Ce texte est une réaction à un magnifique texte d'Olivier Grignon, récemment décédé, paru dans le bulletin des psychiatres privés nº 65 de décembre 2013.

Il y a une correspondance avec le concret de la chose amoureuse, dont Brassens avait bien illustré le côté insaisissable, si j'ose dire, et le propos d'Olivier Grignon.

Dans cet texte, il apparaît clairement que dans le champ du soin quelque chose d'autre dépasse aussi la volonté consciente des protagonistes : le changement thérapeutique qui se produit ou non, de façon également non maîtrisable.
Si elle est visée, la guérison se produit par surcroît, échappe à la volonté consciente des patients et thérapeutes. Comme dans l'exemple précédent, ce n'est pas qu'elle n'est pas désirée, seulement elle n'est pas contrôlable, ni par soi-même ni par l'autre.
Il en est de même dans l'univers politique, où la maîtrise est vue de l'esprit, ou dans le domaine pédagogique, économique, où aucune garantie de résultat ne vient assurer les pratiques, même si certaines orientations sont dans l'ensemble meilleures que les autres. Pourtant, au niveau du sujet singulier, rien ne permet jamais de garantir un résultat dans aucun de ces domaines...

Le texte d'Olivier Grignon va plus loin que ce simple constat. 
Il pose clairement l'hypothèse que la recherche de la maîtrise de quoique ce soit du comportement, de la pensée ou du fonctionnement de l'autre est en fait contre-productif, voire tout simplement pathogène..
Ce qui explique sans doute la raison pour laquelle d'une part toutes les études faites à propos des psychotropes ou du comportementalisme sont faites à très court terme, entre 2 mois et un an, et d'autre part que les suicides réussis sont sortis la plupart du temps des panels de ces études.

On est dans le vif du débat actuel, ou la recherche de la maîtrise du comportement dépasse largement le domaine de la psychiatrie publique telle qu'elle est rêvée par certains politiques, pour devenir un réel problème sociétal, tant dans les administrations que les entreprises.

Au fond de tout cela, il est une représentation de l'humain qui rassemble tous ces éléments : c'est que de l'homme neuronal, on est passé à l'homme génétique, avec l'idée que si tout marche bien biologiquement, le reste doit suivre. C'est une définition du robot en fait, et il est amusant de remarquer que des esprits savants travaillent actuellement sur des androïdes dédiés aux maisons de retraite.. Leur fonction sera d'accompagnement!
On se souvient de cette phrase de Nicolas Sarkozy affirmant, en grand spécialiste, que le suicide des jeunes est une affaire de génétique!!
Il ne faut pas penser que ceci soit périphérique! C'est exactement la direction que prennent les neurosciences, ou l'hypothèse qu'à prise depuis longtemps la linguistique avec Chomsky, et son assertion fort contestable de l'origine purement cérébrale du langage.
Méfions-nous d'ailleurs que ce que nous appelons auto-organisation n'aille pas dans le même sens...
Ainsi, si l'homme est une machine, ce que laisse entendre toute une mode médicale et sociale actuelle, avec son avatar de re programmation que sont le comportementalisme et le cognitivisme, l'univers des dys.. chez l'enfant, nul besoin de l'hypothèse de l'inconscient, et la maîtrise doit suivre..

Le seul problème, comme on l'a vu, c'est la maîtrise, ça ne marche pas... Ni dans les hôpitaux, ni dans le secteur médico-social, ni dans les entreprises, ni nul part en France. 

Ne serait-ce que le malaise des principaux opérateurs de cette réduction de l'être humain à une machine que sont certains médecins, majoritaires, qui croient à cette pseudo-science malhonnête à laquelle se réduit le plus souvent la neuropsychologie...  Quel médecin doute que la pmd soit génétique, actuellement? Ce qui est un vœux pieux, peut-être, mais en aucun cas une réalité scientifique..
Toujours est-il que les médecins, actuellement, se suicident plus de 3 fois plus que la population normale. Le burn out y est d'une fréquence préoccupante. C'est plus que France-Télécom à l'époque...

