Michel S Levy mslevy@laposte.net Merci de vos critiques et remarques

 

 

Le désir du psychanalyste.

 

 

La question du plaisir.

 

Une étude psychologique américaine a montré, il y a quelques années, une ligne de partage entre les humains : elle délimite ceux et celles qui sont intéressés par la souffrance, la relation d’aide, et les autres, dont les pensées et actions sont surtout déterminées par la recherche du plaisir de l’action et du partage joyeux, sans se soucier prioritairement d’aider les autres… Les seconds allaient dans l’ensemble beaucoup mieux que les premiers dans leur corps et leur vie personnelle ! Rien n’était dit de leur efficacité altruiste, par contre, si je soupçonne que là aussi, cela allait peut-être plutôt mieux de ce côté de la barrière..

Il est clair que les psychanalystes et thérapeutes appartiennent très souvent à la première catégorie. Heureusement pas tous… Alors, allons tout de suite à la conclusion : choisissez votre analyste parmi les bons vivants, qu’il ne soit pas trop sérieux, et surtout joyeux, avec des activités et investissements où le plaisir de la relation l’emporte sur sa déconstruction !!! Voilà qui est bien plus important que l’école à laquelle il appartient. Bref, le désir de l’analyste, surtout, doit être ailleurs !!!

C’est en fait le même constat qui permet d’apercevoir que des parents qui s’occupent avant tout de leurs désirs et de leurs constructions avec le monde sont plus motivants et souvent moins toxiques pour leurs enfants que ceux qui s’occupent quasi exclusivement de leur.. progéniture.

 

 

Le désir de la souffrance, le désir de guérir, ou la perversion ordinaire du médecin et de l’analyste…

 

Le premier psychanalyste était médecin. Un détour par ce désir d’être médecin s’impose. Je ne sais plus qui a dit, peut-être François Perrier, que ce désir était l’évitement d’une carrière d’hypocondriaque…

C’est que le désir sexuel est bien ce qui rassemble le corps, pour la raison que la transmission est le but ultime de la vie, l’enjeu instinctuel et culturel qui nous situe tous à notre place dans la chaîne humaine. C’est sans doute Diderot qui parle le mieux de cela dans son article de l’Encyclopédie qui parle de la jouissance, laquelle est tout même le moteur princeps du renouvellement de la vie, avant de relier symbolique et réel comme Lacan le soutenait.

S’il y avoit quelque homme pervers qui pût s’offenser de l’éloge que je

fais de la plus auguste & la plus générale des passions, j’évoquerais devant

lui la Nature, je la ferois parler, & elle lui diroit. Pourquoi rougis-tu

d’entendre prononcer le nom d’une volupté dont tu ne rougis pas

d’éprouver l’attrait dans l’ombre de la nuit ? Ignores-tu quel est son but & ce

que tu lui dois ? Crois-tu que ta mere eût exposé sa vie pour te la donner, si

je n’avois pas attaché un charme inexprimable aux embrassemens de son

époux ? Tais-toi, malheureux, & songe que c’est le plaisir qui t’a tiré du

néant.

Notons que Diderot taxe de pervers celui qui s’offense de l’éloge de la jouissance… lorsqu’elle est de transmission, dans le soucis du semblable, dans l’amour.  Il y oppose à juste titre une autre jouissance, de destruction, elle, dans la mesure où elle ne se préoccupe pas d’altérité. Mais n’est-ce pas la même déviance que celle de notre pervers offusqué, dans la mesure où celui-ci s’offusque de ce qui pourrait, en fait, le rendre humblement humain. Nous verrons Saint Augustin lui-même tomber dans cet écueil.

Sans doute ce pervers qui s’offusque de l’éloge de la jouissance amoureuse s’offusque-t-il aussi tout simplement du fonctionnement du corps et de l’esprit dans son rapport à la transmission, à la génération. On retrouve là l’intuition de François Perrier. Vouloir comprendre à tout prix le fonctionnement du biologique, se passionner pour les maladies et dysfonctionnement du corps et de l’esprit n’est fondamentalement pas du tout la même chose que d’en profiter.

Dans cette envie de comprendre le fonctionnement du corps et des maladies se niche certainement la même question que celle que pose à sa femme le type qui passe ses week-ends à bricoler sa voiture plutôt que d’en profiter pour flâner le dimanche… De même pour cette envie de savoir ce qui se cache derrière le corps de la femme pour l’homme, et réciproquement. Il peut venir de démonter le désir plutôt que de s’en servir…

On se souvient que Freud, à la fin de sa vie, avouait qu’il avait échoué à savoir ce que voulait la femme. Voilà un aveu d’échec sans doute lié à un abus de psychanalyse et de cigare. Lacan fut plus radical, qui déclara donc que la femme n’existait pas, ce qui était une bonne façon de se débarrasser de son désir … Il est vrai qu’il soutenait possible de traverser le fantasme, ce qui revient au même.

Les médecins sont-ils ainsi encombrés du corps désirant de la femme, raison pour laquelle ils veulent y aller voir, au sens propre ??? Je me rappelle d’un copain apprenti chirurgien, à qui je demandais ce qu’il aimait dans cette occurrence de l’intervention chirurgicale, et qui me répondit que je n’imaginais pas le plaisir à avoir les mains dans les tripes !! Il est probable que cette aventure était probablement plus simple à concevoir pour lui qu’un vrai rapport amoureux, et ses remaniements imprévisibles pour le psychisme…

Les médecins en analyse ont intérêt, en conséquence, à choisir un analyste qui ne le soit pas, afin d’éviter toute collusion dans le transfert autour de cette question. L’histoire clinique est ainsi faite que les détours de la vie nous en apprennent souvent plus que les chemins que nous croyons tracer.

Combien de médecins ai-je rencontrés, en analyse ou thérapie, dont le rapport fondamental au féminin était plutôt fait d’obéissance et de crainte, plutôt que de partage et de découverte… La maîtrise subie se transforme alors en désir de connaissance, quasi anatomique, du corps et de l’esprit de la femme, pour inconsciemment en maîtriser l’ancienne dangerosité. Que le médecin soit lui-même homme ou femme n’y change rien, pour autant qu’il est des transmissions féminines qui ouvrent ou ferment à la question de la féminité..

On peut supposer, ou espérer, une configuration désirante d’un autre ordre qui puisse occuper le médecin. Nous verrons plus loin que ce n’est en fait pas si souhaitable que cela. Il est clairement possible d’être médecin d’un autre point de vue, dans une tradition familiale, par exemple, ou dans un désir de place sociale, de prise sur la vie et sa complexité, aussi, pourquoi pas. Mais, en fait, tout désir comportant sa face inconsciente, quelle que soit sa configuration d’origine, ce qui importe dans le processus est l’éclairage que le vie propose à cette face inconsciente dans l’exploration de la vie. Un médecin peut tout à fait partir d’une configuration clairement névrotique de son désir médical pour évoluer ensuite par la suite dans ce désir, et, donc, dans sa pratique. C’est ce que démontre la tenue des groupes Balint avec des médecins, lorsqu’ils sont d’une durée suffisante, c’est à dire de quelques années. Il faut cela pour qu’existe du remaniement symbolique, c’est à dire que les cartes soient redistribuées entre corps et signifiant.

