Michel S Levy mslevy@laposte.net Merci de vos critiques et remarques

AUTISME

 

 

 

 

La chute de l'Autre

 

L'autisme, de configuration simple, est l'une des pathologies les plus faciles à régler sur le plan de la compréhension. Il est la suite complexe des effets psychiques et relationnels de la perte de l'autre, dimension centrale du psychisme, point de départ des interactions structurantes. Dans l'autisme, l'investissement de l'autre est annulé, remplacé par son contraire, sa chute.

Nous reprendrons un élément majeur du renouvellement nosographique introduit par Francès Tustin, en classant la mélancolie aiguë et l'autisme dans le même cadre (c'est pourquoi dans le chapitre sur la dépression la question de la mélancolie a été laissée de côté). Beaucoup d'éléments nous y amènent : le mutisme, l'absence d'intérêt pour les choses extérieures, l'absence de considération, de regard pour l'autre.

Plus l'autisme est tardif, différé, plus ces effets mortifères seront conscients et cataclysmiques. La mélancolie comporte la présence dramatique d'un désir de mort (et non pas une pulsion) dont on peut supposer qu'il est lié à l'effet de conscience de la catastrophe lorsque cet autisme apparaît tardivement, sur des personnalités déjà structurées. Il est conséquence de la souffrance.

On décrit parfois un autisme primaire ou secondaire, c'est-à-dire qui se met en place dès la naissance ou qui peut apparaître brutalement à l'âge d'un an, deux ans, trois ans. J'étends simplement le concept d'autisme secondaire à l'état mélancolique, sachant que la catastrophe psychique que représente l'autisme étant à ce moment là consciente, les effets mortifères sont beaucoup plus importants : le destin, le sens tombent avec la chute de l'autre.

A travers la configuration mélancolique, je rapproche l'autisme de quelque chose de mieux connu psychiquement de chacun. Le fil qui peut mener de la dépression à la mélancolie est plus ou moins intimement connu de chacun, ne serait-ce que dans la culture poétique. Il n'est pas certain en effet que la définition poétique soit très différente de l'acception psychiatrique, qu'elle éclaire plutôt. " La nuit d'octobre " de Musset décrit merveilleusement ces replis mélancoliques dès que l'espoir, le désir se détachent gravement de la figure de l'autre, au point qu'il ne peut plus y croire : le désarroi amoureux détache Musset de la forme intime de sa propre muse.

Ce point de vue permet de considérer que le repli autiste est une caractéristique psychique assez commune, qui va se décliner selon une infinité de variétés cliniques allant de la retraite chez les croyants à la mélancolie aiguë en passant par l'autisme de Kanner le plus constitué, via le spleen poétique. Nous verrons plus loin que la richesse poétique de ce sentiment n'est pas un hasard, mais a le plus étroit rapport avec la genèse même du psychisme.

La représentation commune de tous ces états, l'élément majeur qui permet de les comprendre et de les traiter parfois est la disparition plus ou moins radicale et catastrophique de la dimension de l'Autre, de l'autre concret, charnel, de l'autre réel, en même temps que celle de l'autre support vivant du symbolique. L'idée majeure est que l'autre est vécu comme catastrophique pour soi. Il s'agit ensuite d'une défense psychique qui, pour conserver à l'esprit sa possibilité de fonctionnement, supprime cette perturbation majeure qu'est devenu l'Autre. Ce faisant, elle supprime aussi sa modalité principale de structuration, ce qui explique la difficulté particulière de ce mode de défense et ses conséquences psychiques, s'il survient tôt. Pour les lacaniens, c'est à la fois le petit autre et le grand Autre qui chutent ensemble.

L'évitement de l'autre va aboutir à l'investissement exclusif de soi, ce qui n'amène pas à l'animalité mais à un retour exclusif dans la dimension d'auto-conservation, ce qui n'est pas du tout la même chose. Ce processus entraîne aussi, bien entendu, une totale disparition de la dimension hétérologique...

Le plaisir se réfugie dans des modes de fonctionnement strictement sensoriels, des courts-circuits excluant l'extérieur se mettent en place, qui situent la jouissance exclusivement du côté de l'organe, qu'il soit psychique, les objets autistes de la pensée ou qu'il soit dans le corps. L'autisme est lié à la survenue de la domination totale du domaine du soi, après la chute de la dimension de l'altérité : l'auto-conservation devient alors le seul domaine habité par le sujet.

 

 

La restauration de l'Autre

 

C'est l'urgence absolue et la première grande difficulté : alors que l'Autre ne peut être connu que par la relation, apparaît un premier point clinique et pratique fondamental : toute tentative de relation avec l'autiste va être vécue de son point de vue comme la réitération d'un cataclysme. Comment avoir une attitude thérapeutique avec quelqu'un qui vit la relation comme une catastrophe ? Le problème posé suggère la solution, puisqu'il suffit de ne pas avoir de relation pour que la relation réapparaisse ! Ce paradoxe apparent peut se gérer par l'utilisation de logiques différentes, logiques de cadre et de contenu.

Il convient alors de mettre en place un cadre dans lequel la relation a un statut particulier. L'enfant est amené par sa famille dans un lieu où quelqu'un l'attend. Là évidemment c'est le désir de l'autre sur l'enfant qui s'applique. Mais à l'intérieur de ce cadre, de ce désir de l'autre, une autre logique va fonctionner : celle du psychanalyste, position absolument, totalement non désirante. On voit pourquoi cette solution est à la fois simple et extrêmement difficile à mettre en œuvre : ne pas désirer face à un être vivant est évidemment une position humaine profondément difficile à se représenter et à acquérir, voire choquante pour un non-thérapeute, qui y verra un abandon inexcusable. Dit autrement, il convient que le thérapeute fasse preuve d'une espèce d'autisme méthodologique de façon à ce que son patient puisse faire émerger un désir. En effet, peu à peu, il devient clair pour celui-ci qu'il est à l'abri d'un risque de relation, que l'autre réellement présent cesse d'être dangereux. La force des désirs, des pulsions, des instincts pour lesquels malgré tout l'autiste reste fait et qui sont inscrits dans son corps et son équipement instinctuel vont pouvoir à nouveau se déployer. L'autiste découvre une attention à laquelle il n'est pas habitué : l'attention à son non-désir de relation. A partir de ce moment, prudemment, l'autisme du thérapeute peut s'effacer, progressivement.

Impossible que quelqu'un désire dans le registre humain sans être soumis au désir des autres, autiste ou pas ! Mais lorsque la maladie touche à ce point la capacité de quelqu'un à exprimer et élaborer son désir, il est bon que se mette en place un cadre spécifique à la question du désir dans un champ repéré, délimité qui permette au sujet, petit à petit, de comprendre qu'à cet endroit là, il s'agit d'autre chose, d'un autre type de rapport. La place de la psychanalyse, d'une façon générale, ne peut-être que de cette nature, c'est-à-dire très limitée. (Il n'y a aucune raison que la psychanalyse ait une vocation particulière à dire des vérités quelconques sur des domaines pédagogiques ou éducatifs qui sont des champs à part, des champs particuliers, que fréquentent aussi les autistes. Elle ne peut qu'y émettre des opinions).

Ainsi, le premier temps de traitement d'un autiste est, d'une certaine manière, facile à concevoir et il sera d'autant plus efficace que l'autisme sera pris à son début, pour des raisons évidentes à la fois de plasticité cérébrale et de cicatrisation de traumatismes. Plus les cicatrices seront nombreuses et fortes, plus difficile et partielle sera la réconciliation avec l'autre... La seule difficulté est donc d'abord de respecter une position de non-désir, en accord avec ce que manifeste le patient. Cela veut dire ne pas le regarder s'il ne nous regarde pas, ne pas lui parler s'il n'émet pas de son, ne pas aller vers lui s'il ne vient pas vers nous, etc. C'est une sorte de fonctionnement en miroir très rigoureux, très strict, qui permet au patient de comprendre qu'il a en face de lui quelqu'un qui, plus que de ne pas désirer, le respecte en réalité. La difficulté technique tient au fait que l'on peut passer parfois six mois, à raison d'une ou deux fois par semaine, à ne pas communiquer du tout avec quelqu'un. Le désespoir, la lassitude, peuvent venir à bout de ces attitudes d'une manière beaucoup trop précoce et donc gâcher le traitement. Il faut tenir le temps que le sujet autiste comprenne qu'il s'agit de lui et non pas du désir de communication des autres.