Dans un autre domaine de la société, le primat absolu de la rentabilité et du chiffre, maîtrise exigée des banques par les fonds de pension, met aussi sérieusement à mal le personnel du secteur financier.
D'une façon générale, le mode actuel de management, comme on dit, est très proche de ce qui est décrit comme le harcèlement au travail : manipulation plutôt que dialogue, course à l'échalote de la performance, chantage à l'emploi supprimant la possibilité d'élaboration des conflits, etc.. L'unique exigence de rentabilité financier et organisationnelle transforme tout le monde en simples objets du système... Accuser ce qu'on appelle les pervers narcissiques de cela est une manière inefficace d'éviter la question sociale qui se pose.
C'est que ces "pervers narcissiques" comme on dit, sont aussi des humains, et souffrent souvent autant que leurs victimes. Ils se mettent simplement au diapason des valeurs demandées par le management néolibéral. Leur stratégie de survie sociale est simplement de se mettre du côté du manche! Il m'est arrivé d'en avoir en psychothérapie, aux prises avec les souffrances des conséquences de ce qu'ils faisaient! 
Le monde des cadres est un des plus touché par le burn out, avec l'univers bancaire et le secteur médical. C'est que tout le monde, finalement, est victime d'un système exclusif de jouissance économique au niveau social... On estime à 3 millions les sujets victimes de cette souffrance sociale en France. 
Enfin, le monde de l'enfance est touché : le découpage artificiel et très insuffisamment fondé scientifiquement des symptômes instrumentaux en multiples dys... de toutes sortes, supposant une organicité en fait très hypothétique, produit très souvent une maltraitance grave sur le narcissisme et la subjectivité enfantine. Le nombre d'enfants déprimés et dévalorisés après leur passages dans ces centres de diagnostics neuro-pédiatriques est considérable dans ma pratique.

Peut-être n'est-il pas inutile de faire un parallélisme entre cette vision catastrophique de la maîtrise de l'humain, ses effets et un aspect du néolibéralisme tout à fait particulier et précis.
C'est, en effet, que l'inconscient s'oppose à un trait précis de l'humain : la toute puissance de la jouissance. Si on est empêché d'une jouissance toute puissante, c'est au non de l'autre en nous, du fondamental mensonge subjectif de la parole de vérité, des multiples paradoxes et contradictions hétérologues entre soi et l'autre, entre l'interne et l'externe, entre ce que nous pensons nous-même et ce qui nous fait penser du côté de l'autre et de la langue apprise. Toutes les définitions de l'inconscient, et elles sont nombreuses, convoquent toujours l'autre comme limite à notre jouissance..
Or, le néolibéralisme est basé sur la jouissance absolue de l'argent, sans limite. Le héros moderne est le trader... Pour lequel la jouissance de l'argent l'emporte sur toute autre forme de présence.


La théorisation du néocapitalisme par Milton Friedman dans les années 30 était une réaction à la profonde crise de 1929, au cours de laquelle l'absence de politique monétariste ( ce qu'on appelle la planche à billet), à la suite de l'effondrement de la bourse américaine, prise dans les conséquences d'une première bulle financière toute puissante précipita les entreprises et le monde dans un château de carte de faillite. 11 banquiers se suicident le 24 octobre 1929.
La liberté quasi absolue défendue par cette école, à l'exception de la création monétaire dévolue à l'Etat pour atténuer les crises des bulles financière successives, était possible à l'époque, car les marchés financiers restaient en bonne partie liés au réel de l'économie. En fait, un contrôle, une limite à leur fonctionnement, mise en place par Roosevelt, avait permis au système de fonctionner en régulation réciproque. La toute puissance du système purement financier et spéculatif était limité par un volet social et humain considérable, le premier et second New Deal.
C'est ce modèle de capitalisme, humain et limitant les pures effets de la concurence, pour introduire selon les mots de Roosevelt, de la coopération entre les hommes, qui prévalu jusque dans les années 2000 dans le monde occidental.

