Séminaire de Michel LEVY sur la psychose, Introduction.

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La question de la psychose s’aborde plus communément à partir du moment où l’on fait un détour par soi-même. Toute l’école psychanalytique anglo-saxonne, en particulier à partir des recherches de Mélanie Klein, envisage la présence d’un noyau psychotique chez chacun d’entre nous. Supposition qui a la commodité de rapprocher suffisamment les êtres, qu’ils soient d’un côté ou de l’autre de la barrière, de la psychiatrie ou de la folie. Cela permet ainsi un a priori de sympathie et de compréhension facilitant le travail thérapeutique.
 
En ce qui me concerne, ma première expérience avec la psychose est celle d’un jeune homme de dix-sept ans dans un stage de voile : un de mes compagnons, alors assis dos à un autre cercle d’amis, entend trois d’entre eux dire du mal de lui… Chacun se tournait le dos, personne ne savait qui était derrière… Et nous avons tous eu la surprise de voir ce garçon qui avait  jusqu’à présent ayant un comportement tout à fait habituel et normal, (peut-être un peu personnel mais enfin, ça faisait quatre ou cinq jours que le stage avait commencé et il n’y avait pas de problème repérable)  se refermer complètement sur lui-même et rentrer en réalité dans, ce que j’ai appris plus tard comme étant une grande crise catatonique. Il a fallu le ramener au port, traverser un bras de mer dans des conditions météorologiques un peu difficiles en le surveillant pour qu’il ne se mette pas à l’eau. Les psychiatres nous avaient prévenu de la dangerosité… C’était un premier souvenir très frappant de quelqu’un qui, d’une seconde à l’autre, se précipite dans un tableau psychiatrique majeur à partir donc, d’une parole, de simples mots.
Evidemment, cette énigme s’est présentée à moi d’une façon très aigue et j’étais sans doute un adolescent peu sociable à certains moments. Peut-être un peu à côté de ses pompes comme on dit. Je ne connaissais pas l’expérience du délire ou des choses de ce genre. Mais la question de la souffrance se posait sans doute à moi sur ce mode assez fréquent à cette époque de la vie.
Cette catastrophe à laquelle j’ai assisté m’a beaucoup frappé et beaucoup intéressé. J’ai longtemps cherché à comprendre. C’est probablement l’une des origines de mon intérêt pour la psychiatrie et la psychologie. Soigner l’autre et se soigner soi-même, comprendre l’autre et se comprendre soi-même.
 
D’emblée, la manière dont cette crise chez ce jeune garçon s’était déclenchée m’avait un peu intrigué. On avait appelé un psychiatre parisien qui avait lâché le terme de « schizophrénie », donc proposé à tout le monde une maladie et un pronostic, inquiétant ainsi tout le monde, à partir de ce qui s’était produit.
Mais j’avais été dubitatif, je comprenais mal comment une maladie pouvait tomber sur la tête de quelqu’un avec une telle vivacité et je saisissais mal aussi, du coup, l’assise de la science psychiatrique, de fonder des choses aussi évidentes et certaines à partir d’un tableau extraordinairement contrasté et brutal, puisqu’on avait un garçon parfaitement normal depuis quatre jours et un schizophrène dans l’heure qui a suivi l’évènement ! C’était tout à fait étonnant pour moi et l’arrivée abrupte du terme de schizophrénie sur ce type de symptômes m’a ainsi beaucoup questionné. Il me semblait que mon camarade avait pour ainsi dire disparu, pour s’évanouir dans la sphère d’un catalogue médical auquel plus grand monde ne pouvait s’identifier. Il avait ainsi perdu figure humaine, au sens de Lévinas.
 