Ce qui est difficile à comprendre et à transmettre dans le traitement de l'autisme selon ce modèle, est que l'absence de position désirante du thérapeute doit exister absolument à tous les niveaux, au niveau du regard, de la voix, du geste. Il m'est ainsi arrivé de m'endormir devant un enfant autiste et de découvrir en m'éveillant l'enfant en face de moi, sourire aux lèvres, dans une chaleur qui a duré 4 ou 5 secondes, et a marqué le début de son ouverture. Mais il m'est arrivé souvent également de faire mes papiers, de classer mes dossiers, de lire un livre le dos tourné à un autiste pendant la séance. Cette manière de gérer l'absence totale de désir ne doit pas non plus être assimilée à une attitude de désintérêt pour l'enfant. Le paradoxe ne reste présent que si l'enfant sait que l'on s'occupe de lui en ne s'occupant pas de lui, sinon cela n'a bien entendu pas de sens.

Il est important, pour tenir dans ce type de rapports, de traduire en termes autistes des éléments qui nous sont familiers et d'une autre nature dans notre vécu habituel de la relation. Ainsi le regard pour un autiste est équivalent à une destruction totale de lui-même, les mots sont des armes qui servent à le déstructurer, les gestes sont des mouvements qui servent à le prendre et à le contraindre, tout ce qui vient de nous, quelle que soit l'intention que l'on y met, sera vécu par lui, tant qu'il est dans cette disposition autiste, comme une manifestation d'hostilité quasiment absolue. Francès Tustin a fort bien décrit tout cela.

 

 

Réhabiliter l'autisme

 

Il faut revisiter maintenant les éléments de la constitution subjective afin de mieux saisir comment peut se mettre en place une réaction de défense autiste, de mieux la percevoir en nous, et finalement d'en saisir la nécessité pour tout sujet. Cette démarche aura pour conséquence de rapprocher l'autiste de nous, jusqu'à en faire une part même de nous. Nous verrons en quoi ce rapprochement est nécessaire au traitement lui-même.

Nous allons mettre l'accent sur un événement constituant de la personnalité de l'enfant qui jusqu'à présent a été oublié dans les diverses théories : les pleurs de l'enfant. Tout enfant pleure pour des raisons assez souvent inexplicables. Si l'on prend les deux premières années de vie, il est très fréquent qu'un enfant soit malheureux la nuit ou parfois dans la journée sans que l'on puisse trouver une cause claire et évidente à ce désarroi. Remarquons que deux types de pleurs existent : les premiers liés à un problème organique, à une sensation interne, de faim, de soif, de douleur, qui déclenche de façon réflexe chez l'enfant, un pleur sur le modèle disons du traumatisme de la naissance, de la modification des sensations internes qui aboutissent à ce réflexe neurologique. Le deuxième type de pleurs n'est pas motivé par des sensations proprioceptives : les pleurs nocturnes, les pleurs au moment de la sieste. On peut classer dans ce type un élément déjà répertorié qui est l'angoisse du 8ème mois de Spitz, la réaction à l'étranger. Et s'il existe des bébés calmes, des bébés bien tranquilles, bien en relation, des bébés bien entourés, bien soignés, dont les besoins sont très correctement analysés et réalisés, malgré tout, à partir du 6ème mois, apparaissent inévitablement (sauf dans l'autisme primaire) des pleurs immotivés.

J'ai une idée simple sur la nature de ces pleurs : ce qui fait souffrance chez l'enfant est précisément la constitution de son identité d'enfant, la conscience de sa subjectivité, de son identité, de son moi, qui s'accompagne nécessairement de l'idée confuse que cette identité va être partiellement insatisfaisante. Le lien à l'autre dont cette identité dépend va laisser toute une part de l'enfant sans recours, sans repère, hors lien, intraduite. Tout ne se cristallise pas dans le lien. Pour être concret, les désirs de toute-puissance de l'enfant, de totale satisfaction de l'ensemble de ses besoins à tout moment - désirs que l'on peut supposer exister comme pour toute structure vivante - ne peuvent évidemment pas s'inscrire dans son sentiment d'identité puisqu'ils viennent en contradiction avec les réactions de l'entourage voire avec le déroulement temporel lui-même. La nuit, si l'enfant se réveille, la satisfaction de ses besoins est beaucoup moins simple que le jour.

La distorsion fondamentale entre ce que nous pourrions appeler la toute-puissance des désirs du sujet et la naissance de son identité interne, qui en impose la limitation, est probablement à l'origine de la plupart des pleurs immotivés. Nous pouvons dire que l'enfant pleure sa toute-puissance perdue ou en tout cas impossible, toute-puissance qui devient de plus en plus nettement intenable au fur et à mesure que la conscience de soi, donc de l'autre, apparaît en lui. Puisque si conscience de soi il y a, c'est une conscience de soi qui passe par l'autre, par les propositions identitaires de l'autre, et est donc inscrite à l'opposé de cette toute-puissance.

L'intraduit des pulsions d'auto-conservation, qui forme le reste de la division du sujet entre soi et l'autre, est un élément autiste que nous connaissons tous, plus ou moins, que les poètes nomment spleen, et dont la présence exagérée ou l'absence trop manifeste pose des problèmes de nature différente. Cette division par l'Autre du sujet peut fonctionner mathématiquement comme toute division : si l'autre est anéanti, donc égal à zéro, le reste devient infini, l'autisme est dans la toute-puissance, et peut advenir cliniquement. S'il est par contre infini, si l'Autre est du côté de la trop bonne mère de Winnicott, trop présent, hyper-compétent, ubiquitaire, alors, la part autiste devient quasi nulle, et on entre sans doute dans le registre de l'hystérie plus ou moins grave. Toutes les gradations intermédiaires sont possibles dans cette division.

On comprend maintenant mieux un trait qui appartient aussi au tableau autiste : la violence. Désormais, si l'enfant autiste commence à accepter de passer par l'autre et à reprendre son processus identitaire à travers lui, ce sont évidemment les processus de toute-puissance qui vont s'exprimer dans le travail pour autant que l'autiste voudra protéger cette identité toute-puissante, contre une altérité qui a été pour lui jusqu'alors totalement inacceptable. Aussi lorsque le premier temps de traitement de l'autisme, l'acceptation de l'autre, est effectué, on tombe généralement sur ce deuxième problème.

En effet, la conséquence du retrait est le surinvestissement. Ici, bien entendu, il ne s'agira pas de surinvestissement narcissique, puisque cette instance n'est pas en place, faute d'Autre par lequel elle est en nécessité de passer. Le surinvestissement concernera l'ensemble du domaine de l'auto-conservation, seul lieu où les pulsions vont circuler, car seul domaine resté vivant et investi. Ici, l'intraduit domine complètement, au point que la notion de traduction est elle-même peut-être inexistante.

Cette toute-puissance est plus compréhensible si l'on revient à nos raisonnements en termes de systèmes logiques. En effet, dès lors que l'accès à l'Autre d'une part, au langage d'autre part, n'est plus possible, la réduction des logiques du sujet devient drastique. Ne reste plus guère que la sphère instinctuelle, et le registre des énergies pulsionnelles physiques. Les réponses aux stimuli internes et externes ne trouveront que quelques voies, toujours les mêmes, faute de connaître d'autres issues. La toute-puissance est cette simplicité, ce simplisme, qui réduit à très peu de voies les issues pulsionnelles. On peut de ce point de vue considérer la toute-puissance du hérisson : il va se faire ratatiner sur la route à cause de sa croyance absolue en son enroulement épineux. Son système instinctuel ne lui permet pas de compliquer suffisamment son petit cerveau pour piger que les voitures ne sont pas des super-renards aux grands yeux jaunes ! La toute-puissance est avant tout, paradoxalement, une limitation intellectuelle, qui ne permet pas de saisir une complexité nouvelle qui se présente. Elle est une logique puissante, mais inadaptée à une situation qui en demanderait une autre...

