Anatomie du plaisir ou l'effort d'être soi

Il est plus facile de mourir de ses contradictions que de les vivre. Albert Camus

 

 

L'anatomie du plaisir, ou l'effort d'être soi.

 

 

S'il ne faut pas confondre appareil psychique et cerveau, pour autant il est bien clair qu'on pense continuellement avec notre corps. La pensée est alors largement vectorisée par le plaisir, impliquant un corps chez l’homme plongé dans l’univers symbolique qui le maille[1], l’entraîne, puis qu’à son tour il tente d'influencer. Mais c'est ce corps qui reste le lieu de toute élaboration symbolique. Si le corps ne suffit évidemment pas pour penser, il est nécessaire à cette production. L'œuvre de Spinoza[2] a entre autres ceci d'intéressant qu'elle clôt l'hypothèse de l'âme distincte du corps telle que les grandes religions l'ont posée, ainsi que Descartes. D'où tous ses ennuis ! Il anticipa pourtant les découvertes cognitives actuelles[3] qui font de l'affectivité la matrice de la pensée symbolique. L’idée du Corps et le Corps, c’est-à-dire l’Esprit et le Corps, sont un seul et même individu, que l’on conçoit tantôt sous l’attribut de la Pensée, tantôt sous celui de l’Etendue. Raisonnement quantique avant l’heure, on le voit !

Il faut donc approfondir cette étape par laquelle nous allons explorer les éléments que nous amène l'étude du corps proprement dit dans cette fonction dynamique du plaisir, avant de traiter du plaisir de penser dans les parties suivantes.

 

 

Les dissociations[4] originaires.

 

La dissociation énergétique thermodynamique.

 

Nous avons vu dans les chapitres précédents que la vie était fondamentalement une séparation du milieu, tant sur le plan thermodynamique que structurel. Pour le premier, l’entropie s’inverse dans le domaine du vivant, créant une séparation dynamique avec le milieu, et ouvrant la possibilité de structuration aléatoire par les phénomènes de flux vue dans le premier chapitre. Rappelons que la nouveauté amenée par ces domaines connexes à la psychanalyse tient à l’effet structurant en soi de ces flux d’énergie (et de langage) traversant des systèmes ouverts loin de l’équilibre, que nous sommes toutes et tous !

Aucune structure vivante, alors, qu’elle soit psychique ou physique, n’est ainsi à l’abri de modifications dues à ce bain dynamique de la vie et du temps qui passe. Ceci répond bien de l’imprédictibilité connue des troubles psychiques, nonobstant les théories trop assurées sur les forclusions définitives ou autres troubles psychiques « incurables », en fait démenties par les études de long terme, et par les nombreuses cures analytiques ou psychothérapiques réussies dont témoigne la littérature scientifique.

La fluctuation thermodynamique qui est là en question porte précisément sur ce différentiel entropique, qui crée des ébauches d'organisation dont le domaine du vivant est l'exemple le plus rapidement évolutif.

 

Cette dissociation fondamentale, constamment présente et agissante dans le flux du temps et des informations, opère par exemple dans notre domaine humain lorsque les enfants changent de milieu, s'éloignent de la famille, deviennent de jeunes adultes. Les nouvelles influences, formations, amitiés, amours génèrent de nouvelles organisations psychiques, de nouvelles logiques subjectives qui par nécessité se dissocient des anciennes. Elles ne se cumulent pas toujours et loin s'en faut de manière harmonieuse et complémentaire, mais souvent de façon conflictuelle ou du moins hétérologue.

C'est bien cette dissociation originaire thermodynamique, inévitable, qui est mise à profit pour gérer au mieux par exemple les anorexies mentales du nourrisson, lequel est radicalement changé de milieu afin que ses organisations psychiques elles-mêmes se structurent différemment.

Il est clair que le processus psychanalytique ou psychothérapique est lui aussi soumis à ces effets, le flux structurant de la parole propre du patient étant d’autant plus opérant pour la psychanalyse, la plus écoutante des psychothérapies. De ce point de vue, elle devrait aussi être la plus efficace !

Le cerveau en tant qu'organe est particulièrement adapté à ces effets organisants et dissociatifs à la fois des flux d'information, en raison de sa structure chaotique fondamentale, co-existante de son organisation, même si elle se réduit au fur et à mesure de l'âge, en parallèle, logiquement, d’une moindre inventivité.

L'idée de base est que toute organisation naissante est également une dissociation thermodynamique, qu'il s'agit là d'un couple à entropie oscillante, puisqu'aucune organisation n'est stable, chacune se détachant de la précédente, soit en prenant une place à côté, soit en la remplaçant. La caractéristique forte de la vie est cette extraordinaire souplesse vis-à-vis de ces processus.