Entreprenant des études de médecine puis de psychiatrie, j’eus l’occasion de découvrir des points de vue différents qui ont permis d’élargir le champ de la question que je m’étais posée au départ. En effet, lorsque je me suis mis à prendre connaissance de ce qu’on appelait l’ethnopsychiatrie, avec les expériences de Devereux, de Tobie Nathan, etc., il m’est apparu un type d’analyse et de compréhension autour du trouble psychique correspondant mieux à ce que j’avais pu moi-même observer au départ de cette affaire.
La plupart des observations ethno psychiatriques sont des expériences africaines, parfois d’Amérique du Sud. Ces observations font jouer une forme de paradigme autour de la déviance mentale qui est le suivant : un trouble arrive, un gourou (un sorcier, un chamane) se saisit de l’affaire, rassemble la tribu, on interroge les dieux, les esprits. On essaie de comprendre quel mic-mac a pu se créer dans ce monde parallèle, relié évidemment aux actions des gens ici et maintenant. Quelques comptes se règlent, quelques formules magiques sont dites et on va espérer que le problème soit réglé.
À noter que c’est à peu près la même chose que ce qui se passe dans la possession occidentale. Les procédés techniques dans nos campagnes de règlement par la sorcellerie de ce type de problème ne sont pas très loin de ce modèle.
Evidemment, nous n’avons pas de statistiques sur l’efficacité de ces techniques et il est difficile d’en parler scientifiquement. Cependant, quelque chose peut nous amener, sur le simple plan humain, à nous intéresser à cela aussi d’une autre façon. À savoir qu’il s’agit de techniques qui correspondent à des initiations. C’est-à-dire que les gens qui sont en position de chamanes sont généralement des gens qui eux-mêmes ont auparavant été en position de fous et ont ainsi acquis une forme de savoir qui leur permet d’aider, d’accompagner la traversée de ceux qui à leur tour sont pris dans ces problèmes. Il y a un aspect initiatique, qu’on va retrouver dans la technique occidentale uniquement du côté de la psychanalyse. Même si c’est le seul lien à l’initiation, qui est celui d’être soi-même passé par là, c’est quand même la seule technique de soin mental qui implique que celui qui soigne ait, avant, été celui qui a été soigné.
Cet aspect réflexif permettant une identification réciproque plus facile, sous forme de fraternité tout simplement, n’existe, il faut bien le dire, que dans le champ de la psychanalyse.
 
Pour revenir à nos chamaniques, on constate ainsi qu’une folie individuelle va amener en réalité à un remaniement social. C’est-à-dire que très souvent les comptes qui se règlent lors de ces cérémonies impliquent des changements sociaux, des modifications dans le comportement des gens qui entourent la personne qui a été malade. Et ainsi, la crise psychique aboutit à une modification sociale autour d’elle. Il n’est pas exagéré de supposer, de poser d’une crise individuelle dans des microsociétés orales peut être entendue comme le symptôme d’un dysfonctionnement social ou familial, qui bute sur un fonctionnement individuel, qui va faire office de fusible. Mais pour permettre un remaniement de l’ensemble de sorte que, après la crise, chacun s’en trouve changé, y compris le corps social autour du patient qui a posé problème. Dès lors, la psychiatrie occidentale, si on suit ce modèle, se trouverait dans la même impasse, à ne vouloir trouver la cause que chez le patient, qu’un électricien qui ne s’intéresserait qu’au fusible lors d’un court circuit....
 
On trouve une idée du même ordre dans une technique tribal africaine : lorsqu’un membre de la tribu a commis un acte délictueux, toute la tribu se met autour de la personne en question, chacun va lui dire tout le bien qu’il en a pensé dans telle ou telle circonstance de vie où il a été amené à le côtoyer. Chacun va se remettre en question sur des petites erreurs, des petites maladresses qu’il a pu avoir à son égard ; chacun s’accusant finalement à tour de rôle du forfait accompli par la personne en question.
 
Il y a donc à la fois une grande revalorisation narcissique de la personne qui a fait le délit et un grand questionnement de l’ensemble du corps social sur sa propre responsabilité dans la genèse du délit. Là encore, je n’ai aucun renseignement sur l’efficacité réelle de cette technique mais on voit bien que, comme d’une façon générale la folie en ethnopsychiatrie, un trouble est entendu comme un fusible qui saute, le dysfonctionnement des « circuits » environnant étant ce qui est interrogé par le chamane et qui va essayer d’être corrigé.
À noter que dans tous ces fonctionnements, on fait appel à une cosmogonie divine très variée. C’est-à-dire toutes ces thérapies de sociétés orales accompagnent des sociétés qui sont dans le polythéisme. Ce point paraît très important. En effet, lorsqu’il y a plusieurs dieux (ceux qu’on connaît le mieux, quant à nous, sont les dieux grecs), il s’agit d’une grande famille où chacun se prend de folie à tour de rôle, où les gens se font des coups tordus, les passions fonctionnent autant que la raison… En fait, il s’agit d’une espèce de double, de copier/coller de la société elle-même. D’un double théâtral, théâtralisé dans lequel la société se représente et peut faire jouer des causalités, des réparations… Et au fond, une série de changements sont élaborés dans cet espace virtuel de la cosmogonie avant d’être réintroduits sous forme de divers rituels dans la société elle-même…
Aussi peut-on se demander si cette représentation théâtrale des passions humaines ne jouerait pas dans le polythéisme un psychodrame thérapeutique de tous les mécanismes de la passion, de la raison… et de la folie. Ce qui fait que la gestion et le traitement de cette folie reviendrait à l’intérieur de la norme sociale, pour la remanier sous forme d’une régulation au fur et à mesure de l’avancée et de la complexité de la société.
 
