Françoise Dolto a pu dire ces mots, sans les écrire : c’est sorti  comme on dit : « Mon idée était davantage d’aider les parents à éduquer leurs enfants, à les comprendre ». Elle n’a pas voulu d’abord faire de psychanalyse d’enfants.


Cette remarque à priori étonnante recoupe l’idée que j'avais depuis longtemps qu’il se posait un problème important du côté de la psychanalyse d’enfants, peu souvent élaboré, qui m’a amené à argumenter le point de vue quelque peu iconoclaste selon lequel il n’existe pas à proprement parler de psychanalyse d’enfants.


En effet, j’étais frappé, dans ma pratique, à une époque où je faisais beaucoup de psychanalyses d’enfants –il y a une quinzaine d’années-, par le nombre d’arrêts prématurés de ce type de travail. Bien sûr il existait des moments satisfaisants, des enfants avançaient, mais la situation était très difficile, compliquée et contrariante du côté des interruptions prématurées du travail psychanalytique, du fait des parents. Celles-ci se produisaient généralement lorsque l’enfant commençait à prendre pied sur autre chose, quand une séance intéressante avait eu lieu, avait été un peu vive, et pendant laquelle le psychanalyste avait éprouvé un contentement relatif à une perspective nouvelle, une découverte dans laquelle s’inscrivait l’enfant.

A ce moment précisément, les parents, les grands-parents, le médecin de famille, etc., décidaient alors souvent l’arrêt de la prise en charge. La fréquence de ces interférences était telle que j’ai voulu vérifier ce qui se passait chez les autres psychanalystes d’enfant.

Tous m’ont répondu dans le même sens. J’ai alors téléphoné à des personnes plus médiatisées, des figures de maître -à cette période j’y croyais encore un peu- et la réponse a été identique. Denis Vasse en particulier m’a dit que cela mettait souvent en question des problématiques familiales auxquelles le psychanalyste a peu accès et que c’était sans doute une des limites du travail. J’ai alors mis un terme à mon enquête empirique mais la question a continué à me travailler. J’ai mis longtemps à la comprendre.

Dans ce qu’on appelle la « psychanalyse d’enfant », la problématique de la demande est très particulière. En effet, un enfant qui va mal, « tout simplement » va mal. Il n’adresse pas grand-chose à quiconque. Il a des symptômes de dépression, des troubles du comportement, une baisse scolaire, une hyperactivité, une anorexie etc. mais on ne peut dire précisément qu’il s’agit d’une adresse à quelqu’un pour résoudre le problème. Sauf chez l'enfant petit, du nourrisson à l'infans, chez lequel la souffrance s'exprime par l'appel du pleur, moment où l'instinct dirige la souffrance vers l'autre. Plus tard, lorsque l'intelligence progressivement remplace cet instinct, lorsque la souffrance ne peut se parler en famille, dans son environnement, elle se montre par le symptôme, certe, mais cela ne veut pas dire alors qu'il la montre, sauf dans une interprétation qui dépasse l'expression patente de l'enfant.
Mais cela ne prend jamais la forme qui est celle de l'adulte. En effet, ce dernier, avec sa souffrance, va voir quelqu’un, dans l’espoir –le faux semblant dynamique que nous connaissons bien- de trouver une solution passant par l’autre dont c’est le travail… A charge alors pour l'analyste d'aider à transformer cette demande altruiste en désir personnel. Une telle démarche est tout à fait exceptionnelle en-dessous de 12 ou 13 ans.

Je pense que cette aspect n’a pas été suffisamment travaillé. L’enfant qui va mal ne demande pas une psychanalyse, ou quoi que ce soit de cet ordre. Rappelons-nous qu'au contraire la psychanalyse a été inventée par une patiente. C’est une invention des clients, que Breuer recueille comme il peut, que Freud élabore à sa manière et que Lacan continue. Aucun enfant n’a inventé la psychanalyse.

Les parents ont aussi une demande particulière  : la résolution du problème, mais non pas nécessairement son élaboration. En consultation d’enfants, il n’est généralement pas demandé de psychothérapie familiale ou individuelle. Les parents ne demandent pas non plus que quelqu’un d’autre élève leur enfant avec d’autres valeurs que celles qui prévalent dans la famille, à juste titre d’ailleurs. Ceci explique d'ailleurs les échecs fréquents de la psychanalyse qui amène, qu’elle le veuille ou non, ses propres valeurs dans le champ de la famille.