En effet, le désir de savoir, s’il passe par un questionnement généré par la castration, ses craintes et autres interrogations archaïques, s’origine aussi d’ailleurs. La relation au signifiant est consubstantielle de la création de la plus petite étincelle de vie chez l’humain. C’est ce que montrent largement les pratiques surprenantes de la clinique de la petite enfance : c’est dans la mesure où un dysfonctionnement à ce niveau existe que la butée se fera ensuite sur le savoir de la castration, donnant éventuellement un désir médical proche ou équivalent d’un symptôme. Ce défaut d’articulation entre le signifiant, au départ familial, et l’enfant, cette place qui n’est pas faite dans la proposition de l’univers symbolique au style, au désir du sujet naissant porte en germe bien des configurations psychopathologiques. Le risque est grand qu’alors, l’univers instinctuel, puis imaginaire se désolidarise partiellement ou complètement du symbolique proposé, ouvrant la voie à de multiples troubles, du plus bénin au plus grave selon l’ampleur du phénomène. Lorsque toute l’énergie libidinal se concentre sur des enjeux d’objets, sans faire la place aux subjectivités des uns et des autres, l’univers symbolique ne propose plus un habitat pacifié pour les petites différences narcissiques, ainsi que les appelait Freud. C’est dans ces contextes difficiles que les configurations œdipiennes pathologiques peuvent se voir, dont des désirs de maîtrise de l’objet féminin, ou du corps et de ses différences .

Il est d’autres façons d’aller à la médecin, on l’a vu. 

Passer au désir du psychanalyste, Freud l’a fait, et d’autres après lui… En réalité, il peut s’agir, alors, de passer du besoin du contrôle du corps à celui du désir, du désir de la femme, plus singulièrement. On se souvient de la remarque désabusée de Freud à la fin de sa vie : la psychanalyse n’avait pas répondu à sa question, puisqu’il l’avait inventée pour ne pas y répondre. Ce qui nous donne une indication importante pour notre sujet d’aujourd’hui : ce n’est pas en inventant une science qu’on explore son désir inconscient, pas plus pour Freud que pour Lacan. Ce dernier soutenait en effet que dans son séminaire il était en position d’analysant, ce qui ne l’avança guère, on l’a constaté, puisqu’il ne cessa de s’en plaindre. Faute d’analyste, bien sûr. Un public n’est pas un analyste, et, sans analyste, pas d’inconscient…. Tout au plus le public, les autres sciences peuvent-elles pointer des limites, ce qui n’est pas la même chose !

 

Ainsi un premier point massif, peut-il se poser quant au désir de l’analyste, après ce détour sur le désir du médecin : c’est à proprement parler souvent le principal obstacle à l’analyse ! Rappelons-nous cette histoire qui circule (comme disent nos amis italiens, si non e verro, e bello !!!). Quelqu’un sur un divan fait une séance tout à fait inhabituelle, avec les ponts, des associations inédites, des liens qui éclairent tel ou tel symptôme. A la fin de cette séquence déjà mémorable pour lui, il se tourne vers l’analyste pour en témoigner avec lui : ce dernier était mort bien silencieusement dans son fauteuil…

 

Le désir de savoir

 

Les désirs médicaux, scientifiques, psychothérapeutiques et psychanalytiques ne sont cependant pas superposables. On peut dire du premier qu’il est une exploration du monde, du corps pour le second, du trouble psychique pour le troisième, du désir lui-même pour le dernier. Il s’agit aussi et surtout pour tout le monde de se découvrir en avançant vers les objets singuliers qui ont été choisi, ou qui se sont imposés, bien qu’il s’agisse toujours un peu des deux. On peut simplement pour le moment remarquer que ces quatre aspects sont en réalités beaucoup plus complémentaires qu’il y paraît : qu’est le corps sans l’esprit, l’esprit sans le monde, et tout cela sans le désir. Faut-il alors prétendre à être scientifique, médecin, psychothérapeute et psychanalyste pour commencer à s’y retrouver un peu dans son désir ? Je ne suis pas loin de le penser, en restaurant ainsi la définition que le 17° siècle donnait à l’honnête homme, première formulation de la pensée hétérologue, complexe, opposée à la pensée spécialisée de maîtrise.

C’est que chacun de ces domaines, ayant quelque chose  à dire des limites des autres, permet par là même d’en aborder la face insue…  Passer de l’exploration des facettes inconnues à la position précise de l’inconscient serait alors la posture singulière du psychanalyste. L’autre savoir tient ainsi la position du tiers, permettant un pas, un saut de côté, une mise en perspective, une conscience.

 

C’est une autre façon de parler de cette identification primaire au père qu’effleure Freud, que Lacan pose comme la condition d’évitement de la psychose. C’est le mode d’entrée de l’homme dans l’univers signifiant et du désir. Combien de fois ais-je constaté, et d’autres avec moi, que le souvenir s’éveille, et avec lui la conscience, alors que l’univers mère enfant est croisé par un événement tiers, souvent mettant en cause le père. Rien que de plus normal, de plus logique : c’est à sortir d’une sphère qu’on commence à l’apercevoir comme entité, qu’on cesse d’en avoir une vision partielle. La première identification au tiers fait exister le sujet, et permet le départ de sa mémoire propre.  C’est sans cesse ce même mécanisme qui reste au cœur de l’analyse et de la position de l’analyste, de permettre le pas de côté, la déprise de l’identification imaginaire, en miroir, avec ce qu’on regarde, ce qu’on pense, ce qu’on dit. Cet effet proprement géométrique de perspective est permis par une position d’extériorité. C’est cet extériorité au monde intime du sujet qui autorise la position analytique. On  voit qu’elle est alors très proche de la question plus largement humaine de la transcendance. En effet, si l’analyste se borne à avoir un désir simplement externe, il ne fait qu’en rajouter une couche sur le familial, fait lui-même de cercles identificatoires concentriques, donc imaginaires. Si à l’inverse il s’appuie sur la seule dimension du langage, dans sa fonction fondamentale de transcendance de l’objet, il reste dans sa fonction. Et là, le choix est toujours binaire, c’est soit le règne de la dictature animale et imaginaire prédatrice de l’objet, soit l’assomption du plaisir de savoir et connaître.

Cette dynamique est de mise toute la vie, disons simplement que plus on y entre tôt, plus il est commode de circuler dans le monde humain. Mais le débat reste de mise à tout âge, de même que ces deux logiques, disons de possession et de partage, sont constamment présentes, dans un rapport dont vous savez que je le dénomme hétérologique. Deleuze disait cela autrement, soutenant que la vie, tout n’était question que de don ou de capture…

Quelle est donc cette articulation qui permet le passage, la circulation vitale entre l’un à l’autre plan, qui maintient en fait le vivant du corps et du symbolique, leur intrication constante. Cette intrication pulsionnelle si souvent constatée comme condition à l’évitement de la mélancolie ?