Il est clair que l’arrivée et l’invention du texte s’accompagne de l’invention du monothéisme.  Monothéisme et invention de l’écriture sont contemporains. Lorsqu’il y a un dieu il y a une parole, mais si cette parole est écrite elle devient une règle monomorphe monologique qui bien sûr s’appelle ensuite par exemple « les Tables de la Loi ».
Une conséquence fâcheuse survient très rapidement puisque le code social représenté par cette règle d’un seul, du dieu unique, du dieu texte induit une fixité nouvelle de la norme,  impliquant un phénomène d’extériorisation de la folie, de la déviance. C'est-à-dire que va survenir tout d’un coup ce qui est moral et ce qui ne l’est pas, ce qui fait partie du code ce qui n’en fait pas partie.
On peut donc supposer, dans cette logique là, si l’invention de la folie n’est pas une conséquence pure et simple du monothéisme. Et si, depuis, les folies ne sont pas vécues comme étrangères au social, faisant partie d’un monde diabolique ou en tout cas, à exclure, qui s’accompagne finalement depuis cette époque de l’exclusion du fou lui-même et qui signe aussi cette grande difficulté de ces société à se remettre en question à partir d’un incident, d’une difficulté, d’un évènement psychique qui fait barrage, fusible.
 Alors effectivement, on peut se demander si, à partir du moment où les hommes passent du polythéisme théâtral où se représentent les crises sociales et familiales à un monothéisme monologique représentant une loi, une morale, toujours rigide d’être fixée dans le texte ; si, à ce moment là l’accident, l’évènement inouï, la folie, le fusible qui saute quelque part, tout ça n’est pas vécu comme devant être extérieur à la société, extérieur à la pensée puisque sinon ça pourrait amener à remanier la règle, à remanier le livre, devenu tabou et objet même de l’identité sociale.
 
Donc l’invention et la naissance de la folie ne seraient pas du tout à l’âge classique de Foucault, qui correspondrait plutôt à l’invention de la psychiatrie, mais serait bien avant et correspondrait au progrès du monothéisme et de l’écriture. C’est une conséquence difficile, compliquée pour l’humanité du monothéisme et de la préséance de la loi.
 
On constate alors fort logiquement un autre changement : le médecin prend la place du chaman.. La naissance de la clinique médicale accompagne ce mouvement, et dès lors fixe le corps même de l’humain dans un autre texte, celui de la clinique. Si la science se gagne dans ce changement, ce qui n’est pas rien, il s’y perd aussi autre chose : le vivacité du changement, l’efficacité de l’alliance de la crise et du dialogue..  On voit bien que l’évacuation par le texte religieux et le texte scientifique de la question du chamanisme et de l’initiation est évidemment très importante puisque disparaît celui qui, étant est passé par là, pourrait dire quelque chose du chemin de remaniement que représente la traversée d’une folie.  L’avancée technique est ainsi concomitante d’un recul de l’humanité, et du coup d’un effacement de l’efficacité des effets d’une crise.
 
Rares sont en effet les gens qui ont traversé une bouffée délirante aiguë, qui ont traversé une schizophrénie débutante qui, lorsqu’ils en sont sortis, qu’ils vont mieux quelques années ou quelques mois plus tard (et ils sont nombreux à en sortir et à aller mieux avec ou sans traitement particulier) ne se sont pas fâchés avec telle ou telle personne de leur entourage ou n’ont pas procédé à un remaniement important dans leur lien social (comme une sortie de la famille, un mariage, un divorce, un changement professionnel, etc.).
On constate ainsi très souvent, correspondant au modal « tribal » de remaniement de la maladie mentale, des remaniements sociaux dans le cheminement des gens atteint des psychoses. Ce qui renforce cette idée du trait psychotique comme étant une pression sur la norme pour la faire évoluer, pour la faire bouger et donc cette idée que la définition de la psychose comme maladie n’est rien d’autre qu’une passion de la norme pour continuer à tourner sur elle-même, indépendamment de ce qui pourrait la remettre en question.
       Le psychanalyste, ayant traversé lui-même une psychanalyse, sait quelque chose de son cheminement par rapport aux normes qui l’entouraient et la façon dont il a eu besoin d’en accompagner le mouvement, voire d’en provoquer quelques changement.
 
 
Bien entendu, le questionnement devient alors un peu radical : si la maladie mentale est en réalité un phénomène au carrefour du social et du subjectif, une articulation complexe et constante entre la sensibilité d’un individu à des variations de cette norme, et enfin le témoignage conscient et inconscient à la nécessité qu’elle bouge ; si cette vision de la maladie mentale comme régulation sociale nécessaire, obligatoire pour le remaniement de la société est juste, ça implique que le modèle de la maladie mentale en tant que maladie, est non seulement faux, mais aussi une résistance à ce changement..
 
