversaient la France à cette époque, mais ils ont négligé d’étudier les oppositions au machinisme et à l’emprise de la technique, et les centaines de conflits socio-environnementaux qui se sont produits dans tout l’Occident de part et d’autre de l’Atlantique .

Ce sont en effet ces mêmes années qui virent fleurir beaucoup de mouvement professant la toute-puissance du sujet, que ce soit le mouvement yippie aux États-Unis, avec son manifeste de Jerry Rubin  « Do it », les brigades rouges en Italie, la bande à Bader allemande, puis plus tard action directe en France dans les années 80.

La désintrication sujet société 

C’est que le désespoir social mène clairement à la fin d’un dialogue constructif entre soi et les autres, laissant en plan l’individu avec dès lors la toute-puissance de sa pensée, qui n’est plus limitée, articulée par l’autre. Le social, à son tour, détaché de sa base humaine, risque de fonctionner aussi en roue libre, sans plus d’articulation avec les êtres qui le compose pourtant.
L’existentialisme, produit de cette époque, et son ancêtre la phénoménologie, aboutissent à une double impasse, celle de l’existence d’un être hors relation et d’un social qui a perdu le sens de l’individu. Sartre et Kafka, de part et d’autre, en sont les illustrations.
Or le plaisir d’être, c’est-à-dire le sens, est relationnel, c’est le lien entre un organisme et son environnement, matériel pour les animaux et mais aussi transcendantal  pour l’humain, dans une résonance positive, dans l’idéal écologique pour les deux, mais souvent hélas essentiellement pour l’organisme dans la réalité.
Les thérapies expressives, qui supposent un mieux-être par uniquement une auto-organisation, ne tenant pas compte de cette résonance, aboutissent à l’inverse du plaisir, c’est-à-dire la souffrance, ce à quoi arrive Sartre lorsqu’il invente l’existentialisme dans ce passage de La Nausée  :
Donc j'étais tout à l'heure au jardin public. La racine du marronnier s'enfonçait dans la terre, juste au-dessous de mon banc. Je ne me rappelais plus que c'était une racine. Les mots s'étaient évanouis et, avec eux, la signification des choses, leurs modes d'emploi, les faibles repères que les hommes ont tracés à leur surface. J'étais assis, un peu voûté, la tête basse, seul en face de cette masse noire et noueuse, entièrement brute et qui me faisait peur. Et puis j'ai eu cette illumination. Ça m'a coupé le souffle. Jamais, avant ces dernier jours, je n'avais pressenti ce que voulait dire « exister ». J'étais comme les autres, comme ceux qui se promènent au bord de la mer dans leurs habits de printemps. Je disais comme eux « la mer est verte ; ce point blanc là-haut, c'est une mouette », mais je ne sentais pas que ça existait, que la mouette était une « mouette-existante » ; à l'ordinaire, l'existence se cache. Elle est là, autour de nous, en nous, elle est nous, on ne peut pas dire deux mots sans parler d'elle et, finalement, on ne la touche pas. Quand je croyais y penser, il faut croire que je ne pensais rien, j'avais la tête vide, ou tout juste un mot dans la tête, le mot « être ». Ou alors, je pensais... comment dire ? Je pensais l'appartenance, je me disais que la mer appartenait à la classe des objets verts ou que le vert faisait partie des qualités de la mer. Même quand je regardais les choses, j'étais à cent lieues de songer qu'elles existaient : elles m'apparaissaient comme un décor. Je les prenais dans mes mains, elles me servaient d'outils, je prévoyais leurs résistances. Mais tout ça se passait à la surface. Si l'on m'avait demandé ce que c'était que l'existence, j'aurais répondu de bonne foi que ça n'était rien, tout juste une forme vide qui venait s'ajouter aux choses du dehors, sans rien changer à leur nature. Et puis voilà : tout d'un coup, c'était là, c'était clair comme le jour: l'existence s'était soudain dévoilée. Elle avait perdu son allure inoffensive de catégorie abstraite : c'était la pâte même des choses, cette racine était pétrie dans l'existence. Ou plutôt la racine, les grilles du jardin, le banc, le gazon rare de la pelouse, tout ça s'était évanoui : la diversité des choses, leur individualité n'était qu'une apparence, un vernis. Ce vernis avait fondu, il restait des masses monstrueuses et molles, en désordre - nues, d'une effrayante et obscène nudité. [...] J'étais là, immobile et glacé, plongé dans une extase horrible. Mais, au sein même de cette extase quelque chose de neuf venait d’apparaître ; je comprenais la Nausée, je la possédais. À vrai dire je ne me formulais pas mes découvertes. Mais je crois qu'à présent, il me serait facile de les mettre en mots. L'essentiel c'est la contingence. Je veux dire que, par définition, l'existence n'est pas la nécessité. Exister, c'est être là, simplement ; les existants apparaissent, se laissent rencontrer, mais on ne peut jamais les déduire. Il y a des gens, je crois, qui ont compris ça. Seulement ils ont essayé de surmonter cette contingence en inventant un être nécessaire et cause de soi. Or, aucun être nécessaire ne peut expliquer l'existence : la contingence n'est pas un faux semblant, une apparence qu'on peut dissiper ; c'est l'absolu, par conséquent la gratuité parfaite. Tout est gratuit, ce jardin, cette ville et moi-même. Quand il arrive qu'on s'en rende compte, ça vous tourne le cœur et tout se met à flotter".

« Les existants apparaissent » écrit Sartre, ils se montrent à nous mais « on ne peut les déduire ». L’être est posé là sans lien avec ce qui l’entoure, comme un corps sans relation avec les mots qui le déterminent. Outre l’aspect clinique en lien avec la crise psychotique (que traverse Sartre dans cette page d’écriture !), c’est bien de cette désintrication progressive entre sujet et société que produit la société industrielle qu’est né l’existentialisme, puis l’expérience anglaise de l’antipsychiatrie, témoin d’un être trop seul jusqu’à la nausée…
Mais revenons à son fondateur principal.