Quelle est cette copule qui va, par sa présence permettre un savoir vivant dégagé de la dictature de l’objet, et dont l’absence va conditionner divers symptômes, dont le désir de soigner, d’être médecin ou analyste, même si ce n’est pas la même chose. Le symptôme sera plutôt hypocondriaque dans un cas, obsessionnel dans l’autre, et assez souvent pervers dans les deux éventualités, nous y reviendrons…

 

Le signifiant, fermeture ou ouverture du savoir ?

 

C’est en fait la critique de la notion de l’épinglage signifiant lacanien qui permet d’avancer ici. Cet autre incastrable qui provoque la massification signifiante en traits psychopathologiques toujours sévères, c’est concrètement quelqu’un qui ne se laisse pas couper la parole, jamais.  Or, la parole, pour tenir sa fonction signifiante civilisée, se doit d’être coupée sans cesse par l’univers des significations ! C’est à ce prix qu’elle peut sans cesse se remanier pour rester dans le vivant des existence qui s’y entrecroisent. Deux axes la coupent sans cesse, pour que l’adaptation reste possible au monde et à l’autre : l’axe des significations internes, c’est à dire le sens et les affects du sujet parlant, et celui des significations externes, à savoir l’univers sensible de l’autre…

Aussi, loin d’être épinglé, le signifiant est sans cesse remanié du dedans et du dehors, ce qui autorise les sujets à exister les uns avec les autres, et limite les productions pathologiques. Un être humain qui ne se trompe jamais, qui n’autorise pas ses propres erreurs, n’autorise aucun remaniement, ni chez lui, ni chez les autres.

 

Conclusion pratique importante : de ce point de vue, l’analyste ne dit que des bêtises, c’est à dire ne professera jamais aucune vérité que pourrait venir habiter l’analysant. Il n’est pas d’interprétation juste, qui, si elle existait, viendrait supprimer la subjectivité du patient. On peut aussi remarquer que les parents aussi ne disent que des sottises quand ils expliquent à leur enfant qui il doit être… Tout ce qui vient ainsi épingler une signification dans un signifiant tue la vie du langage, et donc exclut le sujet du champ du dialogue. Le processus névrotique, et psychotique s’il est massif, est précisément l’épinglage signifiant…

Lacan, comme Freud, croyait à la possibilité de la justesse d’une interprétation, à partir de la même erreur, qui fut de concentrer la subjectivité dans un paradigme langagier. S’il est une logique de l’inconscient, alors la messe est dite, la vérité du sujet peut être posée, le faisant disparaître par là même… Dire que le signifiant représente le sujet est une erreur, même si cela s’atténue de supposer que c’est pour un autre signifiant. Le signifiant représente une des multiples logiques du sujet, qui est, lui, à la croisée des logiques signifiantes, affectives, sensorielles, imaginaires qui le traversent de façon toujours irréductiblement singulière, et autorise le remaniement signifiant constant au long de la vie.  Une autre façon de penser ce problème est de constater, si l’on prend les choses uniquement du côté biologique, que le cerveau est composé d’à peu près 150 milliards de neurones, dont chacun possède autour de 30000 connexions, grâce à quelques milliers de neuromédiateurs différents… On entend mieux que l’effet de toute interprétation est incalculable, comme disait Lacan, ou qu’un interprétation est toujours peu ou prou une erreur, ce que je dis moi. Le savoir permet de s’intéresser beaucoup plus à l’effet sur la parole du patient de ce qui s’est interprété dans le transfert qu’à sa propre théorie, toujours infiniment plus pauvre que la complexité de notre sujet.

 

Il faut donc pousser plus loin ce qu’on avançait tout à l’heure : transcendance et subjectivité se remanient sans cesse l’une l’autre…

L’arbitraire du signe, qu’à l’évidence il convient de conserver, ne signe que l’extériorité évidemment fondamentale du monde symbolique, ouvrant la division subjective dès lors que la dénomination s’installe. Mais, même là, dans cet arbitraire, la dénomination va exister de façon différentiée pour chacun : l’arbitraire n’est pas le même pour tous, une clinique de cet arbitraire existe.

C’est précisément dans cette clinique que l’accès au savoir va être possible ou non. Répétons-nous, le savoir est toujours singulier, c’est donc toujours d’un remaniement de la transmission dont il va s’agir ! Ce mécanisme a lieu très tôt. C’est lui qui permet l’entrée dans la subjectivité. Si le savoir des parents accepte d’être remanié par l’éprouvé de l’enfant, ce dernier entrera dans l’univers symbolique qui lui est proposé. Le savoir aura un lien dès lors profond et authentique avec lui-même.. Notons que la plupart des organismes universitaires, comme le collège de France d’ailleurs également, fonctionnent sur ce principe, ce qui les différentie d’emblée des transmissions religieuses ou sectaires… En effet, il est inscrit d’emblée que celui qui entre là aura un jour à remanier le savoir qui lui est proposé. Une thèse de médecine est un remaniement du savoir, sur tel ou tel point de détail. Mais un vrai remaniement est toujours affaire de détail ! Chacun apporte ici sa pierre, et la montagne du savoir avance ainsi. De même, le cahier des charges du Collège de France est l’originalité, donc la singularité du travail proposé.

Ce que je soutiens est simplement que quand cela commence au berceau, cela va encore mieux !!!

Par exemple, mes petits fils, âgés de deux mois, étaient des jumeaux quelque peu désorganisés dans l’après midi. Alors que tout allait bien la nuit et le matin, le mélange de fatigue et d’excitation de ce moment n’était pas géré par eux, et chacun y allait donc de son concert personnel, entraînant vite l’autre dans le chœur familial. Les fonctions alpha et bêta de ce cher Bion restaient alors très théoriques, et pas du tout utilisables en l’occurrence. Finalement, c’est un principe familial qui fut mis à mal et solutionna le problème. Il faut avouer que nous sommes une famille anti sucette !!! L’idée est que cela autorise une certaine paresse des parents dans l’attention et le réglage fin de ces dimensions déjà citées. C’est pourtant cette introduction, remaniement considérable des règles familiales, qui régla le problème, pour le plus grand bonheur de probablement tout le monde, nous verrons dans quelques temps. Il suffit, ensuite, de ne pas en abuser, sans doute..

Ainsi, que chacun puisse remanier les règles qui le déterminent est la condition forte pour qu’on puisse y entrer en tant que sujet, donc dans un plaisir singulier.. Le désir peut alors se relier au savoir.

 

Une maldonne à ce niveau va préparer la transformation de la curiosité sexuelle en désir de contrôle, trace de la maîtrise nécessaire pour qu’un danger soit écarté. L’effet de miroir est quasi absolu en ce domaine, pour celui qui a été épinglé dans le signifiant : il faudra qu’il épingle avant d’être épinglé à nouveau, voire qu’il étiquette avant de l’être lui-même encore. C’est une nouvelle définition, on le voit, de l’effet papillon !!!