 
Ce n’est pas une petite conséquence et elle implique maintenant aller voir de plus près et en particulier vers les projets et progrès des neurosciences ce qu’il en est de la maladie et du trouble psychique.
Alors il est clair que, à l’heure actuelle, on a contrairement à ce que l’on entend de-ci de-là, dans aucun trouble psychique quel qu’il soit, la preuve qu’il s’agisse d’une maladie biologique, génétique ou autre. On trouve tout au plus quelques sensibilités, quelques fragilités de terrain.
Le problème étant que, si certains défendent cette théorie et qu’elle est à l’évidence fausse, la passion de la défense de cette théorie qui, on le voit bien à ce moment-là, peut correspondre à la défense d’une norme sociale (consciente ou inconsciente, envers et contre tout, contre tous les dérapages individuels que provoque la norme sociale), cette passion va amener les scientifiques à un symptôme : généralement la butée d’une passion contre la force de la réalité qui est en fait un obstacle dernier et qui rend tout effort vain.
On constate effectivement beaucoup de symptômes du côté de la recherche en neuropsychologie. Des symptômes qui sont soit à la limite de la malhonnêteté ou de la méconnaissance, mais qui ne touchent que très spécifiquement cet aspect de la médecine. On n’a pas vu autant de procès pour des laboratoires représentant des molécules psychiatriques qu’actuellement.
On va voir ces symptômes sous forme de malhonnêteté, d’élision, de passions diverses. Pour tout. Cela concerne aussi bien la question de la dyslexie, que de la dysphasie, la schizophrénie, la PMD, l’autisme… Tous ces savoirs qui sont actuellement assimilés comme des certitudes, alors qu’aucun d’entre eux ne tient dans une analyse simplement scientifique, rigoureuse. On peut prendre de multiples exemples. Toutes les anomalies anatomiques dans la schizophrénie, comme la symétrie cérébrale, comme l’atrophie cortico sous corticale temporale, l’atrophie cortico-cérébrale, qui sont déduites de telles ou telles études sont infirmées par d’autres ; en tout cas, jamais aucun schizophrène lambda ne possède systématiquement chacune de ces anomalies, et nombreux sont ceux qui n’en portent aucune !!
Prenons l’aspect génétique de l’autisme qui nous est asséné à longueur de temps : une vaste étude a eu lieu ces dernières années pour montrer qu’aucune des localisations génétiques défectueuses des précédentes n’avait été confirmée. Une petite association très peu significative sur le locus 11 a été trouvée et qui attend encore être confirmée par d’autres études avant que les choses soient claires d’autant que d’autres études ne la retrouve pas. C’est-à-dire que cela ne correspondrait qu’à très peu de cas et à l’heure actuelle encore, la majorité des autistes n’ont strictement aucune anomalie génétique.
 
Tout ça n’est jamais dit, n’est jamais dans les revues médicales, dans les revues de grands publics. Lorsqu’une étude est fait sur une voie, on ne dit presque jamais toutes les autres voies qui ont été éliminées. Tout est comme ça. C’est une espèce de passion biologique un peu malsaine où dans cette impasse, les gens font finalement des symptômes qui sont de l’ordre de la malhonnêteté scientifique, de l’élision de données négatives…qui aboutissent parfois à des procès ou des scandales. Encore une fois, aux Etats-Unis, de grands laboratoires donnent des études positives et cachent les études négatives. Actuellement, un laboratoire comme Glaxo doit payer trois milliards de dollars à l’Etat américain ; d’autres aussi sont poursuivis de la même façon.
 
Deuxième observation qui montre que la voie biologique et génétique est en sérieuse difficulté dans cette affaire là, c’est tout simplement le résultat des traitements. Parce que si on soigne une maladie avec un traitement efficace, généralement on en vient à bout. Il n’y a plus de cas de tuberculose depuis que les anti-tuberculeux et les progrès d’hygiène ont été mis en place. Depuis que la vaccination contre la variole a été découverte, il n’y a pratiquement plus de cas.
 Il est par contre évident que les antidépresseurs n’ont par exemple pas diminué le taux de suicide en France. Ni dans les autres pays. Il est devenu clair qu’un traitement antidépresseur a le plus souvent comme conséquence de provoquer plus de suicides réussis qu’un traitement par le placebo. Les choses sont connues là-dessus maintenant. On sait depuis peu que les gens se suicident sous traitement en Norvège, où les items concernant les individus sont largement connues et il y a peu de problèmes de défense de l’intimité dans ce pays. Entre 50% et 60% des suicidants « réussis » ont eu dans les six mois précédents un traitement psychiatrique, soit par antidépresseurs soit par neuroleptiques. Voilà une autre preuve indirecte que le modèle biologique est en difficulté : le traitement proposé pour gérer ces maladies, non seulement est inefficace au final, mais, dans un nombre tout à fait dominant d’études, paraît souvent aggraver les choses.
 