C'est tout l'objet d'un magnifique livre d'Albert Goldbeter[5], qui étudie particulièrement les structures biologiques oscillantes, et en arrive à cette conclusion quant à l'organisation de la dissociation : dès que des oscillateurs communiquent, il faut s'attendre à ce qu'ils se synchronisent. Plus la force du couplage est grande, plus ils auront tendance à osciller ensemble. Pour des couplages plus faibles, des oscillations complexes et du chaos surviennent. L’étude théorique des mécanismes de synchronisation des rythmes est devenue un thème de recherche de premier plan en chimie, en physique, ainsi qu'en biologie. 

C'est ainsi que les flux symboliques de discours et les structures qui en découlent oscillent constamment, avec des effets entropiques variables, mais toujours de changement soit vers le chaos du symptôme, à entropie croissante, soit vers le plaisir de l’expression subjective, néguentropique au contraire. Ces hypothèses, on s'en doute, remanient profondément le corpus de la psychanalyse, dans la mesure où ce dernier reste très lié à un structuralisme maintenant probablement dépassé, dont Lacan fut le dernier représentant notable.

 

 

La dissociation structurelle

 

Le second plan originaire, conséquence de l'émergence d'organisations générées par les flux d'énergie, est, peu à peu, celui de l’individuation, qui met en place une forme aux limites précises avec le milieu, une membrane, d’abord, une peau ensuite au fur et à mesure de l’évolution, puis un appareil psychique ! Cette membrane, cette peau ou ces signifiants, outre la fonction d’individuer, donc de dissocier encore plus nettement du milieu, ont aussi celle d’associer ou de dissocier l’organisme d'avec les éléments hostiles ou utiles.

C’est à travers cette séparation hautement organisée avec le milieu que tout le processus du vivant trouve ses fonctions, dont celle du plaisir, qui serait du côté de la résonance positive avec l’extérieur. Pas de plaisir donc sans séparation, dissociation préalable. C'est cette dissociation même qui autorise l'existence de résonances de plaisir et de déplaisir, qui peu à peu font évoluer la différentiation.
 
La structure dissociative dans l'anatomie du corps
 
Le corps humain est organisé en fonctions, assez clairement séparées, donc dissociées les unes des autres, ce qui est un point de vue rarement étudié comme tel. Il faut bien qu'elles soient aussi reliées les unes aux autres pour que cela fonctionne. (Notons que c'est beaucoup moins le problème de l'être unicellulaire, qui possède pourtant la nutrition, la digestion, l'excrétion, la mémoire, le traitement de l'information, la motricité, et même la vision dans certains cas, sous forme d'une sensibilité à la lumière[6], mais dans une configuration très rassemblée, cellulaire. C'est ainsi qu'on a pu faire piloter vers des points lumineux un mini robot dirigé par un myxomycète, un organisme unicellulaire à multiples noyaux, familièrement appelé Blob.)
La spécialisation de ces nombreuses fonctions a amené la création d'organes dont le rôle n'apparaît clairement que lors de dysfonctionnement soit de ces organes, soit de leurs liaisons. C'est ainsi que la complexité croissante des organismes s'accompagne de la nécessité de plus en plus délicate de faire fonctionner tout cela. Aussi, circulation sanguine et lymphatique, réseaux nerveux sont-ils des éléments du corps dont la fonction essentielle consiste à faire circuler énergie et déchets, informations montantes et descendantes à l'ensemble, pour en garantir la régulation. En effet, si les appareils sont dissociés, individualisés en systèmes urinaires, digestifs, musculaires, squelettiques, endocriniens, nerveux et circulatoires, ces deux derniers existent et en eux-mêmes et dans leur fonction de relier l'ensemble. Toute modification de l'un de ces nombreux systèmes implique des régulations de tous les autres, mais qui passent essentiellement par les deux derniers, outre le système endocrinien.
Plus le vivant est simple, et moindre est cette fonction particulière d'homéostasie de l'ensemble de ses composants. Le ver de terre consomme beaucoup moins d'énergie à assurer son fonctionnement interne proportionnellement que nous, moins que les insectes, lesquels sont économes par rapport aux reptiles, etc.
C'est sans doute en raison de la complexité accrue de ce fonctionnement interne et externe, en particulier avec l'équipement instinctuel et social, non dépourvu d'une dimension d'apprentissage, que le jeu apparaît régulièrement chez les mammifères. Le plaisir du jeu n'est sans doute rien d'autre que la généralisation, à partir d'un certain niveau de complexité, de cette fonction intégrative interne d'un organisme complexe d'une part, puis de l'intégration de cet organisme avec son milieu, tout ceci nécessitant apprentissage et développement, particulièrement de ces systèmes circulatoires et neurologiques, même si l'ensemble du corps y participe.
Est-ce pour cette fonction essentielle que le siège de l'âme est tantôt situé dans le sang, comme dans la bible[7], tantôt au centre du cerveau, dans cette fameuse glande pinéale chère à Descartes ? Notons d'ailleurs que l'argument de Descartes était précisément que cette glande semblait la seule formation cérébrale non symétrique, donc non dissociée.