Le désir de l’analyste est-il un désir d’avancer dans le savoir, ou un désir de maîtrise du savoir, et par là de maîtrise de l’autre ? Voici ainsi une première question, qui concerne tout humain, donc tout analyste… Seul l’envie d’avancer a à voir avec une transmission, la maîtrise étant toujours un avatar de l’évitement de la castration, à défaut de la dimension précédente.

 

Savoir, désir, mort et transmission

 

On rejoint là, via la transmission, la thèse lacanienne de la place de la mort dans le désir de l’analyste. Posons tout de suite qu’il s’agit là de la problématique de la bouteille (ici de Klein !!) que l’on va voir à moitié pleine ou à moitié vide… Ainsi, pour parler de désir de mort chez l’analyste, pourrait-on aussi bien parler de désir de transmission, pour autant que c’est exactement la même chose, simplement en inversant le relief. Ce qui se gagne au passage n’est pas rien, puisqu’il s’agit alors de créativité et d’invention, et non de néantisation ou d’absence radicale d’être, ce fameux désêtre qui fit tant de dégâts collatéraux dans les rangs des institutions lacaniennes. Il est vrai que Lacan se préoccupa trop à partir d’une certaine époque de faire école, il bétonna une transmission plutôt que de continuer à la laisser remanier. Il s’institua en maître théorique, face à des élèves en dé-être d’admiration…

 

Cette notion de désêtre fait d’ailleurs penser à la quête du nirvana hindou, état dans lequel on se défait de ses sensations et de ses désirs après s’être départi de ses biens, dans une méditation dont le rapport avec la mort est sensible jusque dans ses effets, comme le ralentissement cardiaque par exemple. Rares sont ceux qui mettent en rapport cette attitude avec les phénomènes de caste en Inde. Pourtant, le désespoir engendré par cette situation politico-religieuse est tel, toute révolte tellement difficile ou impensable, que l’aspiration religieuse et ascétique est littéralement une forme de solution là-bas, voire un gage de stabilité sociale.

Reste que la méditation est une solution de retrait, de mise à distance dont l’efficacité ne fait aucun doute face aux multiples problèmes posés par l’hyperstimulation liée à la vie même. Elle permet elle aussi un pas de côté qui autorise bien des mises en perspectives, comme l’exil, dont elle est la forme intérieure. Il n’y a aucun doute que dans le protocole de l’analyse, la discrète somnolence de l’analyste s’apparente à une forme de méditation. Se déprendre de l’immédiateté des paroles de l’analysant permet d’accéder à un autre niveau de présence, dont le dévoilement progressif fera le chemin de l’analyse. Cette absence de prise dans la parole afin d’autoriser un dévoilement de l’inconscient du discours fait le cœur de l’analyse. Il est mis en acte au niveau du protocole de l’académie baroque à Alters, et existe aussi, il faut bien le dire, dans les loges maçonniques depuis fort longtemps.

La seule différence, de taille, tient au fait que cette méditation est en Occident un moyen de connaissance de son désir, pour être au service sa perte en Orient….

La réalité occidentale est telle que le désir et son expression individuelle peuvent avoir une place dans le champ social, ce qui est le message fort de la révolution française et de la déclaration des droits de l’homme, alors qu’il en est expressément exclu dans l’Inde traditionnelle, encore fort présente dans l’Inde moderne.

La conséquence se mesure au niveau du corps : il devient source de connaissance, comme chez Spinoza, l’origine d’un pulsionnel qui peut se déployer dans le social, alors qu’il est l’obstacle, le frein pour ce but de dissolution dans le grand tout qu’est l’ultime du chemin Indou[1].

IL est clair que dans les deux cas, il s’agit cependant de transmission, selon des modalités qui sont culturellement différenciées. L’une d’elle, pourtant, propose expressément une possibilité de remaniement du corpus de savoir, son avancée, l’autre  ne visant que d’entrer dans une immobilité extatique, effaçant les styles singuliers au passage, à travers un rituel immuable. C’est d’ailleurs cette universalité dans laquelle se situe d’emblée la sagesse indoue qui n’est fait en rien une thérapeutique individuelle. Manque l’histoire singulière du corps, de ses affects et des signifiants où ils s’inscrivent.

 

Au fond, ce que propose d’assez nouveau la position de la psychanalyse, science occidentale et singulièrement celle d’Alters, c’est que la condition même du remaniement du savoir est la subjectivité, dans l’effectuation de son effort de plaisir concret. La trajectoire de chaque humain peut être l’occasion, après que la tradition familiale et culturelle l’ait attrapé, qu’il s’en saisisse à son tour pour la remanier. La psychanalyse est sur ce chemin, et elle est donc fondamentalement subversive, par la place qu’elle donne au sujet, alors que la voie traditionnelle mystique est adaptative.

 

 

La tension hétérologue et le désir.

 

Ce mouvement de prise et de déprise est le propre de chacun, le chemin de croix de tous, analyste ou non. On voit qu’il implique à la fois le corpus social et le génie singulier de chacun dans une tension dont la nature hétérologique ne fait aucun doute. Sortir de cette tension implique soit la solution du délire, soit du fascisme, qu’il soit de droite ou de gauche, ou encore du mysticisme, indou ou autre. On en comprend mieux la tentation, à travers le côté magique qui est proposé dans ces voies, au contraire de la psychanalyse, qui ne propose en fait qu’un travail sans fin autour de cette tension, tant que dure la vie. Alors que délire, fascisme et mysticisme proposent des solutions à cette tension, visent à son arrêt. Comme le désir de guérir quelqu’un de son symptôme, d’ailleurs !

Toutes ces attitudes ne sont guère que des courts circuits dont le mysticisme est le plus parlant : réunion du monde d’en bas et du monde d’en haut, fin de la division subjective, arrêt de la question d’un autre monde. Bref, c’est le désir de la fin de la barrière signifiante, ou encore autrement dit le désir de la psychose. Psychose contrôlée, en quelque sorte, inscrite dans le milieu culturel, tout à fait différenciée de la folie ordinaire, d’ailleurs, qui n’a pas sa place dans ces trajets.

Comme le désir de guérir est par ailleurs constamment présent, ou presque, dans une demande de début de thérapie, on comprend que l’analyste puisse se méfier de ce que cela peut en fait représenter de recherche mystique cachée pour son patient. S’il ne le fait pas, il ouvre la porte à une dérive mystique de son travail, de son école parfois, piège dans lequel Lacan est tombé avec sa proposition qu’il faut appeler ici mystique de dé-être.

Répétons-le, tous ces chemins, comme une part du désir de guérir, malgré les nombreuses différences culturelles, ont pour ambition, consciente dans certains cas, inconsciente dans d’autres, de supprimer la division subjective.