Bien entendu, l'apparition de cette toute-puissance va poser des problèmes de cadre et de technique de travail dans ce deuxième temps du transfert. Ce deuxième temps est donc plus compliqué conceptuellement et pratiquement. Le thérapeute doit affronter une émergence désirante très particulière et surtout une intolérance à la frustration absolument extraordinaire. Pour quelqu'un qui a été pris fortement et précocement dans l'autisme, tout ce qui est du registre de la frustration, de la castration, de la privation est équivalent, au début, à une proposition quasi-absolue de destruction de lui-même. Aussi, lorsque le contact est établi, il bute immédiatement sur des transactions qui vont être extrêmement difficiles à gérer. Nous aurons des allers et venues entre des expressions qui virent à la toute-puissance, évidemment refusées par le thérapeute lorsqu'elles impliquent sa destruction. Ces refus induisent à nouveau des replis autistes impliquant que le thérapeute revienne à la première phase, pour attendre une nouvelle ouverture du sujet.

Là encore c'est long, compliqué, épuisant, souvent désespérant, sauf si l'on comprend ce qui se passe, ce à quoi on a affaire. Il s'agit d'avoir un " guide transférentiel " pour avancer mieux dans cette période difficile. Il consiste en l'idée de ne jamais intervenir pour faire respecter la loi, le calme, pour le bien du sujet autiste ou parce qu'on juge qu'il va mieux ou parce qu'on pense qu'il est au delà des règles. Non, il faut à mon avis intervenir parce que l'on est soi-même mal à l'aise, parce que l'on est soi-même dépassé. Et il faut le dire, il faut l'exprimer, bien faire comprendre au sujet que si on limite, si on arrête, si on cadre la séance, ce n'est pas pour lui, c'est pour nous-même. De la sorte le principal est sauf : le patient comprend qu'on ne cherche pas particulièrement à s'occuper de lui, dans un sens ou dans un autre, à le faire rentrer dans notre désir, mais que l'on cherche tout simplement à se faire respecter soi-même, à survivre en quelque sorte. Ce qui est sans doute, après tout, un des chemins de la découverte de l'altérité.

Cela n'évitera pas des réactions de repli et de retrait (parfois importantes) mais elles seront moins vives, moins brutales, moins définitives que dans le cas inverse, puisque originellement la fermeture autiste s'est effectuée face au repérage du désir de l'autre sur lui. Evidemment, ce type de conduite suppose réellement un cadre de travail qui est très précisément le cadre psychanalytique. Il serait bien entendu impossible d'avoir une telle attitude dans la vie de tous les jours, dans la vie scolaire, dans le registre éducatif pédagogique ou parental. Il est indispensable aussi que l'analyste s'arme de courage et de patience, en allant ainsi contre le " sens commun " ! Ensuite, bien entendu, lorsque l'enfant commence à prendre plaisir à la relation, commence à différencier les êtres, à différencier les objets psychiques, et à condition qu'il y ait du plaisir et de l'envie de son côté, toute éducation, toute pédagogie peut alors s'envisager et se mettre en place dans un troisième temps. Ce sera à ce moment là deux fois plus efficace.

 

 

L'assomption subjective

 

L'histoire de la division du sujet est aussi ancienne que sa constitution même puisqu'il se constitue en se divisant. Il se sépare en deux plans, d'une part le sujet social, (du langage, de la conscience, de la relation à l'autre) et d'autre part le sujet de ce que j'appelle l'auto-conservation, l'homéostasie. Le bébé, à l'origine de sa vie, dans les premiers mois de son existence, pleure sur son unité perdue, pleure sa division subjective.

Pourquoi passer par là pour parler de l'autisme ? Tout simplement parce que cette division subjective s'accepte ou se refuse, en fonction des bénéfices ou des souffrances liés à ce nouveau statut. La liberté fondamentale d'accepter ou refuser cet aspect des choses, présente tout au long de la vie explique pourquoi les réactions autistes sont aussi toujours possibles quel que soit le degré de complexité et de structuration du sujet. Nous avons vu plus haut que la mélancolie, l'accès mélancolique aigu peut être entendu comme un accès autiste chez quelqu'un de constitué, structuré. Mais le suicide peut lui aussi être assimilé à un processus de choix autistique, le lien, l'équivalence entre le retour homéostatique et la mort provenant chez ces gens de leur incapacité à utiliser les défenses autistes, le domaine de l'auto-conservation, dans le cours normal de la vie. L'hypotrophie d'un autisme en quelque sorte fonctionnel aboutit à faire équivaloir la tentation, le repli autiste avec la mort, faute d'un fonctionnement possible pour le sujet en dehors de l'autre.

Ce que j'appelle ici l'autisme fonctionnel est indispensable à l'équilibre de la psyché, constituant une espèce de régulation mentale nécessaire. A force d'être d'un côté de la division subjective il est nécessaire de revenir à l'autre versant trop oublié, laissé trop en friche. C'est ce que font les gens qui décident de faire une retraite religieuse dans un couvent, retraite de silence, d'absence (relative) de regard, de fonctionnement autiste pendant une semaine ou 15 jours. Ils en disent souvent le plus grand bien. Certains sportifs aussi, qui vont décider par exemple d'aller s'enfermer dans une grotte, seuls ou de partir faire le tour du monde en bateau. Moitessier, Tabarly, sont de magnifiques exemples de cette part autiste dont l'humanité a le plus grand besoin. Il faut lire, du premier, " Tamara, ou l'alliance ".

Le recours à l'écriture en est également une forme civilisée et indispensable. Quelques écrivains se perdent d'ailleurs un peu dans ce fonctionnement où ils confondent le retrait dans la toute-puissance littéraire d'écriture et l'expression de la vie communautaire avec les autres. Ce n'est pas le cas de Jean Marie Le Clézio, un de ces auteurs très touchant pratiquant l'alternance de fonctionnement entre des moments " autistes " voués à une production littéraire extraordinaire et des moments sociaux, collectifs, qui l'amènent sans doute rapidement à désirer autre chose. Ce type de démarche est à mon avis parfaitement usuel, parfaitement adapté. C'est bien le contraire qui pose problème, par exemple ces personnages pris dans une obligation d'action constante, sans retenue personnelle possible et qui provoquent des catastrophes du fait de l'absence de profondeur humaine réelle dans laquelle ils sont.

Ainsi, de l'enfant atteint d'autisme de Kanner qui va rester dans son coin sans regarder personne, sans prononcer une phrase, une parole, jouant toute la journée à faire tourner la même petite roue à longueur de temps, de semaines, de mois et d'années, à l'écrivain talentueux qui va se retirer du monde sur son île pour vivre dans l'univers de ses fantasmes à travers la création d'un roman, je ne trace qu'une seule et même ligne, plus ou moins accentuée, plus ou moins forte, plus ou moins violente mais qui décrit le même phénomène, celui du recours nécessaire au registre de l'auto-conservation pour fonctionner.

Si ce recours est totalement massif, nous avons affaire à l'autisme de Kanner, s'il est simplement partiel, nous sommes dans l'humanité et son fonctionnement à cheval sur plusieurs types de logiques variées et différentes, une humanité hétérologique.

 

 

De l'auto-conservation au narcissisme, la butée

 

Revenons un instant au moment de constitution de la personnalité des premières années de vie.

Lorsque Lacan reprend (après Wallon !) le stade du miroir, et que cette invention est prolongée en psychiatrie de l'enfant par le concept d'image inconsciente du corps de Françoise Dolto, l'accent est mis par ces deux auteurs sur le passage obligé par l'Autre comme lieu même de constitution du sujet. Pour Lacan cet accent est du côté de la constitution du sujet en logique verbale consciente et inconsciente. Les mots partiellement à sa disposition, sont en lui à un degré plus ou moins proche de la conscience mais le désignent, font référence à ces échos qu'il a rencontrés chez ces autres qui l'ont dénommé, qui ont parlé de lui, qui lui ont appris la langue.

Pour Françoise Dolto, dans cette constitution du subjectif par l'autre prend aussi place tout un univers de conscience du corps, corps tel qu'il est vécu, agi, soigné par l'autre. Ce registre d'inter-relation linguistique et corporelle entre soi et l'autre se constitue comme narcissisme. Je détaillerai dans un autre chapitre le développement de ce narcissisme et je parlerai à ce propos du développement de logiques intégratives fonctionnant un peu comme des poupées russes, donnant ce trait personnel particulier qui en fin de compte se réduit au style du sujet dans le monde.