Enfin, il y a d’autres arguments qui font penser que ce modèle biologique, loin d’être neutre, est peut-être plutôt faux.
Les résultats de ce que donne l’étude de la schizophrénie à long terme en est un exemple : toutes les études bien faites, la première étant la célèbre étude de Lausanne de Luc Ciompi montrent qu’à peu près 20% des schizophrènes guérissent spontanément (avec ou sans traitement bien sûr) et n’ont pas besoin nécessairement de traitement ensuite pour être guéris (c’est à dire socialement inséré, revenus dans une norme acceptable). Drôle de maladie qui disparaît sans traitement dans 20% des cas ! Dans à peu près 50% des cas, il y a des améliorations suffisamment bonnes pour que les gens soient plus correctement socialisés. Entre 50% et 40% des cas montrent des aggravations.
Au fond, les statistiques sur l’évolution de la schizophrénie montre que cette évolution est, dans plus d’un cas sur deux, relativement bonne. Avec ou sans traitement. C’est ça qui est tout à fait remarquable. C’est-à-dire que l’évolution est indépendante du traitement.
 
Un petit signe fait même penser que la vision biologisante est peut-être toxique pour le travail thérapeutique.
Henry Ey lui-même avait fait des études sur l’évolution de ses patients, et il avait une vision organo-dynamique, c’est-à-dire biologique du départ du trouble de ses patients ; il était donc tout à fait hors du champ initiatique dont je parlais au début de cette conférence, c’est à dire qu’il ne se penser certainement pas psychotique lui-même. Il n’avait constaté lui que 8% d’amélioration et de rémission chez ses patients. Il semblerait donc que ce type de regard sur la maladie n’amène pas à d’excellents résultats, voire provoquerait même une aggravation du trouble lui-même. Mieux vaudrait se savoir un peu fou soi-même avant de prétendre aider ceux dont on trouve qu’ils le sont !! En cherchant un peu...
 
Enfin, dernier élément qui amène à se méfier un peu de la vision biologique de ces maladies, c’est l’analyse du taux de suicide des schizophrènes.
Il semblerait que le taux de suicide habituellement communiqué soit de 10% dans les études de ces trente à quarante dernières années. Études faites avec la présence de neuroleptiques. Il se trouve que les études faites avant l’introduction des neuroleptiques, concernant le risque suicidaire de la schizophrénie, montraient plutôt des taux de 4.5% à 5%. Alors cet élément statistique est évidemment à prendre avec précaution puisque les taux de suicide ont augmenté de façon générale pour les schizophrènes et les non schizophrènes en France bien sûr, cependant pas d’un facteur 2. Ensuite, les places protégées étaient plus nombreuses dans les hôpitaux, et les patients n’étaient pas en prison ou à la rue comme actuellement. Mais tout de même, ça attire l’attention et pour le moins : contrairement à ce qu’on nous assène habituellement, d’introduire des neuroleptiques chez les patients schizophrènes n’aboutit pas à moins de suicide de façon évidente statistiquement. J’ai tendance à penser qu’un usage plus modéré et ponctuel, d’appoint, de ces traitements, dans de grands moments de crise, est mieux accepté et plus efficace, y compris en terme de compliance, qu’un traitement imposé au long cours.
 
Alors quelques études bien sûr montrent que la présence d’hallucinations augmente le taux de suicide. Donc on pourrait imaginer que les neuroleptiques aident dans ces cas. Il y a quelques statistiques qui vont en ce sens. Il y a aussi des statistiques qui vont dans l’autre sens et qui indiquent que les schizophrènes hallucinant beaucoup se suicident plutôt moins que les autres. Tout ça est à prendre avec beaucoup de prudence mais en tout cas, une prudence aussi extrême concerne le modèle biologique de la maladie mentale. Et la supposition s’impose que ce modèle dans la tête des thérapeutes, dans la tête des psychiatres, peut finalement ne pas être très utile à nos patients.
 
On comprend mieux à partir du début de ce travail que l’endroit où ça peut poser problème est au niveau de la fonction initiatique de la maladie mentale comme crise sociale, comme crise pour faire avancer les familles, la société… Société qui est complètement mise de côté, mise à l’écart dans le modèle biologique. C’est pour ça peut-être que le modèle biologique a été « inventé ». et c’est sans doute pour ça qu’il n’a pas de si bons résultats.
 
Alors évidement, il ne s’agit pas de dire « il ne faut plus donner de médicaments ». ça implique un usage beaucoup plus prudent du médicament, ça implique dans l’esprit du thérapeute l’idée peut-être que ce médicament soulage une crise mais ne guérit pas une maladie. Et ça laisse ouvert à ce moment-là, un champ psycho-dynamique infiniment plus large à la fois pour le patient et pour la société qui l’entoure.
On aura reconnu en passant tous les modèles de la psychothérapie familiale américaine, italienne et française, qui impliquent que le trouble psychiatriques est une conséquence de la rencontre entre un sujet particulier et un dysfonctionnement familial et social, et que l’éclosion du symptôme est en même temps l’occasion d’une avancée pour tout le monde.
 