Le désir étant ce qui traverse cette division subjective, puisqu’il est produit par elle, on comprend mieux le trajet commun des analystes gourous et des maîtres mystiques à son propos. On lui attribue un sens, et un objet, qui devient celui de la transe, de la sagesse, de l’ordalie, de la sérénité, ou l’agalma, grâce auquel le mouvement se fige, la quête s’arrête, le but est atteint. Le désir et son objet se sont fondus l’un dans l’autre… Comme dans la passion amoureuse d’ailleurs, tout simplement.

Il faut ici réarticuler les questions de pulsion, de désir, d’objet et de sens pour s’y retrouver un peu dans tout cela : la pulsion est la manifestation d’une différence de potentiel énergétique, une déviation des forces instinctuelles et biologiques vers des zones investies symboliquement, réglées par l’univers signifiant et ses plans radicalement séparés les uns des autres. Le désir en est la manifestation dans le symbolique, c’est le fait que cette pulsion peut se dire. C’est la raison pour laquelle toute pulsion n’est pas désir, mais peut être passage à l’acte ou autre symptôme. L’objet est le signifiant où se prend ce processus, où la notion de but peut être dite, là encore. Le sens, enfin, est le chemin symbolique où peut se dire le trajet entre le désir et l’objet.

On voit mieux la différence, avec ces définitions, en quoi le désir de l’analyste peut être fondamentalement différent des autres que nous avons cités, soit le délire, le fascisme, le mysticisme, voire l’amour : il se déprend de la passion de l’objet, pour s’intéresser plus précisément à la fonction désirante, qui va exister d’un objet à l’autre. Aussi bien, puisque le sens est fixé par le but, par l’objet de la pulsion, de façon rétroactive comme l’a montré Lacan dans le schéma L, peut-on dire que ce désir n’a ni objet, ni sens assignés. Il est plus précisément le désir d’inventer du désir, la possibilité de passer d’un objet à un autre, une capacité hétérologue. Ainsi s’évite la fixation aliénante à un objet, à un sens. Ainsi peut-on s’adapter à l’hétérologie fondamentale du monde, qui ne permet pas la dictature de l’objet, sauf à le forcer violement, comme dans le délire, le fascisme, ou le faire disparaître, comme dans le mysticisme.

C’est la raison pour laquelle, si le désir au sens de l’analyste n’a pas d’objet attitré, le symptôme, lui, en a un, fixé, et c’est bien pour cela qu’il est symptôme. Mon premier travail a porté là dessus, dans une clinique des traits symptomatiques. Si l’analyste est de mise pour participer à élucider le sens d’un symptôme, ce qui peut prendre beaucoup de temps et d’effort, elle n’a pas à trouver le sens du désir….

 

 

Objet et désir

 

Mais il faut revenir sur la question du désir et de l’objet. C’est qu’en fait il ne peut exister, en toute logique, sur les axiomes que j’ai posé, de désir sans objet, puisque pour qu’il y ait désir au sortir d’une pulsion, c’est que l’univers signifiant y est pris, y participe. Désir et objet sont dans un rapport quantique : soit on aperçoit l’objet, soit on aperçoit le désir, mais jamais les deux en même temps. Le désir apparaît lors du manque de l’objet, l’objet apparaît lors du manque du désir.

Objet et désir n’existent pas l’un sans l’autre, dès lors le désir sans objet ne peut exister. Sauf à inventer un nouvel objet, pourquoi pas le désir sans objet.. Les mots peuvent être des objets, à l’évidence.

En fait, pas de désir sans objet, sauf qu’il vaut mieux que l’objet ait alors une fonction de leurre. Expliquons nous : s’il ne l’a pas, c’est la névrose, ou pire. Le leurre, c’est un objet déjà changé pour un autre. C’est le leurre qui permet d’attraper le brochet, comme c’est le fait que l’analyste accepte d’être l’objet du transfert qui permet l’analyse du désir symptomatique…

Donc, si le désir ne peut exister sans objet, tout tient ensuite au statut de cet objet : soit il est épinglé, fixé, arrêté, non interchangeable, auquel cas il produit de l’aliénation, soit il est secondaire par rapport au processus du déroulement pulsionnel dans le monde signifiant, qui devient alors premier, l’objet devenant à ce moment mobile, remplaçable, vivant, simple prétexte au déroulement de la vie.

Ainsi, il n’y aurait pas de but de la vie pour l’analyste, mais des buts de la vie, variables comme le flux même de l’existence, et en tout cas dans un disposition telle que le but serait toujours secondaire au processus vivant qui permet de l’approcher…

 

 

Désir mystique, désir de l’analyste

 

Mais en quoi le désir de l’analyste se différencie-t-il du désir mystique ?

Si c’est simplement accepter de traverser ensemble cette vallée de larmes, supporter son symptôme, annuler tous les objets de nos sens pour une place vide qui mobilise un désir sans objet, dans un désêtre débarrassé du fantasme, et nous voilà dans un mysticisme inavoué et raté par là même…

Il s’agit de mysticisme, car la supposition existe que le désir de l’analyste a atteint cet être pour la mort, cet au-delà de la vie sensible qui est le but de tout mystique. Il est raté, car il n’est que creux, vide de toute résonance essentielle, totalement inhumain, mortifère et nihiliste. En fait, il rate même l’esthétisme fondamental de tous les mystiques, sans exception, dont le plus évident est bien sûr St Jean de la Croix, qui in fine situe l’extase mystique dans les jeux poétiques. Cette identification profonde aux mondes, celui d’en bas et celui d’en haut, qui fait l’humanité des mystiques, faite des résonances sensibles, morales et intellectuelles que procure le débarras du moi et de ses aléas narcissiques, est chez St Jean de la Croix simplement abordable par la poésie de la langue. Dès lors, c’est le plus accessible des mystiques, chacun peut y aller de sa partition… C’est au fond le seul qui autorise ce chemin par l’invention d’une langue singulière, et, à ce titre, il est le vrai passage entre mysticisme et analyse… Le salut par l’invention du style, et le dépouillement des objets matériels tel est le message de St Jean de la Croix qui nous intéresse.

Grâce à la valorisation de la métaphore poétique, il garde la spaltung liée au langage, et propose à tout homme l’invention de sa langue, et donc, phylogénétiquement, un vrai dialogue avec le divin, voire l’invention continuelle de ce divin… A chacun sa bible, avec St Jean.

Pour tous les autres mystiques, le but est en fait la fin de la parole, pour se fondre soit dans le silence de la vibration du monde, soit la psalmodie répétitive et cathartique.

 

A chacun l’invention de son style, si je puis dire, voilà ce qui différentie la psychanalyse du chemin religieux et précisément du trajet mystique. Que le désir de l’analyste soit du côté de la sacralisation du texte, de la vérité du texte, lacanien ou freudien, et le voilà sans qu’il ne s’en doute du côté du religieux, qui n’est rien de différent, même si ces textes là datent un peu. Mais qu’il soit du versant d’un état de désêtre, débarrassé du fantasme, et le voilà orienté du côté d’un mysticisme caché, d’autant plus pourvoyeur d’effets sectaires qu’il se dit pas tel… On se doute que l’un ou l’autre versant abritent des traits psychopathologiques de natures différentes chez l’analyste, scories de son trajet analytique personnel, toujours incomplet, pour chacun de nous.