Voici, à propos de l'autisme, le fonctionnement de deux de ces poupées intriquées, les deux premières peut-être. Il semble logique, pour décrypter la question de la défense autiste, de mettre en place un premier plan narcissique hors langage et un deuxième qui est celui de son intégration.

Le premier plan, hors langage, est complètement dévolu à la question de la formation de l'autre comme instance, ce qui constitue le fondement même de la construction narcissique. Cette strate est évidemment extrêmement précoce et fonctionne autour d'un de ces organisateurs que Spitz a repéré : le sourire, manifestation de plaisir instinctuelle dont l'enfant dispose, éminemment rétroactive puisqu'elle implique chez l'adulte qui l'aperçoit des réactions qui lui sont liées. Ainsi, l'autre repéré par l'enfant comme lieu de plaisir, (ce qui peut être plus précoce que le sourire) est-il à notre avis le premier élément de cette construction narcissique, il en est la base.

Il est aussi la première étape du piège posé à la toute-puissance de l'enfant puisque évidemment, si l'autre est le lieu de son plaisir, c'est que l'enfant n'en dispose pas complètement lui-même. Aussi, dès lors que l'enfant sourit et que cela s'inscrit en lui comme interactivité, il peut partiellement maîtriser et faire apparaître l'autre comme partenaire, à son gré, dans sa production de plaisir : il vit la première aliénation, dans laquelle il se prend, puisque son plaisir dépend dès lors de l'autre qui en est l'écho ou le co-responsable.

Dès lors, la division du sujet est en route, sur des bases non linguistiques, quoique accompagnées de langage, mais, par contre, totalement liées au plaisir que l'autre apporte et prend dans la relation à l'enfant. Voilà aussi pourquoi la première prise trop massive dans l'autisme se signale par l'absence de sourire.

De fait, on voit parfois des enfants autistes dans une configuration familiale dont la seule caractéristique est une absence de plaisir puissante, partagée par les deux parents autour de la venue au monde d'un enfant. Que ce soit une dépression patente ou latente chez la mère ou chez le père ou une raison organique propre à l'enfant lui-même, il s'instaure un type de relation à l'enfant où manque la sensation, l'intuition du plaisir, du bonheur et du partage. L'enfant n'a pas besoin de repérer l'autre comme d'un intérêt quelconque pour lui. L'espace de l'autre va être, dans un premier temps indifférencié, puis rapidement craint, enfin rejeté comme un lieu de désorganisation par rapport aux premières tendances du sujet à régler ses propres satisfactions de façon auto-conservatrice, homéostatique.

La constitution intrinsèque du narcissisme est affaire de plaisir partagé. Quel neuro-psychologue fera des études sur l'influence du plaisir, de la joie de vivre partagée sur l'organe cérébral ? Qui étudiera, sur l'animal, l'effet physiquement déstructurant sur le cerveau en développement d'un déplaisir exagéré, d'un stress continu ?

On voit ainsi un autisme primaire qui se constitue autour d'une absence de plaisir lié à la venue de cet enfant, qui va l'amener d'emblée à une attitude défensive envers ce lieu de l'autre, qui lui interdira de structurer la part linguistique et sociale de son être.

Ce qui est en cause est l'implication relationnelle entre les parents et l'enfant et l'on peut tout à fait comprendre que des parents puissent ne pas être conscients de leur propre dépression, laquelle par contre peut être parfaitement saisie par le nouveau-né. Un quiproquo s'installe, totalement incompréhensible pour les parents, qui ne saisissent pas du tout en quoi ils sont impliqués par la situation dont d'ailleurs effectivement ils ne sont pas responsables : il ne s'agit pas de parler de désir conscient, de volonté de nuire.

Tout ce que je peux dire, c'est que la dépression des parents n'a presque jamais manqué dans mes observations d'autisme primaire. Cause ou conséquence ? Je pense que sont causales celles dont l'aspect inconscient fait que ce sont des dépressions graves, mais cachées, larvées, non avouées, non soignées, non prises en compte. Elles envahissent totalement le champ, silencieusement, n'étant pas répertoriées dans un registre qui pourrait appartenir à la conscience, dans ce moment de vie difficile où l'enfant aurait à être un peu protégé et délié de ce problème. Le signe qui ne manque pas dans ces configurations est l'absence quasi-complète de plaisir jubilatoire autour d'un enfant. Alors que c'est la condition même de l'entrée dans le narcissisme… Ajoutons pour être complet, qu'un enfant qui ne répond pas, de son côté, aux sollicitations adultes, pour des raisons qui lui sont propres, biologiques ou autres, pourra déclencher en retour une dépression chez ses parents, induisant ces interactions négatives par sa difficulté neurologique propre. L'étude objective des données scientifiques amène à penser que ces cas existent, mais sont à mon avis minoritaires, sans doute autour de 20%. Les faits sont têtus, et aucune modélisation génétique ne rend compte de ce que les garçons sont quatre fois plus souvent atteints que les filles, alors qu'il est évident qu'une fille est plus proche de l'identification narcissique de sa mère, protégeant ainsi partiellement l'enfant de la projection dépressive négative : la mère va être plus facilement tentée de projeter son propre besoin de reconstruction sur sa fille.

 

Du narcissisme à la métaphore (ou de la nécessité poétique)

 

Après la prise de conscience par l'enfant que ses plaisirs - plaisirs du corps, plaisirs variés - passent par la présence de l'autre, le deuxième plan d'intrication narcissique est celui des mots, non des premiers mots de l'enfant, mais des premiers mots des parents. L'enfant a plaisir en entendant la voix de l'autre, investissement dont on peut saisir l'importance lorsque l'on prend le domaine des chansons maternelles. Le plaisir de la voix est ainsi un investissement relationnel entre la mère le père et l'enfant qui institue un rapport ludique au langage et va ainsi permettre de relier le premier plan des plaisirs sensoriels au plaisir du langage, au plaisir de l'accès à la langue, ces deux plans étant littéralement reliés, intriqués l'un à l'autre.

Si le lien à la langue contient en lui-même le lien à cet autre plein de chaleur et de plaisir, évidemment le développement linguistique de l'enfant va être largement favorisé. Ce développement de l'axe narcissique par la langue, comme objet d'amour et objet de plaisir en soi rend compte de ces effets soi-disant magiques des paroles d'analyste adressées à des bébés qui seraient censés les comprendre immédiatement. A mon avis, tout simplement, dans un contexte d'attention et de chaleur affective et corporelle satisfaisante, l'enfant accepte de prendre la musique des paroles, des chansons comme des prémisses à ces plaisirs. Ce n'est que la conséquence d'un travail déjà fait, travail de ré-appropriation d'un plaisir au lieu de l'autre. Il n'empêche que l'extension de ce plaisir au domaine de la langue lui permettra ensuite le développement de la conscience de soi que permet l'accès au langage. Ces effets ne sont pas étrangers à la pratique poétique, qui n'en est que le prolongement infini.

Si les mots entourant la construction ou la constitution d'un enfant sont à peu près complètement dépourvus de valeur poétique, de valeur métaphorique, ils n'ont plus aucun sens pour l'enfant. La poésie, dans sa fonction première qui est d'articuler l'inarticulable, restera toujours le seul domaine où la division du sujet trouvera refuge, consolation. L'acceptation pour l'enfant du sens du langage est liée au premier niveau du plaisir d'être soi, engagé dans cette première relation à l'autre, dans la couche précédente de nos intrications de poupées russes. Indiquer la valeur poétique des mots comme condition d'un sens pour soi du langage est une autre façon de relier le domaine du sensoriel (la sensation nerveuse) à celui du sensitif (l'information sensorielle) puis du sens (le symbolique). Sensoriel, sensitif, sens sont des domaines liés métaphoriquement mais hors desquels aucune rencontre n'est possible avec l'autre et avec soi-même. C'est ici, à travers la métaphore poétique, que les premières intrications narcissiques se forment.

 

 

 

 

 

Le transfert

 

La poésie est donc une fonction nécessaire sans laquelle l'accès même à la dimension de l'Autre ne se fait pas. C'est l'écoute d'une conférence d'Henri Bauchau qui m'a conforté ou introduit à cette dimension. A savoir que la métaphore, bien plus qu'une simple figure de langage, est la condition poétique de l'existence, ou dit autrement, l'existence n'est pas possible sans poésie, ce que nous démontrent tous les paradoxes actuels de la modernité, malade (entre autres) d'un déficit énorme de cette dimension.