Les progrès de l'informatique, la mondialisation financière, l'immédiateté des transactions, ont introduit de nouvelles donnes purement techniques qui ont mis à mal les régulations classiques dues en grande partie à Roosevelt, et qui attendent encore jusqu'à ce jour un troisième New Deal, du moins espérons-le... 
Dès lors, l'emballement de la machine informatique financière se met à fonctionner comme valeur exclusive, l'internationalisation des circuits permettant d'échapper quasiment à toute régulation légale, donc à toute altérité. Et c'est précisément cette exclusivité de la jouissance économique sur le plaisir du lien et de la coopération, comme disait Roosevelt, qui se répand en cascade tout au long de la chaîne sociale. C'est aussi ce qui rejoint tous nos patients en burn out, bourreaux ou victimes, qui encombrent nos cabinets actuellement. 
Bel exemple d'abord culturel de nos pratiques..

La toute puissance de ces nouvelles bulles financières que sont les fonds de pensions, les énormes masses financières qui circulent dans toutes les places financières ne sont absolument pas régulées, et dictent leur loi de jouissance absolue au monde entier. Cette loi est précisément celle du management moderne, que ce soit en psychiatrie ou ailleurs... 

Un exemple frappant de cette loi unique de l'argent est présente dans le fonctionnement de l'entreprise Amazon : les salariés ne doivent pas parler dans leur famille de ce qui se passe dans l'entreprise, ils sont équipés de GPS individuels pour que leurs moindres déplacements soient optimisés par l'encadrement, la délation des employés entre eux est demandée, taux de productivité individuel est communiqué toutes les 3 ou 4 heures, etc... Le pervers narcissique, là, est l'organisation kafkaïenne elle-même, uniquement dévolue au bénéfice.

Cette rationalisation et rentabilité à outrance, seule valeur humaine, si je puis dire, qui persiste dans ces collectivités, c'est aussi ce qui se met en place peu à peu dans le champ sanitaire et social. Les seules valeurs qui apparaissent dans les démarches d'accréditation sont des valeurs de rentabilité organisationnelles, de contrôle social généralisé, de surproduction de traces et d'écrits dont la fonction principale est une économie de moyens. En effet, les mesures qui se mettent en place derrière ces démarches accréditantes sont toutes dévolues à l'efficacité de fonctionnements normatifs, performatifs, dans un contexte de plus en plus proche de la machine panoptique de Bentham qui crée ainsi des machines à soigner, supprimant l'intime, l'invisible, l'inconscient comme ailleurs ne comptent que les machines à produire, des objets ou de l'argent. 

Ce fonctionnement des fonds de pensions et de l'immédiateté absolue et exclusive de la rentabilité financière sociale et sanitaire s'accommodent parfaitement d'une théorie de l'humain qui voudrait que l'être ne soit qu'une machine perfectionnée et perfectionnable selon simplement sa biologie et la sélection naturelle.

Ainsi, l'exercice de cette toute jouissance ne crée aucune dette, puisqu'il n'y aurait alors simplement plus de rapport ni articulation du tout entre le fonctionnement social politico économique et le fonctionnement psychique. Ce qui n'est pas du tout la même hypothèse que celle d'Alters, qui propose simplement un hétérogénéité de nature entre ces deux plans.
La toute jouissance qui fonde la base économique de nos sociétés fait alors couple avec une robotisation, un machinisme qui crée un monde kafkaïen dont on voit les ravages dans le médico-social. Là, tout le monde perd son temps en écrits, rapports et démarches d'accréditations qui ne seront lus par personne et qui laissent à peu près totalement de côté les engagements subjectifs transférentiels et humains qui sont au centre des vécus et rencontres entre soignants et soignés, et conditionnent pourtant les imprévisibles changements des uns et des autres.
La nécessaire réflexion sur l'organisation et la réalité financière et économique, lorsqu'elle est l'unique valeur, devient une monstruosité hypertélique qui ronge tout le corps social, comme un cancer qui ne connaît que la loi de sa propre expansion..