 

Aussi la seule position qui me paraisse authentiquement analytique est celle de la curiosité et de l’humilité, qui vient supposer que chaque patient puisse venir bousculer le savoir de l’analyste, dans une invention continuelle qui est le vrai plaisir de ce métier.

Le mysticisme est en effet soutenu fondamentalement par l’horreur d’être, faute d’un destin possible dans des époques ou des sociétés où le trajet subjectif est complètement clos. L’alternative est alors du côté de ce plaisir d’une connaissance rebelle, seule forme possible faute d’autre action envisageable, qui causa suffisamment de problèmes à Spinoza pour que nous nous en souvenions. Mais le véritable savoir est toujours rebelle, même quand la question de l’être inquiète moins. C’est l’ambition de la psychanalyse que de soutenir cet accès pour le sujet, avec sa conséquence de perturbations sociales prévisibles…

Si l’on ne veut pas de vagues sociales, alors, ne reste que le retour du règne de l’objet, texte sacré support du désir sectaire de l’analyste dans une dérive mystique non dite… Sinon, ce désir origine le remaniement social, via la promotion du destin singulier qui est sa marque.

 

 

Le désir auquel l’analyste se fait écho, est-ce le désir de ne plus souffrir ou celui de retrouver suffisamment de plaisir à vivre malgré et avec la spaltung signifiante, c’est à dire en restant dans le monde des hommes ? Ce n’est en fait pas du tout la même chose, donc ni la même écoute, ni la même visée.

Soit le symptôme amène au désir d’absolu, de nirvana, de guérison, soit il entraîne un désir de savoir sans fin. Soit il inaugure une sortie du monde, dans l’ordalie de la maladie ou de l’extase, soit il y ramène, dans un chemin de connaissance en perpétuelles surprises et rencontres, bonnes ou mauvaises.

Ces deux axes orientent le trajet de l’analyste. Il peut aller vers la figure du maître, lequel est toujours sans histoire, figure mythique, avatar du divin, souvent s’en réclamant expressément, parfois non, mais qui peut avoir toutes sortes de noms, tels Freud ou Lacan, ou n’importe qui dont la fragilité narcissique le pousse à valider ces jeux dangereux.

 

Mais il peut aussi prendre acte de sa singularité, à la fois dans son corps vivant, de plaisirs et de symptômes, d’histoires entrecroisées, de transmissions toujours incomplètes, de fidélités et de trahisons, faisant ainsi prendre sens à sa vie et à certaines de ses traces, sens dont la singularité absolue le met à l’abri de la compréhension, dans une lutte humaine dont la dignité dernière est d’être à contre courant de l’entropie générale. Combats perdus d’avance vis à vis de la doxa, dont on sait qu’ils sont les seuls qui vaillent, car ce sont ceux de l’invention nécessaire à la vie…

 

 

Symptôme et désir

 

Traversant tout cela, le symptôme fait signe insistant d’une complexité insue et aveuglante à la fois. L’angoisse montre à la fois l’impasse et l’inconscience du désir lors de certains chemins.  Telle engage des études d’assistante sociale, s’angoisse en chemin, et prend le temps d’une psychothérapie. Elle y découvre, d’ailleurs assez vite, que sa propre mère l’avait martyrisée enfant, la roulant dans ses excréments afin qu’elle soit propre, ce qui se passa bien entendu. Qu’elle ait été sans secours à l’époque l’amena à  désirer fournir ce secours à l’autre, dans une impasse que l’angoisse permis de révéler. Le symptôme, là avait un sens, qu’il fallait décrypter pour qu’elle recommence à pouvoir profiter de ses désirs vivants.

Est-ce à dire que tout désir professionnel soit trace ainsi d’une projection inconsciente ? Oui, certainement, mais toute projection inconsciente n’est pas pathogène, il en est qui engagent simplement le processus identitaire. Seulement, dans ces cas, ce ne sont pas des métiers d’aide ou de soin, mais des métiers de plaisir et de construction… ainsi que je l’évoquais en début de ce travail.

 

Dès qu’il s’agit de vouloir aider, guérir, soigner, soutenir, on est alors dans la situation projective et économique de passer à côté de sa propre souffrance, de n’en rien vouloir savoir, et donc de la garder en symptôme. Sur ce plan, les analystes ne sont pas mieux lotis que les autres, puisque l’objet même de leur assise professionnelle est la souffrance de l’autre, même s’ils sont un peu plus à l’abri de ces projections en raison du statut particulier qu’ils donnent à la « guérison » d’être par surcroit.

Aussi le désir de l’analyste est-il toujours, je dis bien toujours un symptôme résiduel, par le simple fait que le désir ne s’adresse pas au plaisir, mais à la souffrance.

Qu’est-ce que s’intéresser au plaisir, qu’est s’intéresser à la souffrance ?

 

 

Plaisir et mysticisme : Saint Augustin

 

Saint Augustin est un bon exemple de cette dernière voie : il appartient à une époque où ce qu’on appellerait aujourd’hui l’ascenseur social ne fonctionnait pas très bien. L’Afrique du nord était à l’époque sous une domination romaine extrêmement corrompue, les grands propriétaires verrouillaient tout remaniement social, la plupart des gens des classes moyennes n’avaient pas grand chose d’autre à espérer que le difficile maintien de leur condition. Le catholicisme, à cette époque, avait pignon sur rue, deux ou trois empereurs s’étant convertis précédemment. A cette époque, beaucoup de sectes se concurrençaient, dont le manichéisme.

La critique augustienne sur ce manichéisme est intéressante, et d’autant plus fondée qu’il fut lui-même manichéen dans sa jeunesse. Voici ce qu’il lui reproche : Les manichéens posent deux substances opposées, le Bien et le Mal, et les font se combattre. Or, si Dieu est incorruptible (au sens métaphysique du terme, pur de tout mélange, et incapable d'être mêlé à une autre substance), le Mal n'a aucun moyen de le combattre. Donc, soit les Manichéens conçoivent que Dieu est imparfait (ce qui va contre la définition de Dieu), soit Dieu est bien incorruptible pour les manichéens, mais il a alors engagé de lui-même un combat gagné d'avance contre le Mal. Que Dieu soit l'auteur d'une agression gratuite est aussi inacceptable que son imperfection. La conclusion est que le manichéisme est inapte à donner une bonne conception de Dieu.