Existe en effet un aspect de la rencontre non-entièrement analysable, lié à un effet d'engagement et de désir réciproque, qui rend le chemin possible ou non pour quelqu'un, dans des logiques autrement inarticulables. Que chacun s'intéresse au mystère de l'autre n'est pas complètement possible sans la poésie.

Cette communion au niveau d'un plaisir de la rencontre n'est viable, n'est possible dans le cadre thérapeutique ou pédagogique que si elle se fait autour d'une création, autour d'une invention, autour de la naissance d'un style, et non pas autour de la saisie, de la prise d'un plaisir en termes de jouissance ou de maîtrise, fût-elle pédagogique. Or, être heureux, ensemble, d'une production c'est se situer dans une transmission, c'est-à-dire aussi poser l'hypothèse de sa propre fin. C'est, dès lors, libérer le chemin pour l'autre. Le plaisir est alors transférentiel, au sens plein du mot, plaisir du relais lui-même, de la passe, au sens rugbystique du terme plutôt qu'au sens lacanien, plus contestable. Ce plaisir partagé par les deux s'oppose à la capture de l'autre pour sa propre jouissance, démarche mortifère.

Le souci du cadre, chez le thérapeute, manifeste sa volonté de se situer dans un contexte où un chemin reste possible, celui de l'aventure du patient, puis de la fin de la rencontre transférentielle proprement dite. Prendre plaisir au relais de la vie, permettre à la rencontre d'être avant tout un point de départ, voilà une dimension transférentielle dont la poésie ne peut sans doute pas être absente.

Cette préoccupation, nous avons vu qu'elle est mise à mal dans le contexte des symptômes autistes, puisque la préoccupation de toute-puissance (donc suicidaire en terme d'existence subjective) est présente dès que l'autisme s'exprime. Je parle donc du souci du cadre plutôt que de " respect " de celui-ci, afin de rester dans une souplesse de fonctionnement qui permette à cette expression de toute-puissance de trouver une représentation, laquelle s'articulant avec d'autres représentations de l'analyste pourra se rejouer, se canaliser. Ce n'est évidemment pas en interdisant une représentation de toute-puissance que l'on peut lui trouver une issue. Ce à quoi aboutirait d'imposer rigidement le respect du cadre, sans cette souplesse, ce jeu avec la limite.

Respecter le cadre est impossible dans le contexte d'un traitement autiste mais ce traitement est aussi impossible si le souci du cadre n'est pas le guide de ce qui peut se passer dans le déroulement des séances. Le souci du cadre autant que du sujet vont permettre une articulation souple dans une représentativité de soi acceptée et possible, plaisante.

L'autisme pour nous

 

Que signifierait ne pas savoir accueillir, assumer la dimension autiste qui existe en chacun de nous ? La nier serait prendre un risque majeur, puisqu'elle nous permet de prendre une distance par rapport au monde signifiant. Elle nous ouvre l'accès à la dimension poétique du monde symbolique dans lequel nous sommes pris. A contrario, l'absence de capacité poétique du monde actuel démontre l'inanité et la dangerosité potentielle du système symbolique purement marchand, qui domine notre société. Dans ce système, aucune résonance ne se fait avec l'être du sujet.

Nous introduisons ainsi derrière la dimension du sujet, structuré par le langage, la dimension de l'être. Il n'est pas inutile de se rappeler que ce grand chasseur de la question de l'être qu'était Heidegger a connu dans sa vie plusieurs épisodes mélancoliques (donc autistes pour nous). Episodes qui peuvent peut-être s'interpréter dans son cas comme conséquences d'une supposition de coïncidence absolue de l'être avec un certain type de développement politique qui, visant à un absolu subjectif, supprimait la distance entre l'être et le sujet, clivage fondamental de l'entrée dans le narcissisme, fondant l'existence de l'Autre. Ce qui explique peut-être la résurgence violente (le tout ou rien évoqué plus haut) et impérieuse de la question de l'être à certains moments de sa vie, en particulier lorsqu'il a eu à se situer en face de son erreur nazie et qu'il du refluer aussi loin d'un côté qu'il avait été loin de l'autre. Si tout peut être réglé du côté du politique, donc de l'autre, il est alors certain que rien ne s'autorise plus du côté de soi, annulation qui va stériliser les constructions d'auto-conservation dans un fonctionnement dès lors autiste ou mélancolique. Que la possibilité de ce repli auto-conservatoire existe, alors s'évitera le fonctionnement en fermeture de cette dimension, qui deviendra simplement un autisme fonctionnel, passager.

On voit là la différence entre Heidegger et Lacan : son invention de l'objet (a) permettra en fait d'éviter de se prendre à un absolu quel qu'il soit, puisqu'il fonctionne comme une copule autour de laquelle vont s'articuler des dimensions autrement inarticulables en logique, en cohérence.

Aussi bien le recours à la défense autiste survient-il parfois lorsque l'être se trouve dans un désarroi trop profond, parce que le sujet se croit cerné de trop près, croit identifier la totalité de ses résonances internes avec la réalité externe. C'est alors la dimension de l'Autre qu'il faudra sacrifier, pour sauver ce qui peut se sauver encore dans le domaine de la fonction interne, auto-conservatoire, intraduisible.

L'équivalence profonde entre subjectivité et aliénation se comprend à partir du moment où l'on donne tout son poids au refus de la division du sujet et à la croyance en la possibilité absolue de traduction complète d'un système à l'autre. Le sujet devient en quelque sorte aliéné à lui-même. La croyance en l'existence de cette traduction complète laisse en désarroi le registre poétique de l'être qui va ainsi ressurgir sous diverses formes, y compris éventuellement l'autisme.

La poésie ne garde sa fonction que pour autant qu'elle laisse sa place dans l'univers linguistique à un univers non-linguistique constamment présent et qui est précisément l'émotion suscitée par ses mots. Impossible de rendre compte linguistiquement de l'effet poétique. C'est précisément là sa richesse et cette fonction poétique des mots est le lien minimum entre l'univers de l'être et du sujet, entre les deux premières poupées russes du narcissisme dont je parlais plus haut. D'ailleurs dans le premier univers linguistique, pour l'enfant entre trois et quatre ans, les effets poétiques sont nombreux et le premier usage des mots consiste à susciter des émotions et des rires, c'est-à-dire à dépasser la barrière des mots proposée pour tenter de la relier à l'univers interne, singulier. C'est la période des mots d'enfants, une période poétique, qui témoigne de cette tentative de mettre en lien les premiers et deuxièmes stades du narcissisme. Donc les rires de la journée et les pleurs de la nuit correspondent en réalité à l'envers et l'endroit d'une même médaille à cette époque de l'existence.

La tension entre la poésie et la réalité n'existe que si ces dimensions sont séparées et reliées à la fois. Elle est le sel même de notre vie. Voilà ce que nous apprend l'autisme.

 

 

Violence et autisme

 

Je parlais du souci du cadre plutôt que de son respect. Je suis bien conscient qu'une telle idée pose le problème du passage à l'acte, de son interprétation, et qu'à fonctionner en acceptant partiellement les passages à l'acte, on renforce aussi la sphère de l'univers de la tout-puissance, on recule le moment de l'assomption, dans le langage symbolique, du désir du sujet. Mais il ne faut pas oublier qu'on s'adresse là à des actes qui ne sont pas fondés sur le langage, mais bien plus sur une simple question d'acceptation ou du refus de l'Autre. Ce qui est bien plus violent. Dans ces cas précis, le respect que l'autre montre des actes violents du patient permet précisément l'assomption du langage. Respect ne veut pas dire masochisme bien entendu. Il ne s'agit pas que le thérapeute accepte d'être plus ou moins détruit ! Respecter, ici, c'est entendre et en tirer certaines conséquences.