Si on pose que l'être humain est constitué de relation, qui déterminent à la fois sa genèse et ses transformations, si on se souvient avec Sartre qu'on est responsable de soi et de tous les autres, si on rétabli la castration comme limite à la toute puissance de l'un pour refondre sans cesse le lien social, ce système machiniste et kafkaïen ne tient plus.
Sauf qu'avec la culpabilité qui se réintroduit, les résistance sont légions, de ceux et celles qui ne se veulent coupables de rien, et ainsi mettent la société à mal. Souvenons-nous du message de Camus dans "La chute", qui situe dans cette culpabilité qui vient stopper la toute puissance le début de l'humain..
En tout cas, en réintroduisant ces valeurs, la maîtrise ne tient plus, les logiques de vie deviennent relatives, doivent s'écouter, se limiter réciproquement, s'articuler. De la monologie financière, on passe à l'hétérologie vivante et surprenante..

Aussi les théories scientifiques et les pratiques sociales du soin doivent-elles être compatibles avec notre clinique réelle, transférentielle, imprévisible et malgré tout thérapeutique..


Difficile alors de faire l'impasse sur l'idée d'heterologie et de résonance : l'appareil psychique, comme le corps social, est un objet hypercomplexe fait de plusieurs systèmes contradictoires ou synergiques, internes ou externes, digitaux ou analogiques, symbolisés ou non, conscients ou non, tous en constante interaction les uns avec les autres. Ces effets provoquent alliances ou refoulements, insus et inconscients. 
Il est clair que la maîtrise logique langagière ne représente que la partie émergée de la complexité de l'être. Sous le niveau concret de la parole consciente fourmillent les refoulements, affects, axiomes, alors que dans la langue elle-même aussi bien des niveaux échappent à la maîtrise, du côté des effets de signification, des quiproquos entre émission et réception, des signifiés mobilisé dans l'imaginaire de chacun et dans l'imaginaire social..
Réduire la guérison à la maîtrise consciente, c'est alors littéralement amputer l'être de l'essentiel de lui-même, c'est prendre la surface pour la profondeur, écraser les multiples dimensions du sujet par l'unidimensionnel de la rentabilité immédiate.
La résistance à cette guérison-là est alors une vraie garantie de subjectivité, d'humanité, comme la résistance sociale à l'unidimensionnel financier est la défense d'une société habitable par l'être... 

Le symptôme témoigne d'une impasse de circulation entre tous ces plans, ce qui laisse l'un d'entre eux en rade, désynchronisé, et faisant signe, symptôme pour son propre compte, sans plus de résonance avec le reste.
Repérer les effets de cette impasse dans le transfert, c'est prendre en compte l'existence de tous ces domaines dans le symptôme psychique, qui vont "parler" aussi sur plusieurs plans chez l'analyste... C'est alors l'absence de maîtrise consciente, la non réduction au symptôme du problème posé linguistiquement qui vont produire suffisamment d'effets de résonance dans la cure pour que quelque chose d'imprévisible puisse advenir, qui remette de la circulation la où était un blocage, et permette, espérons-le, le retour d'un sujet en lui-même et dans le social, pour y participer ou le contester..

Olivier Grignon propose dans un dernier message ce sursaut, sachons l'entendre, et continuons à travailler humblement autour de ce transfert non maîtrisable, qui nous transforme à notre insu, de sorte que dans cette guérison "de surcroît", on ne sache jamais de laquelle il s'agit, quand elle survient, toujours de façon surprenante, du patient ou du thérapeute...
Il est probable qu'ainsi, en tenant simplement cette énigmatique place, se propose aussi un autre modèle social et économique. Il se ferait alors place à une vraie modification, un vrai changement, souvent surprenant, tel que l'être en est capable quand il est respecté, et non géré ou maîtrisé, guéri, réduit aux normes..

Que le travail d'Olivier Grignon nous amène à nous rappeler de Théodore Roosevelt dans une réunion de cliniciens, de chercheurs, voilà qui repose avec force cette évidence que l'exercice de chacun de nos métiers dépend grandement du type de citoyenneté dans lequel nous nous situons et que nous défendons..