 

C’est en fait le cahier des charges de toute l’œuvre de Saint Augustin, qui n’aura de cesse de réduire le champ de la tension entre des dimensions antagonistes, ici le bien et le mal, mais bien d’autres encore dans son œuvre, (charité, concupiscence, cité de Dieux, cité de l’homme, etc..) pour les dissoudre en un amour divin dont l’universalisme vient clore le débat… Sauf que cet universalisme n’est pas à la portée de l’homme, mais de Dieu seul, ce qui différentie tout de même largement mysticisme et fascisme. Le fait de situer la vérité dans l’au-delà libère tout de même les hommes d’une part de leur pouvoir les uns sur les autres, même de leur pouvoir thérapeutique : citons à nouveau Saint Augustin : Prenons garde, et que personne, si sa parole corrige quelque autre, ne s’en attribue l’effet.

C’est la règle  chez les chefs fascistes, au contraire, de s’attribuer les qualités du divin, l’histoire abonde de trop d’exemples pour qu’il soit besoin de s’appesantir. La philosophie théologique de Saint Augustin doit d’ailleurs beaucoup aux conséquences historiques de la dictature de Dioclétien, 100 ans plus tôt, qui régna en chef divin dans le but, croyait-il, de rassembler un empire romain bien mal en point, persécutant toutes les sectes qui parlaient peu ou prou de transcendance, dont le christianisme. Lequel se répandit alors dans tout l’empire, suite à cette sanglante persécution, proposant un lien social un peu apaisé grâce à la distance qu’il proposait avec le divin. L’empereur romain, à l’époque de Saint Augustin, était chrétien… grâce à Dioclétien et bien malgré lui !

Cependant, cette vérité transcendante en laquelle les contradictions de l’humain et du monde se dissolvent a un nom, et aussi une limite logique : l’oxymore, qui en est l’outil principal, selon Sylvaine Letournel

 

http://www.unites.uqam.ca/religiologiques/no5/letour.pdf

 

Ainsi Augustin connaît, comme Rousseau, une«dynamique» personnelle qui repose sur  l'antagonisme de deux langages, celui du Même, celui de l'Autre - qui peut avoir pour nom Dieu; le mystère de ce qu'il appelle lui-même «le conflit des deux volontés» peut se comprendre comme un conflit purement linguistique. Comme le remarque Eugène Vance, «pour saint Augustin, (...) les problèmes du langage étaient inséparables de la notion d'existence elle-même.»38 On pourrait aller plus loin: le mystère de la vie et de la mort est lui-même un effet de langage; de même que Dieu ne se laisse appréhender que par l'inversion des signes ou par la tautologie, la vie ne se laisse

«nommer» que par une extravagante figure de rhétorique, l'oxymore: «(...) je ne sais pas d'où je suis venu ici, dirai-je dans cette vie mourante ou dans cette mort vivante?»39 L'alliance de termes contraires, ou «oxymore», inaugure le discours autobiographique de saint Augustin: pour parler de soi, il faut «inventer un nouveau langage», il faut renoncer au sens pour atteindre l'être même. Au cours des Confessions, cette opération se renouvelle de façon vraiment significative. L'entreprise de démystification du sens aboutit à un langage qui «explose», à une parole de la révélation, parole magique ou mystique, presque autonome, qui crée l'être, qui touche à l'être même. C'est proprement le langage de la Création. En cela, saint Augustin et Rousseau, malgré toutes les différences qui les séparent, se rejoignent. Le Moi autobiographique sert de médiateur entre le Moi et l'Autre.

 

La révélation du verbe divin vient clore le débat, dans une nomination qui réduit elle aussi, en oxymore, le temps en l’instant, ici l’instant de la révélation. Mais s’il est bien une dimension qui réintroduit sans cesse la question du temps, c’est bien le corps, ses sensations, ses désirs et ses symptômes.  Saint Augustin est clair là dessus : dès que la solution oxymorienne de la grâce s’éloigne de lui, l’angoisse apparaît dans le corps : je ne sais que ceci que pour moi, non seulement hors de moi, mais aussi en moi, tout va mal sans toi et que toute opulence qui n’est pas mon Dieu m’est disette.

 

C’est d’ailleurs la raison principale qui éclaire l’opposition farouche entre Saint Augustin et la secte des pélagiens, ou celle des donatistes, lesquels exhortaient à l’effort personnel, principal chemin de la piété, et non la grâce, la révélation… et à la séparation de l’église et de l’état. En fait, pélagiens et donatistes, par des chemins différents, n’étaient pas dans la réduction de l’oxymore, et laissaient une tension subsister entre les plans, tension dont ils faisaient leur chemin…

Au fond, les mystiques, qu’ils soient indous ou occidentaux, vont tous tenter de réduire les contradictions humaines dans la recherche d’une grâce, d’une vision, d’un amour dont l’universalité n’a d’égal que sa capacité à dissoudre le corps dans le grand tout du monde… C’est ainsi que l’ascèse constamment défendue se présente comme une discipline du corps, visant à lui faire taire les multiples besoins contradictoires avec un tel objectif.

 

Ainsi, répétons-nous, réduire la césure entre les mots et les choses, abolir la barre signifiant signifié, résoudre une fois pour toute la question de la spaltung, de la division du sujet, voilà la voie de  la sagesse mystique, quelque soit le contexte culturel où elle naît.

A notre époque, ce sont les propositions de guérison, les idées de thérapie du symptôme. Proposer de guérir quelqu’un, c’est au fond la même chose que la voie mystique, puisque c’est l’idée, qu’ensuite, le problème serait résolu… 

On voit par là l’approche originale de la psychanalyse, l’éthique particulière qui est la sienne, fort différente de ces voies de la sagesse. C’est qu’elle reste précisément intéressée, voire fondée sur l’énergie fournie par les différences de potentiel que propose le statut particulier du signifiant introduit par Lacan, qui ouvre pour nous à une tension hétérologique inventive constante.

 

 

Il est deux voies transcendantes, celles qui ouvrent un chemin de connaissance, et celles qui le fermentent en supposant un nirvana, celles qui laissent la tension de vie ouverte, et celles qui la ferment sur une conclusion extatique. Toute prétention au bonheur ou à la guérison a cet effet de sortir de la tension de la vie même. Elle a ce de fait, qu’elle le veuille ou non, un rapport avec la tentative mystique.

 

 

 

Les deux plaisirs : invention et symptôme

 

Il faut, pour avancer, distinguer 2 formes de plaisir: le plaisir interne, tel celui génère par le rêve, le fantasme, les drogues, le mysticisme et le plaisir de résonance avec le monde extérieur. C'est ce plaisir là dont je parle, pour autant que c'est le seul qui nous permet d'évoluer, de rester vivant.

Les conditions d'accessibilité en sont complexes, immaîtrisables, puisque ne dépendant pas que de nous. Mais ses effets sont fondamentaux, puisqu'ils nous inscrivent dans le monde.

Alors que la souffrance, ou son avatar qu'est le désir de la soigner nous ramènent plutôt à la première forme de plaisir.

En effet, la souffrance psychique renvoie toujours à un plaisir imaginaire... Celui-ci est espéré, vu comme la solution, le plus souvent idéalisée, au problème posé. En tout cas, ce n'est pas cette résonance liée à la dernière forme altruiste de plaisir. Altruiste, car le monde lui-même est autre...