Donc ce qui est classiquement valable dans le cadre de symptôme purement névrotique (poser clairement l'interdit, puis éventuellement interpréter) ne l'est probablement pas dans ce cadre là. Avoir une petite idée de ce que cela peut représenter dans le traitement d'un autiste consiste évidemment à donner un exemple : cet enfant que je voyais deux ou trois fois par semaine selon mes disponibilités, pendant une période de près de six mois venait à la séance, dans le sens où il acceptait de monter dans la voiture de ses parents lorsqu'on lui parlait de venir me voir, mais refusait par contre de venir dans le bureau et restait dans la salle d'attente. Les parents repartaient donc immédiatement puisque évidemment il s'agit d'une configuration où aucun forçage du côté de l'enfant n'est susceptible de donner un résultat, si ce n'est lui confirmer la violence de l'autre en écho à la violence de son refus. Les parents ont eu l'intelligence de tenir le coup. Lorsque l'enfant s'est rendu compte qu'on acceptait sa réticence de contact sans la forcer, il a fini par accepter la personne qui lui proposait ce respect et a démarré la prise en charge à proprement parler, qui a permis dans ce cas une issue du syndrome autistique excellente puisque actuellement l'enfant a huit ans et seulement un an de retard au niveau scolaire. Il a acquis l'émotion, le langage, a des amis, même s'il garde pour le moment quelques bizarreries de comportement, quelques petits gestes obsessionnels, et n'a pas fini son trajet. Mais il n'est évidemment plus autiste de façon trop dominante, alors que le tableau de départ était celui d'un autisme de Kanner typique et complet.

Pour des actes plus violents, s'en tenir à la protection physique des biens et personnes restera le minimum qui permettra de tenter de maintenir l'intégrité du désir de l'autiste.

A partir de ce court exemple clinique, il faut développer maintenant un point tout à fait en relation avec l'image du corps dont nous avons parlé plus haut. La fonction de l'autre telle que Freud l'a pressentie avec sa notion de surmoi, telle que Lacan l'a développée ensuite avec la notion de grand Autre et de petit autre, autour de toutes les implications du stade du miroir, s'est énormément compliquée avec les études des analystes et psychologues de la première enfance, à travers la notion d'interaction adulte-enfant. Ces théories ont pour fonction de montrer l'implication étroite entre la structure d'un sujet et la structure de ceux qui l'élèvent. L'étroitesse de cette corrélation n'implique pas pour autant que l'une soit simplement la conséquence de l'autre, que le lien de réciprocité soit total mais elle en manifeste la force et l'importance.

En un mot, la représentation que chacun a de l'autre a une force de structuration énorme dans le développement mutuel. La représentation du parent qu'a l'enfant, permet au parent de prendre acte de sa propre idée parentale, de construire son identité de parent. Dans l'autre sens, cette représentation qu'a l'enfant du parent va lui servir de support pour son propre développement. Plus que d'un miroir, en termes plus précis, structurels, il faudrait parler d'écho, dans la mesure ou l'écho est manifestement toujours déformé par rapport à la source, et la déformation est toujours plus visible, plus sensible lorsque l'on utilise ce terme. Cette instance de la représentation de soi qui est en l'autre a été identifiée par les psychanalystes sous le terme de i(a) chez Lacan, de manière un peu moins précise chez Freud.

Nous parlons ici de la représentation de soi chez l'autre en tant que réalité ; il faudrait en retour parler de l'idée de cette représentation chez le sujet, chez l'enfant par exemple. Il a une idée de lui, réceptacle de toutes ses intuitions et de toutes ses sensations, parmi lesquelles il recueille l'idée, la représentation que l'autre lui renvoie et qui va former des accords et des discords par rapport à lui-même. C'est i'(a) de Lacan.

Cette fonction, parfois appelée spéculaire, est plus précise qu'une simple fonction d'image. Elle implique la mise en œuvre de toutes sortes de représentations y compris symboliques et linguistiques. Elle va être à l'œuvre tout au long du processus thérapeutique et constitue le fondement même de ce que l'on appelle le transfert. A mon avis, la difficulté de la relation transférentielle concernant les traits psychotiques est tout à fait repérable à cet endroit-là, à savoir que ce n'est pas du tout la massivité amoureuse ou passionnelle sous-tendue par ces symptômes qui est difficile, mais bien l'élément contre-transférentiel, c'est-à-dire la représentation chez le thérapeute de son patient. De nombreux patients suscitent chez l'analyste des réactions négatives lorsqu'elles l'atteignent en des points tabous, refoulés. Ce sont ces représentations parfois inconscientes que l'analyste a de ses patients, perçues, captées par ceux-ci, qui vont déclencher des réactions difficiles à gérer, parfois violentes. La brutalité spéculaire se situe alors en répétition de la maldonne originelle, mais cette fois dans le transfert thérapeutique.

Dans l'exemple de cet enfant autiste qui refusait les séances, j'avais heureusement une hypothèse de compréhension, d'empathie. Tout simplement il avait besoin absolument d'authentifier le respect que je lui portais avant de s'engager dans cette relation. Peut-être aussi avait-il besoin d'éprouver une résonance au désespoir de l'arrêt de cette relation. Il m'a aidé lui aussi à comprendre en venant malgré tout, en manifestant le désir de venir à ces séances qu'il ne faisait pas. Nous avons bien entendu été deux dans la construction de cette représentation de lui.

Donc, les points de rencontre des représentations d'un sujet par l'autre, (points de rencontres réciproques où chaque représentation en quelque sorte se conjoint partiellement, la représentation du thérapeute par le patient, la représentation du patient par le thérapeute) vont donner des domaines disjoints et des domaines conjoints, dans la figure de l'intersection de deux ensembles. L'union, au sens mathématique, de ces deux représentations va produire en réalité l'espace transférentiel dont on voit qu'il dépend des deux protagonistes et donc de l'image consciente et inconsciente que chacun a de l'autre pour fonctionner. Evidemment, si ces deux représentations sont disjointes, le transfert ne prend pas. Si elles sont complètement coïncidentes, il y peu de chance que quelque chose avance puisque l'on va alors du même au même.

Pour conclure cette partie, notons que nous ne pouvons absolument pas reprendre les anciennes définitions du moi, avec l'idée de finitude de ce moi, d'une structuration totalement séparée et individuée de la personne. Il faut poser au contraire le caractère essentiel des mécanismes de rencontre qui font qu'entre deux personnes quelque chose va pouvoir passer ou se passer. Tout ceci reste pour une bonne part mobile tout au long de la vie.

Il faut aller jusqu'au bout : tout présupposé théorique du thérapeute risque de fixer sa représentation du patient. Et si ce patient n'est pas conforme…

Quand on a affaire a un enfant autiste, si on l'identifie à son autisme, la cure est ratée d'avance. Si l'on pense au contraire qu'un enfant X ou Y a besoin de ce type de défense pour fonctionner dans le temps actuel, on libère la représentation et l'image que cet enfant peut se faire de lui, et on lui ouvre un possible, un avenir. La rencontre peut advenir, suscitant une possibilité d'évolution, dès lors probable. Il existe un mécanisme de répétition dans l'histoire de ces enfants : s'ils ont des symptômes si violents, c'est qu'au cours de leur vie ils ont été pris dans des disjonctions de représentations à peu près complètes entre eux et leurs parents, pour des raisons variées qui tiennent à tout le monde, puisque l'on a vu que cela fonctionnait dans les deux sens. Cela explique que l'autre n'existe pas pour eux puisqu'il est d'emblée situé en dehors d'eux. Paradoxalement, l'intelligence du symptôme autiste (que chacun reste en dehors de l'autre), fonctionne donc dans le transfert comme le premier moment de la rencontre puisque si l'enfant se rend compte que cette distance est respectée, en fait, quelque chose de lui est rejoint par le désir de l'autre, et dès lors la rupture n'est plus totale...  Il se crée dans ce premier temps un point de contact entre les deux sphères de représentations, un  minimum de rapprochement à partir duquel quelque chose va pouvoir se compliquer, entrer en relation, ne plus être en violence.