 
 
Mais il faut maintenant revenir au patient, et, essayer de comprendre comment tout ça peut fonctionner au niveau du lien entre l’appareil psychique et l’appareil cérébral. Les recherches en neuro-anatomie ont énormément progressé ces derniers temps. Et elles nous montrent mieux comment le cerveau fonctionne. Et il fonctionne toujours de façon interactive, influant l’environnement et influencé par lui. En particulier les études concernant le cerveau du nouveau-né sont tout à fait passionnantes. On sait ainsi qu’un nouveau-né est capable à partie du quatrième jour de différencier des phonèmes très précis, de reconnaître des prosodies dans la langue. De différencier la langue de sa mère de celle des autres femmes. On sait qu’à quatre mois, un bébé peut parfaitement repérer des langues étrangères par rapport à sa langue maternelle. Tout ça commence à être bien étudié et on comprend mieux l’impact en retour de l’apprentissage de la langue sur le fonctionnement du cerveau lui-même. Le fait majeur qui se dégage de tout cela est que le fonctionnement du cerveau n’est pas, contrairement à ce que l’on pouvait penser et supposer, un fonctionnement homéostasique. Mais plutôt hétérogène, hétérologique.
Tout l’anatomie fonctionnelle cérébrale qu’on connaît actuellement nous montre des systèmes tantôt complémentaires tantôt d’opposition de tensions entre les zones selon trois grands axes : l’axe profondeur/surface soit l’axe mésencéphale/télencéphale, l’axe avant/arrière et l’axe gauche/droit. Loin d’être des directions complémentaires, ce sont des oppositions d’énergies qui fonctionnent là, et les poussées mésencéphaliques donc du cerveau profond amènent à des poussées instinctuelles qui vont se heurter ou non à des répressions corticales. Ensuite, ces afférences corticales vont ou non se coordonner avec leurs appareillements mésencéphaliques, de la même façon que les analyses logiques du cerveau gauche vont ou non s’accorder avec les associations métaphoriques et intuitives, imaginaires du cerveau droit. Lesquelles vont ou non avoir des correspondances dans la logique verbale du cerveau gauche. L’axe antéro-postérieur, lui, fait plutôt jouer les liens et les oppositions entre perceptions et actions. Le cerveau, dans son fonctionnement global, est une machine hétérologique qui n’aboutit pas à un fonctionnement homéostasique stable correspondant à ce cher Nirvana, ce moi harmonieux qu’on nous propose (nous vend !!) si souvent.
Le témoignage frappant de cette neurologue américaine, Jill Bolte Taylor, qui découvre sur elle-même la dysharmonie cérébrale, à l’occasion d’un accident vasculaire qui lui arrive, est tout à fait précieux et pertinent. Elle en arrive à une conclusion que je ne partage pas, qui tend à donner la vérité au cerveau droit par rapport au gauche, mais illustre bien l’aspect profondément dysharmonique de l’appareil cérébral.
 
En réalité, le cerveau fonctionne en constant déséquilibre, en constante recherche d’un autre équilibre, en rétroaction continue liée à des afférences internes, externes, qui se régulent plus ou moins les unes aux autres. Il y a de la dysharmonie constamment, il y a un constant déséquilibre qui s’auto corrige plus ou moins, qui en s’auto corrigeant provoque d’autres déséquilibres. Et le cerveau humain n’est pas du tout un organe d’homéostasie tranquille. L’hypothèse ici soutenue est qu’on peut supposer que la parole elle-même, dans son fonctionnement, va permettre la mise en circulation, en tension productive beaucoup de ces dysharmonies cérébrales.
 
De fait, un cerveau humain privé de parole se constitue biologiquement comme un cerveau déséquilibré avec une dominance de l’hémisphère droit tout à fait inhabituelle et des dysfonctionnements du lien à l’hémisphère gauche qui amènent à des comportements où l’humain a du mal à se retrouver.
 