A ce titre, le désir de guérir, pris dans ses deux acceptions, celui du patient et celui du thérapeute, renvoie directement à la quête mystique que nous avons évoquée.

Bien entendu, il est des médiations et des médiateurs sur ces chemins initiatiques. Qu'ils s'appellent Bouddah, Jesus, Mahomet, Freud, Lacan ou Tartempion, chacun promet un chemin via un texte ritualisé,  dont le but est d'abolir, in fine, la barre signifiante. On trouve cela dans l'idée d'analyste en désêtre chez Lacan, dans celle d'abréaction chez Freud, de niveau 0 de la tension psychique.

Rien de tout cela n'est en fait possible. Ajoutons que telle ne doit pas être non plus la visée de l'analyste, s'il ne veut pas être un chaman, même moderne.

Ainsi, peut-on réintroduire là la notion de science, en ce qu'elle a de révolutionnaire. Elle est basée sur l'idée que l'espace existe constamment entre désir et réalité, contrairement à toute idée mystique, ancienne ou moderne.

L'idée de réunir le monde d'en haut et d'en bas, l'univers du jour et de la nuit, est sans doute une tentative aussi ancienne que l'invention du langage. C'est sans doute le premier objet verbal posé comme différent du signe, c'est dire comme signifiant, qui instaure la division subjective dont parlent toutes les religions, tous les mysticismes. Ces derniers sont probablement des effets de la structure de la langue. L'autre monde n'est en effet que celui des mots, de ces mots qui ne désignent pas des choses, mais des concepts.

De part et d'autre de cette séparation, une pulsion se met en place, littéralement pulsion désirante.

Elle n'existe qu'autant que les deux univers restent séparés : l'univers sensible, et l'univers du langage. C'est à la condition de cet éclairage qu'on comprend un peu mieux bien des débats religieux :  -dès que le matérialisme gagne la pratique religieuse, le désir s'éteint, et la réforme s'impose !

                  -dès que la jonction se fait avec l'au-delà, le monde lui-même disparaît en tant que tel, et on est dans le dénuement et la renonciation mystique.

 

Ainsi peut-on mieux comprendre les deux plaisirs qui occupent la vie humaine : soit le plaisir ouvert d’exploration de la division hétérologue du monde subjectif, d’apprendre, de savoir, de remanier à travers un chaos d’objets et de théories, soit le plaisir fermé de la maîtrise absolue, mystique, fait d’un arrêt toujours violent dans ses effets sur une vérité venant clore le débat, et donc le vivant… En fait, on aperçoit là les deux plaisirs qui occupent toute vie humaine, peu ou prou : le plaisir de l’invention,  le plaisir du symptôme.

 

 

 

 

L’obstacle narcissique au savoir

 

Il est passionnant de constater que d’autres voies que celles de l’analyse parviennent à des conclusions assez proches, avec l’invention par certains de ces concepts d’objet (a), d’absence d’objet..

Ainsi, le personnage à la fois mythique et réel de Mushashi, guerrier japonais du 16° siècle, devenu philosophe autour de sa 30°année. Il écrivit à la fin de sa vie un traité, dans lequel il rassemble ce qu’il a appris sur la voie du Samouraï. Il rejoint Lacan, et en fait le dépasse quand au rapport à la théorie et son approche du vide. Ce texte est « Le traité des cinq roues »

Mushashi : le vide : j’ai intitulé ce chapitre vide, mais le vide, ou commence-t-il, ou finit-il ? Lorsque l’on possède complètement une théorie, alors il faut s’en détacher.

La voie de la tactique est une voie libre. Tout naturellement, on parvient au prodige. Tout naturellement, on acquiert un rythme selon l’instant. Tout naturellement on frapper, et tout naturellement on fait face. Tout cela est la voie du vide. Tout naturellement il faut entrer dans la voie véritable.

On entend par vide l’anéantissement des choses et le domaine de l’inconnu.

Dans le vide, il y a le bien, et non le mal. L’intelligence est être, les principes sont être, les voies sont être, mais l’esprit est vide.

 

L’antienne sans cesse répétée dans ce texte est alors non pas du côté de la réflexion, mais de l’exercice… Ce qui compte est la rencontre du réel, la pensée ne fait que préparer ce qui ne peut se comprendre que dans la complexité de l’action.

De même, en analyse, ce qui se passe entre les séances est-il beaucoup plus important que le contenu formel des séances…

Enfin, le samouraï doit-il s’exercer à tous les arts, exceller à tous les savoirs, ne pas s’en tenir à la science du combat, au risque alors de s’obscurcir l’esprit.. L’hétérologie est la seule voie vers le vide de l’esprit, au sens de Mushashi, homme d’action plus que de pensée, puis homme de pensée plus que d’action dans une seconde partie de sa vie bien remplie, occupée d’un symptôme de violence tout d’abord, puis de la grande affaire de la transmission ensuite. Je conseille à ceux que cela intéresse la lecture de « La pierre et le sabre », de Yoshikawa Eiji, qui raconte cette histoire.

Pour nous, aujourd’hui, contentons-nous de constater que la logique de Saint Augustin fut celle d’une monologie sacrée, qui ne put rester fondée qu’à évacuer le monde, au profit d’un mysticisme clos sur l’avancée du savoir. Nous avons aussi rapidement aperçu que la philosophie de l’homme d’action, singulièrement de combat, que fut Mushashi l’amena à penser un univers où l’hétérologie est le plan fondamental qui permet l’ouverture à ce qu’il appelle le vide de l’esprit, ouverture sur l’inconnu.

C’est de cet univers de pensée que finalement le désir de l’analyse pourrait être le plus proche, à radicalement questionner son savoir face au réel de chaque séance, à entendre le besoin fondamental que chaque savoir peut avoir d’un autre savoir, dans une mise en résonance, une limite mutuelle qui autorise la persistance d’un esprit de curiosité face à l’inconnu, ici de l’inconscient. Il n’est pas étonnant qu’une philosophie de l’action soit plus proche de la question de l’analyse, le réel de l’action résonnant avec le réel du symptôme, dans un esprit où la place de l’erreur, si elle reste toujours humaine, est cependant irréversiblement engageante, contrairement à la rédemption religieuse et mystique.

 

L’esprit du vide, du silence, nous ouvrira sur le chapitre suivant de ce séminaire. Le désir de l’analyste a alors beaucoup plus à voir avec ce silence de l’inconnu, ce vide de l’esprit qui est la condition de l’existence d’un savoir singulier, qui permet d’entendre le monde, interne et externe au-delà de ses contradictions, mais sans les réduire en oxymore.

Cet enjeu du silence, du vide, afin de permettre le développement d’une énergie psychique inconnue, inconsciente, enfouie dans de multiples contradictions, l’œuvre d’Antoine Lubasco, logicien atypique, nous permettra de mieux le comprendre.



[1] J’ai bien conscience de faire un fort résumé des 275 religions de l’Inde ….