On voit par là que toute idée théorique chez le thérapeute, qui représenterait son patient dans une sorte de structure complètement figée crée un obstacle à la rencontre transférentielle, qui n'appartient en propre ni au patient, ni au thérapeute, mais se situe très exactement entre les deux, dans un espace de création, dans un espace de rencontre dynamique de systèmes qui sont en train de se créer, systèmes dans lesquels l'identification de l'un à l'autre, la mise en commun des sentiments conscients et inconscients sont nécessaires. On ne peut même pas dire que chacun s'identifie à l'autre, c'est plutôt que l'un et l'autre dépendent de ce qui est en train de se créer et que chacun reprendra pour lui-même. A cet égard, la pensée purement psychiatrique est une catastrophe pour l'élaboration transférentielle. L'impossibilité, l'angoisse dans laquelle elle met le psychiatre à l'idée de s'identifier ou de se reconnaître partiellement chez un de ses patients rendent compte à elles seules de la plupart des échecs thérapeutiques profonds que rencontrent ces théories et les gens qui y sont pris trop exclusivement. Nous mettons sur le même plan les théories de la forclusion telles qu'elles ont été développées par l'analyse lacanienne. Leur violence projective fait redondance avec la violence même de la structure autiste.

Impossible donc, pour revenir à l'autisme, d'avoir une quelconque efficacité thérapeutique si l'on ne pense pas que l'on est pris avec ce patient dans quelque chose d'absolument commun aux deux, au point qu'un sentiment d'identité fusionnel mais évidemment seulement partiel, va permettre de faire évoluer le transfert et donc le sentiment d'identité de chacun. Fusionnel est pris ici au nom de l'intersection vue plus haut, car, en effet à partir de là, on entre dans la géométrie subjective spéculaire. La base en est le plaisir et l'authenticité de la rencontre.

Il faut en tout cas absolument sortir de la violence, de la non-identification à l'autre, que sous-entendent beaucoup de théorisations psychanalytiques et psychiatriques.

 

 

Le paradoxe actuel

 

Il faut dire un mot sur le contexte général dans lequel se situent la psychothérapie et la psychanalyse de l'autisme. Nous sommes dans un paradoxe tout à fait extraordinaire, fondé sur deux éléments aussi puissants l'un que l'autre.

Le premier tient dans le fait qu'au moins deux analystes ont déjà laissé une œuvre remarquable montrant que la psychanalyse d'enfant autiste pouvait aboutir à une guérison ou en tout cas à une nette amélioration des symptômes les plus spectaculaires de cette maladie. Il s'agit de Tustin et de Bettelheim.

Le deuxième élément tient à la mise hors-jeu de la psychanalyse par la majorité du corps médical, malgré ce précédent… Et ce fait est aussi massif que le premier ! Cela tient à de nombreux facteurs, dont certains appartiennent à la psychanalyse elle-même. La conjonction de la position de Bettelheim comparant les parents in fine à des tortionnaires psychiques, avec le flou d'autres analystes autour de la différence fondamentale entre les fantasmes inconscients et les attitudes réelles des parents, ont fait des dégâts considérables dans la guidance parentale indispensable et subtile qui doit mettre les adultes en alliance autour de l'enfant.

Par ailleurs, la transmissibilité des méthodes thérapeutiques de l'analyse a été manifestement défaillante, et d'autres analystes n'ont pas eu les résultats de leurs illustres prédécesseurs.

Enfin, le contexte social particulier, et le mouvement général de la science vers une tentative d'objectivation du sujet donne aux faiblesses de la psychanalyse un puissant écho.

En tout cas, le psychothérapique et le psychanalytique étant mis hors-jeu, malgré quelques succès historiques spectaculaires, les seules places qui restent sont la place pédagogique, même neuro-pédagogique, et la place médicale. C'est ce qu'on constate actuellement où grosso-modo deux directions de recherches majeures sont actives : la méthode Teacch pour l'option pédagogique et cognitive, les recherches biochimiques et chromosomiques pour la médecine.

Le paradoxe de la psychanalyse, qui est à la fois son éclatante réussite et son échec retentissant, a fait le lit de la méthode Teacch. Pourtant, la pédagogie de l'autisme n'est pas du domaine de l'analyste. Il est clair que dans cette direction pédagogique des gens cherchent et trouvent des éléments d'accompagnement efficaces pour les autistes. Le seul désaccord de l'analyste concerne le forçage. Le moins que l'on puisse dire est que le désir de l'autiste n'est pas pris en compte dans cette méthode, alors que ses réactions le sont, et très finement même. L'enfant est hyper-stimulé quel que soit son avis et son opinion de départ, du moins dans ce que j'en ai compris, et évidemment une telle approche est inverse à celle de l'analyste. Sans aucun doute, cependant, elle comporte énormément d'éléments très utiles pour tous ceux qui travaillent continuellement avec des enfants atteints massivement de ce symptôme, et personne n'est obligé d'appliquer cette méthode avec la même violence que celle de ses inventeurs, qui aboutit parfois à avoir un semblant d'enfant qui bouge presque comme un enfant normal sans que son désir ne soit réellement présent. Il y a du dressage dans la méthode purement Teacch, ce qui peut heurter l'éthique de chacun.

Je n'ai donc rien contre cette méthode, à condition que ses modalités d'application soient respectueuses de l'autre, qu'elle reste ouverte et modeste dans sa signification philosophique, ce qui n'est pas toujours le cas actuellement. Mais, en tout cas elle paraît, même vue de loin et pour quelqu'un qui n'en est donc pas spécialiste, une excellente méthode pédagogique pour des gens qui ont des difficultés instrumentales particulières. J'ai d'ailleurs en analyse un enfant, qui n'est plus autiste actuellement. Il est à la fin de la deuxième période dont je viens de parler, dans un milieu scolaire appliquant souplement cette méthode, avec des résultats assez intéressants. Cependant, dans ce cas précis, il a fallu une reprise de l'analyse pour que les résultats continuent à se faire jour, pour que l'enfant quitte une phase de régression où il était en proie à des replis de type auto-conservatoire forts, et accède à un niveau de communication tel que cette pédagogie puisse à nouveau être féconde.

La méthode Teacch a un deuxième avantage outre sa pertinence proprement pédagogique, quand elle est employée dans le souci du respect de l'enfant : la place qu'elle fait aux parents. Là, je pense que les psychanalystes ont beaucoup à apprendre dans la mesure où l'abord et le travail avec ces parents se font dans une très grande convivialité, dans une très grande alliance, sans culpabilisation ni tentative de réduction causale du trouble à une disposition psychologique consciente chez l'un des parents ou les deux, ce qui devrait normalement être l'attitude psychanalytique juste. En effet, le travail de guidance parentale dans la psychanalyse doit absolument se débarrasser des erreurs de Bettelheim ou d'autres qui confondirent lourdement le plan conscient et le plan inconscient dans la transmission de fantasmes pathogènes, en mettant les parents à l'écart. Bien évidemment ces fantasmes existent mais l'important c'est qu'ils n'existent que pour le psychanalyste, lequel peut les travailler à l'occasion, mais sans jamais les dénommer comme des causes. Il suffit de les mobiliser, il suffit d'en parler pour que l'effet thérapeutique existe. Il n'est pas nécessaire, en outre, de culpabiliser les parents là-dessus. Notons simplement que l'attitude inverse, qui consiste en une déculpabilisation massive des parents sous le prétexte de théories pseudo-scientifiques, aboutit en fait à sacrifier l'enfant, à en faire l'unique porteur d'un trouble. La sagesse consiste certainement à penser que tout être humain a à se situer dans le dilemme d'être soi, humainement et biologiquement, et d'être relié à l'autre…

Donc l'alliance parentale très forte qui existe dans la méthode Teacch entre pédagogues et parents est extrêmement profitable. Le thérapeute doit avoir la sagesse de simplement repérer ce qui lui est utile pour son travail. Si un noyau dépressif chez la maman est mis à jour, élaboré et dépassé, si une problématique de transmission paternelle apparue dans un entretien avec le père est travaillée, tant mieux, il s'agit de bonnes nouvelles, de moments forts, de moments de modifications, et non pas de procès d'intentions faits aux parents par un analyste prenant en quelque sorte la " défense " de l'enfant autiste. Que l'analyste garde pour lui à ce moment-là ses opinions que les parents peuvent être la cause de l'autisme ! Ce qui serait par ailleurs complètement faux dans la mesure où il faut qu'une certaine sensibilité d'enfant rencontre une certaine sensibilité de parents pour développer cette problématique relationnelle.