 
Au niveau des neurotransmetteurs qui fonctionnent dans le cerveau.
Au fond, la parole elle-même ou en tout cas la présence de l’autre, une certaine forme de présence de l’autre, réelle et symbolique permet la libération de neuromédiateurs dont les effets ne sont absolument pas, à l’heure actuelle, singeables par le moindre médicament classique. Par exemple dans la schizophrénie, on trouve de substances qui vont permettre une libération dopaminergique cérébrale et qui correspond au règlement de certains troubles dit positif de la schizophrénie, mais voit aboutir au niveau du mésencéphale, au niveau du cerveau profond, plutôt à une baisse de la dopamine à ces endroits là et donc, à une inhibition des instincts pulsionnels, des instincts vitaux. Ce qui correspond à peu près à ce que l’on constate dans l’usage clinique des neuroleptiques.
À savoir que, effectivement les patients délirent un peu moins, mais vivent, inventent aussi beaucoup moins. Or, inventer est une fonction vitale de l’humain.
Alors que, par exemple, la relation amoureuse (on va dire la relation transférentielle idéale ou quelque chose comme ça) va avoir des effets tout à fait différents sur le cerveau et globalement va aboutir à pacifier peu ou prou beaucoup de ces dysharmonies entre les zones cérébrales. Et c’est d’ailleurs ce que vit chacun lorsqu’il est amoureux, où tout d’un coup on est dans un fonctionnement heureux global du cerveau, lorsqu’on est dans ce plaisir de communication, de présence de l’autre, de création avec l’autre. La dopamine au niveau cortical fonctionne bien et la dopamine mésencéphalique est aussi dans un bon niveau de fonctionnement. Et tout ça n’aboutit ni à l’angoisse ni aux troubles secondaires de tous ces médicaments qui n’agissent que sur une partie du cerveau mais jamais sur sa globalité.
Seule la parole, seule la présence de l’autre fonctionnerait comme un neurotransmetteur global, total sur le cerveau, amenant à son fonctionnement le plus harmonieux possible avec l’autre donc. Avec la présence d’une altérité, bien sûr, dans des circonstances où il est possible que ça fonctionne ainsi, c’est-à-dire où l’autre est dans des dispositions qui le permettent, et que la psychanalyse dénomme castration. Il faut que le manque à être pour soit et pour l’autre soit en place pour que ce lien humain amoureux reste compatible avec le désir, et ne soit pas à son tour générateur de symptômes, ici d’ordre fusionnels.
 
Alors donc, d’après cette hypothèse là, la parole serait elle-même une forme de super-neuromédiateur.
Et alors les cerveaux seraient en communications les uns avec les autres, avec ces neuromédiateurs de la parole et de la présence parlante, dans une espèce de métasystème impliquant tout le groupe social, comme une espèce d’immense organisme qui communiquerait les uns avec les autres à l’aide de ce neuromédiateur social qu’est la parole.
On comprend mieux avec ce modèle amusant comment, si un dysfonctionnement de l’ensemble se présente à un endroit où ça apparaît chez tel individu, c’est en réalité toute la circulation du monde social qui va être interrogeable pour que l’on comprenne en quoi tel ou tel sujet a pu bloquer à partir d’effets sociaux, familiaux.
 
Arrêtons là cette métaphore qui ne vaut que ce qu’elle vaut. Mais qui permet de comprendre que même l’aspect biologique du cerveau permet, s’il est entendu de cette façon là, de faire fonctionner un appareil psychique dont la modalité dernière n’est ni interne ni externe mais est autour d’un signifiant qui va avoir des effets sociaux et individuels interrogeables, questionnables dans le vivant du lien, dans le vivant de la relation et dans le vivant du retour social du problème posé, du retour individuel aussi bien sûr, mais dans quelque chose qui fait de la pathologie psychique, le signe de quelque chose de vivant dans le social, autant que de vivant dans le sujet. Et qui serait donc le signe qu’une crise doit s’effectuer, qu’un changement doit se faire.
C’est ainsi que réalité sociale et réalité psychique seraient à la fois radicalement hétérogènes et complètement et constamment influentes l’une sur l’autre...
 
Alors c’est ainsi que peuvent se comprendre finalement certaines symptomatologies psychiatriques, en particulier la place de l’hallucination auditive qui est tout de même le principal élément délirant, que pose depuis toujours la question de la schizophrénie et d’autres psychoses.
On pourrait donc imaginer, à l’instar de Bateson dans son analyse du texte de Perceval dit le Fou, que l’hallucination auditive serait donc une tentative faite par l’esprit du patient de réintroduire cette parole synthétisante, au niveau des effets de l’appareil psychique et du cerveau, de réintroduire cette parole en tant qu’externe, en tant qu’afférence sensorielle et symbolique, qui puisse permettre enfin de retrouver ce qui va harmoniser un tout petit peu plus toutes ces zones complexes du cerveau, et qui ne peut fonctionner qu’à l’aide de ce dernier neurotransmetteur qu’est la parole lorsqu’elle est dans une certaine position.
Que ces paroles entendues dans l’hallucination soient le plus souvent brutales et violentes tient précisément à ce que l’autre espéré, l’autre structurant est intimement relié à des destructions subjectives vécues...  Il en est de même dans la déception amoureuse, où l’espérance amoureuse reste reliée à la dernière expérience douloureuse vécue, jusqu’à ce qu’une autre expérience positive restaure l’idée de l’amour même...
 
