Introduction

 

Pourquoi un travail de recherche sur la question du plaisir en psychanalyse ? Sans doute pour tenter d'avancer sur cette évidence souvent répétée, mais jamais vraiment élucidée, que la singularité et la qualité de la rencontre thérapeutique sont des facteurs déterminants de l'avancée d'une analyse, tout autant voire plus que l'école à laquelle se réfère l'analyste. Quelle place exacte tient alors ce plaisir de la rencontre avec l'analyste dans le processus de guérison ? Quelles en sont les fonctions et les limites ? Que produisent les nombreux paradoxes entre les plaisirs de l’être et les plaisirs de l’autre ?

 

Dans la structure de la névrose, la place du plaisir est centrale, puisque ce qu’on appelle les bénéfices secondaires sont ses déplacements lors des divers refoulements. Par exemple, dans beaucoup d’énurésies, le plaisir reste inconsciemment et imaginairement fixé dans le contexte de l’échange corporel autour de l'époque des langes. La cause en est souvent l’insuffisance du plaisir, refoulée, à se voir grandir vers l’identité adulte. Ces mécanismes sont l’objet même de l’insistance de la structure pathologique, et se rejoueront dans le transfert thérapeutique. Un trait psychopathologique structuré peut ainsi essentiellement être analysé comme un déplacement du plaisir vers l’imaginaire, au détriment de la rencontre réelle, hypothèse fort importante pour l'efficacité du travail thérapeutique transférentiel.

Autre exemple, la toxicomanie, qui montre à quel point la recherche de plaisir est une priorité vitale de l’appareil psychique : s’il vient par trop à manquer dans la réalité relationnelle, remplacé alors par l’ennui, cette quête s’effectue au détriment même du corps par un délétère court-circuit d’excitation direct des centres du plaisir.

Il m'a semblé que les travaux existants sur le plaisir dans le corpus analytique ne répondaient pas suffisamment à ces évidences que la clinique pourtant montre abondamment. 

 

Ainsi, pour commencer comme il se doit par Freud, celui-ci exprime clairement l'idée que le principe de réalité doit prendre la place du principe du plaisir, et non pas s'équilibrer avec lui. Cette idée est au cœur de sa théorie de la sublimation, puisque dans ce déplacement d'objet, la notion même de plaisir vacille, remplacée par l'accès à la réalité culturelle et symbolique. Mais il faut citer Freud lui-même : Nous désignons comme sublimation une certaine sorte de modification de but et de changement d’objet dans laquelle entre en considération notre évaluation sociale[1]. L'ambiguïté de cette idée tient à ce que le plaisir est remplacé par une "évaluation sociale", notion étroitement liée alors à une dimension surmoïque, dont le lien au plaisir est alors plus que fragile, puisque complètement assujetti à l’aléatoire de la rencontre, au lieu d’y être nécessairement articulé.

Dans d'autres textes, il confère au principe de réalité le pouvoir de différer l'accès au plaisir afin de tenir compte des limites que le réel pose à la détente tensionnelle immédiate. Une telle proposition semble aller de soi, mais devient plus discutable lorsque les déplacements d'objet deviennent sans retour, comme dans la sublimation. Freud peut écrire explicitement[2] : avec la mise à découvert de ces résistances leur dépassement est-il pour autant garanti ? Assurément pas toujours, mais nous espérons atteindre ce but en exploitant le transfert du malade sur la personne du médecin pour que devienne sienne notre conviction que les processus de refoulement survenus dans l’enfance sont inappropriés et qu’une vie selon le principe de plaisir est impraticable[3].

Opposer le principe de plaisir au principe de réalité, comme le fait Freud dans ce texte, ne paraît pas tenable... Mieux vaudrait alors les articuler de façon complexe, ce qui est un des objets du présent travail.

 

Pour se rapprocher des élaborations modernes de la psychanalyse, Lacan a peu parlé du plaisir, si ce n'est pour en critiquer fondamentalement l'acmé, la jouissance. Celle-ci s'oppose dans son œuvre au désir subjectif, et n'a donc aucune valeur positive, mais au contraire est constamment symptomatique. L'idée est que la jouissance, supprimant la distance à l'objet, produit une introjection qui annule toute élaboration désirante : plus d'objet (a)[4], pour parler lacanien…

 

Nous reprendrons plus loin la question du plaisir et de la jouissance bien autrement. Il ne suffit pas, comme Lacan, de faire une théorie, fort pointue et juste à bien des égards du désir humain pour rendre compte du fonctionnement de l'appareil psychique. Nous tenterons de montrer au contraire qu'il convient que ce désir serve à quelque chose du côté du plaisir pour que l’ensemble fonctionne, y compris dans le transfert thérapeutique, même si le manque reste un puissant et indispensable moteur !