Cependant, face à ce type de situation, les propositions des adeptes de la méthodes Teacch sont extrêmement contestables. En effet, la réduction du trouble autiste à du biologique, du génétique plutôt, déculpabilise massivement les parents mais au prix d'une invalidation fantasmatique durable, définitive de l'intégrité physique imaginaire de l'enfant. La juste méthode doit passer probablement entre ces deux extrêmes. Il suffit de venir en aide à un groupe familial qui souffre et dont l'un des membres souffre plus que les autres, en ayant bien évidemment comme souci d'aider absolument tout le monde à en sortir et à avancer, plutôt que de trouver chez l'un l'origine d'un symptôme de l'autre.

 

 

Le point aujourd'hui

 

Un mot de la biologie, des recherches génétiques et biochimiques qui foisonnent en ce moment. Nous noterons simplement à ce propos qu'il n'existe à l'heure actuelle aucune découverte explicative et causale donnant lieu à un espoir thérapeutique médicamenteux. Les associations autour de l'autisme ou des parents d'autistes se sont précipitées sur les affirmations pseudo-scientifiques de médecins peu scrupuleux qui annoncent que la question de l'origine de l'autisme est réglée et qu'elle est d'ordre génétique. Il s'agit là tout simplement d'une imposture scientifique.

Cette démagogie, qui inconsciemment en rappelle d'autres, a des effets délétères extrêmement importants. Je démonte, en annexe, ces affirmations inconséquentes. Il est tout à fait logique que des gens cherchent dans cette direction là, mais il est profondément choquant par contre que des affirmations malhonnêtes soient issues de ces travaux.

Voilà l'état actuel des recherches. Il faut dans ce domaine garder à la fois du bon sens et maintenir la question ouverte. Il est peu vraisemblable que seul l'échec de transmission (et non, paradoxalement, de résultats !) de la psychanalyse, puisse expliquer cette inflation de théories biochimiques plus ou moins boiteuses et souvent malhonnêtement exposées. Un autre mécanisme est à l'œuvre, qui rend l'abord (sur le mode de la rencontre transférentielle) du trouble psychique difficile à notre époque, et il est clair pour moi que nous sommes actuellement dans une période où la victoire de la science aboutit de façon patente à une certaine défaite de la pensée...

En quoi cela intéresse-t-il les thérapeutes qui cliniquement vont essayer de prendre en compte un autiste ? C'est qu'évidemment, en dehors de la séance, dès qu'un enfant autiste est sorti du cabinet de l'analyste, du thérapeute, il rencontre cette tentative maladroite et malsaine d'une bonne partie du corps social actuel : réduire le mécanisme de la pensée à des fonctionnements biochimiques. C'est-à-dire qu'il va être soumis d'une manière assez généralisée à un fonctionnement de non-rencontre, à une absence d'identification de la part de ses multiples interlocuteurs. Ceci rendra d'autant plus difficile le travail du thérapeute ou de l'analyste isolé dans son désir de rencontre ou de pensée structurante.

De ce point de vue, il est prioritaire, lorsque la thérapie commence à produire des effets, lorsque de manière plus ou moins spectaculaire l'enfant se remet à entrer en relation, commence à émerger, à ré-émerger plutôt, de profiter de ce moment pour tenter d'atténuer les sollicitations " scientifiques " dont il est l'objet, de façon à le laisser dans un monde de désir et de rencontres. C'est évidemment parfois difficile à mettre en place sans conflits, mais la sensibilité extrême de ces enfants à la force du désir de l'autre fait que si on laisse agissants, opérants, des pédagogues, des enseignants, des orthophonistes, des médecins, des éducateurs bardés d'une  " théorie ", d'une certitude sur l'intérieur de la tête biochimique de cet enfant, sur son potentiel génétique, les chemins de l'identification réciproque vont être beaucoup plus difficiles à prendre et les progrès beaucoup plus compliqués à voir.

C'est le contexte philosophique et scientifique de notre société qui oblige à mettre l'enfant à l'abri du mécanisme tristement objectivant de cette " science ". Disons qu'il s'agit plutôt de la science ultra-libérale. Oui, cette science-là a pour fonction, ou pour conséquence principale, dans tous les registres, dans tous les domaines, d'annuler la fonction de la rencontre dans la structure de la pensée et des œuvres humaines. C'est-à-dire d'annuler la fonction de la conscience. Dès lors il n'est plus de fonctionnement ni conscient, ni inconscient, mais simplement une espèce de mécanique, éventuellement génétique, dont le but est de s'auto-entretenir et de se développer telle une espèce de cancer social, remplaçant le jeu complexe du désir par un cataclysmique désir de consommation matérielle, fût-ce de molécules  " salvatrices ". C'est la pauvreté idéologique dernière, le dernier registre dans lequel on peut analyser ce type de comportement, qu'il ne faut pas identifier avec la science elle-même, bien entendu, mais en est plutôt une triste contrefaçon.

Un mot de la rencontre et de ce qu'elle peut générer… C'est évidemment un risque : elle peut amener tout simplement un remaniement total de la pensée et de ses objets. La rencontre est ce mécanisme subtil et complexe d'appropriation d'une vision du monde, point qui a été particulièrement détaillé par les analystes phénoménologistes, qu'ils appellent la " Weltanschauung ". Cette capacité spéculaire fait appel au mécanisme du miroir : un homme qui a une certaine vision du monde va pouvoir prendre connaissance d'une vision du monde qui lui est étrangère et qui devient intérieure par le mécanisme transférentiel. Tout ce qui est entraîné par la puissance de cette rencontre, où l'intime se déplace dans la relation à l'autre, fonde le plaisir d'être ensemble, parfois au détriment du plaisir de maîtriser, de dominer ses objets propres de jouissance. La rencontre met à mal la jouissance de l'objet, au profit d'un plaisir de la transmission dans lequel de l'humain circule, et ses théories avec. La certitude, dans une vraie rencontre, est que des certitudes tomberont, seront mobilisées, modifiées. C'est le prix de toute connaissance. La connaissance n'est cumulative que dans l'univers paranoïaque, monologique. L'hétérologie, n'en déplaise à une certaine science, est le terreau de l'humain.

Ce n'est pas pour rien que nous abordons ce sujet dans la question de l'autisme. Nous soutenons ici qu'un être humain plongé dans un milieu où seule la jouissance s'exprime et rend compte du statut de possédant, peut avoir des réactions de type autiste, c'est-à-dire de refus global de l'autre et ressentir cette jouissance mortifère qui anéantit le plaisir de relation, de rencontre. L'autisme peut prendre dans ces cas-là une forme brutale, violente, de destruction de tout ce qui est humainement construit. C'est, pour la psychiatrie, l'accès mélancolique violent, destructeur et suicidaire.

Pour le plan social et politique, à chacun d'y penser…

 

 

Conclusion

 

Si ce travail a simplement pu intéresser le lecteur sur le lien proposé entre la poésie et l'autisme, le but est déjà largement atteint ! La métaphore poétique est en effet ce qui caractérise le plus radicalement le fondement même du lien humain, elle est ce passage entre les niveaux de la psyché qui les rend mobiles, qui en permet le jeu.

C'est la relative indépendance des niveaux logiques inhérents à l'humain, ce qu'on appelle en mathématique leur degré de liberté, qui leur permet de s'articuler ensemble autrement qu'en agrégat compact, en rigidité. Cette souplesse des instances psychiques autorise les correspondances, les circulations qui vont enrichir ces différents systèmes. La fonction poétique est bien plus centrale qu'on ne le suppose en psychanalyse, et singulièrement dans le traitement de l'autiste. Attendre quelqu'un qui ne viendra peut-être jamais, comme dans le théâtre de Beckett, c'est aussi pousser la liberté à ces limites. C'est à ces lisières que se rencontrera l'autiste, voilà le seul élément dont on peut être à peu près sûr. Etre là sans être là, n'accepter que le refus, tous ces paradoxes ne peuvent être lus que par un regard poétique, qui va ainsi autoriser un liant possible entre des dimensions sans cela invraisemblables.

Enfin, l'autisme peut être approché de nous au point que le manque, chez certains, de son fondement principal, l'investissement de la sphère de l'auto-conservation, explique, nous le verrons, un déséquilibre psychique de nature hystérique. Voilà identifiée la fascination que ces enfants exercent sur ceux qui les approchent : ils nous indiquent les limites de notre propre hystérie sociale. Nous ne pourrons qu'avoir avantage à nous approcher d'eux, jusqu'à trouver ou retrouver cet autisme en nous. Peut-être, alors, avanceront-ils à leur tour vers nous…