L’hallucination serait une tentative d’autoguérison du patient pris dans une crise familiale ou sociale, d’autant plus facile que l’environnement va comprendre cette tentative d’autoguérison par la présence de cette parole, par l’appel de cette parole externe comme traitement, en l’attente d’autre relation plus structurantes.
Et au fond, ce traitement on a vu qu’il était, sur le plan des neuromédiateurs, beaucoup plus efficace que les traitements neuroleptiques et autres. Et il peut amener à des résultats éventuellement définitifs lorsque se traitent à la fois la crise intérieure et la crise sociale extérieure qui a amené le problème.
 
Ce modèle de fonctionnement qui nous sera montré par le cheminement de Perceval le Fou. Il présente l’avantage de permettre une lecture de l’énigme de la guérison des bouffées délirantes aigues ou d’une part importante des psychotiques et schizophrènes.
C’est donc ce modèle de fonctionnement de la crise et de cette idée de l’hallucination comme tentative auto-thérapeutique du patient qui justifie le travail de ce séminaire et l’interrogation que nous allons avoir cette année, de cette hypothèse.
 
 
Il faut pour finir dire un mot de la parole adressée, de la parole qui circule réellement entre deux êtres, de la dialectique de l’être qui est une dialectique toujours plus intéressante d’être au moins à trois plutôt qu’à deux, même si son fondement est du côté de l’autre. Donc le fondement est dyadique mais la possibilité de s’y retrouver tryadique est à peu près certaine.  Alors, ce qui ouvre le trait psychotique hallucinatoire est la sortie de ce huis-clos entre le patient et ses voix. Qu’il se mette à en parler dans d’autres relations que celles dans lesquelles s’est créé le problème, et la restructuration commence, comme nous le verrons dans le travail sur Perceval le fou.
 
Ceci pose la question de la parole qui se déroule par exemple sans adresse réelle, incarnée, sans réponse aussi, comme dans l’analyse bien sûr, voire dans certains processus de la psychanalyse comme l’Académie Baroque dans l’association Alters ou comme la parole sans réponse de certains Francs-maçons. Le déroulement n’est pas borné par le dialogue, comme dans l’hallucination verbale.
Alors on peut se demander, dans cette parole qui se déroule sans qu’il y ait de réponse, si le remaniement fondamental provoqué par cette parole particulière… n’est pas du côté du remaniement de l’écoute, de celui qui ne répond pas. Ce serait là que se placerait l’aspect thérapeutique fondamental de cette parole qui se déroule. Parce que évidemment, lorsqu’on n’oppose pas la réponse à une parole, on laisse entrer un univers, on laisse entrer un monde infiniment plus profondément, de manière infiniment plus complexe que lorsqu’on oppose la moindre réponse, fondée sur nos présupposés, nos identités, nos normes. L’observation et la déconstruction deviennent possibles.
Nous verrons d’ailleurs que c’est du moment où Perceval parvient à dialoguer réellement avec ses voix qu’il sort peu à peu de sa psychose ! Ses hallucinations lui ont permis de poser devant lui l’implacable univers qui était celui de sa construction pathogène, puis peu à peu de s’en dégager et de le critiquer donc de dialoguer vraiment.
 
Au fond, la psychanalyse, sur ce modèle-là, serait une constante thérapie du psychanalyste par son patient, du fait qu’il se taise, qui permettrait en retour un changement chez l’autre, l’analysant progresserait au fur et à mesure que le changement s’opère chez son analyste muet, dépossédé par son silence de ses propres normes, comme le sujet psychotique est dépossédé de sa conscience par l’irruption de la parole hallucinatoire. Lacan parlait d'ailleurs de désêtre de l'analyste, d'expérience de dereliction.
L’analyse serait à ce titre un dispositif localement psychotique, contrôlé, borné par le temps, le paiement et le corpus théorique, une crise identitaire maîtrisée, permettant l’exploration d’une singularité par le mutisme de la norme sociale que représente alors le silence de l’analyste. La passion de la norme serait remplacée par celle de l’a-norme, l’absence de l’analyste.
Ainsi, de la même façon qu’on peut apercevoir que l’événement psychotique a souvent valeur de force de changement pour le familial et le social, l’aspect psychotique de ce silence obstiné de l’analyste viendrait mettre en crise la norme névrotique se déroulant dans le discours de l’analysant.
 
La fonction restructurante d’un vrai dialogue, d’une parole vraie prendrait alors toute sa place ensuite, après ce long et souvent douloureux travail de déconstruction du trait psychotique ou du silence analytique, de la parole sans réponse. Il s’agit alors d’un  vrai lien social, inventif, questionnant, rebelle, produit naturel alors de la psychanalyse.
 

Michel LEVY, Toulouse, avec l'association Alters, mars 2012