 

Parmi les autres auteurs en psychanalyse, outre Reich, dont je parlerai brièvement plus loin, seul Groddeck se singularise en priorisant le plaisir. Après Nietzche[5] (je renvoie le lecteur au bel article de François Requet sur ce sujet) il introduisit auprès de Freud le Ça, et pu écrire ceci : Il paraît tout à fait vraisemblable que le principe du plaisir sert au Ça de boussole dans la lutte contre la libido dont l’intervention trouble le cours de la vie. […] Guidé par le principe du plaisir, c’est-à-dire par la perception du déplaisir, le Ça se défend contre ces nouvelles tensions par différents moyens[6].

Seul dans la littérature analytique, Groddeck laisse ainsi le dernier mot au plaisir et non au principe de réalité… Il est vrai qu'il s’intéressait plus au Ça qu'au surmoi, au contraire de Freud, dont le but est de les opposer, jusqu'à la victoire de ce dernier dans la sublimation.

Il se différencie en fait radicalement de la dissociation que Freud met en place dans le moi, entre Ça et surmoi, autorisant son concept de sublimation critiqué plus haut. Là où était le Ça je dois advenir, concluait Freud à la fin de ses Nouvelles conférences sur la psychanalyse[7]. C'est précisément cette pensée qui met la psychanalyse en impasse si on s'en tient là. Citons encore une fois Groddeck, soutenant l'exact opposé[8]. (Dans la première phrase de cette citation, il parle évidement du Ça) : Quand le cerveau associe très vivement, il n'y a plus que deux solutions. Ou bien on ne se gêne pas et on saute d'une pensée à l'autre, comme je le fais ; ou bien on ne peut pas le faire et la fantaisie ne peut pas poursuivre le rêve jusqu'au bout. (...) Et si ces associations sont très désagréables, il ne reste pas d'autre issue que de devenir malade ; c'est le dernier moyen, et ce moyen est efficace. On devient vide, on limite son activité, parce que toute pensée, tout entretien, toute parole suscite de nouvelles associations qui doivent être repoussées. Ce texte est important dans ce qu'il sous-entend : il y a du plaisir dans l’association libre, et donc du déplaisir lorsqu’elle n’est plus possible, lorsqu’on est que dans le « je » conscient et rationnel de la phrase de Freud citée plus haut.

 

En tout cas, le lecteur a compris que nous prendrons une autre voie que Freud, opposant plaisir et réalité, ou que Lacan, opposant plaisir et désir.

 

Un mot rapide de Reich, enfin, dont l’impasse d’ailleurs dramatique pour lui fut de se borner à la sexualité dans ses élaborations sur le plaisir. Cette voie était sans issue face à la complexité des facettes de l’être...

 

Il faudra dans le présent travail, au contraire, élargir le champ au-delà de la psychanalyse pour situer l'importance de cette notion de plaisir, depuis que la vie existe, au-delà même de la sexualité. Pour cela, une définition de cette sensation subjective devra être posée (elle est en tête du premier chapitre), qui permette malgré tout un examen suffisamment objectif de ce concept. Elle aura une part arbitraire, comme toute définition, mais autorisera, je l'espère, quelques développements utiles à la fois pour la théorie et surtout la pratique de la psychanalyse. La nécessité de proposer une vision ici singulière du plaisir tient au flou qui entoure ses définitions dans les références principales de notre langue, renvoyant à l'agréable pour le Larousse, à l'âme pour le Littré, et même aux neurosciences seules pour Wikipédia !

 

[1] Freud (S.). G.W., XV, 103; S.E., XXII, 97; Fr., 133.

[2] Ibid P 99

[3] C'est moi qui souligne.

[4] L'objet (a) chez Lacan désigne, pour résumer brièvement, l'importance du manque dans la dynamique du désir.

[5]https://www.atramenta.net/lire/oeuvre37898-chapitre-3.html

[6] Ça et Moi, Gallimard, p. 261

[7] Folio, Gallimard, 1989

[9] Grasset, 1983

[10] Ibid