Le juste terme qui exprime la demande concernant l’enfant est sans doute, simplement, celui d’une demande médicale, sur le modèle des maladies pédiatriques, alors qu'il va s'agir dans les faits d'une alliance conflictuelle face au problème complexe  et transindividuel posé par la souffrance d'un enfant, impliquant souvent des adultes qui ne veulent pas l'être..  Ceci explique d'ailleurs le succès des neurosciences.


En institution, la méprise est la même. Elle pose le problème de la psychanalyse dans le cadre institutionnel, qui a fait couler beaucoup d’encre et tomber beaucoup d’arbres.

Habituellement, le débat tourne entre les catégories professionnelles qui exigent qu’un enfant « malade » soit soigné et la catégorie des psychologues, de certains psychiatres et des psychanalystes qui expliquent que face à ce désarroi social, à cette pression du symptôme, à la souffrance de l'enfant, la question de la demande, et du désir de celui-ci, malgré tout, ne peut pas être éludée. Ces derniers intervenants refusent donc souvent de prendre en charge un enfant dans la mesure où celui-ci n’en exprime pas clairement la demande. Nous nous retrouvons donc dans une sorte d’impasse où les uns peuvent accuser les autres de non-assistance à personne en danger. Il existe sans cesse et partout des conflits institutionnels autour de cette question.

Bien entendu, certains psychanalystes ou psychologues, cédant à cette pression, prennent des enfants en charge malgré l’absence de demande, ce qui pose d’autres problèmes sur lesquels nous reviendrons.

Face à ce débat aussi ancien que les institutions pour enfants, nous sommes aussi intéressés par le fait qu’il existe ailleurs. On trouve en effet la même situation dans les populations carcérales. Il y est supposé possible d’appliquer la psychanalyse ou la psychothérapie sous prétexte que quelqu’un a un symptôme, indépendamment de l’élaboration de sa demande. Ainsi, l'idée de traiter contre leur gré les délinquants sexuels fait réponse à l'impasse de la société, mais certes pas au problème, ce que montre les récidives trop fréquentes.

Cette configuration débouche sur une double impasse : les éducateurs qui font appel à l’exigence de psychothérapie sont incapables d’aider le patient et en font l’aveu (« soignez-le, nous n’y arrivons pas »). Les psys qui refusent de répondre à une absence de demande se définissent eux aussi comme incapables de répondre à un symptôme qui ne comporte pas de demande. Mon expérience m’a effectivement prouvé que le fait de prendre des enfants en psychothérapie sans que la demande soit explicite était plutôt dangereux, ce qui est assez logique. C’est d’ailleurs ce que l’on constate avec les injonctions de soins émanant des juges, à destination des jeunes délinquants ou toxicomanes qui se retrouvent avec une effraction psychique décidée par la justice et peuvent alors aller jusqu’au suicide.


Si tous, dans le monde institutionnel soignant ou judiciaire, se retrouvent dans une impasse autour du symptôme, c’est, soit que le problème est impossible à résoudre, soit qu’il est mal posé. Je pencherais plutôt pour la seconde solution, encore que la première ne soit pas à exclure totalement : en psychanalyse d’adultes, nous croisons souvent des personnes dont l'histoire extrêmement complexe, comporte des passage dans des nombreux circuits d’aides et institutions qui se sont avérés inefficaces. Elles deviennent aptes à explorer leur symptôme, à l’élaborer, beaucoup plus tard, après tout cela. Pourquoi donc ne pas poser qu’il est impossible d’aborder certains problèmes dans l’enfance, cela ne me dérange pas car la vie est longue et il convient toujours et surtout d’être patient, dans l’espoir d’une évolution.


Il faut aussi émettre l’hypothèse que la question est mal posée et reconnaître qu’elle est par ailleurs à la limite de l'audible. En effet, quand on parle de tout cela en présence d’un enfant qui a un symptôme extraordinairement bruyant, dramatisant (tentatives de suicide à répétition, dépression, anorexie, etc.), tout le monde veut impérativement y aller de sa thérapie Parler d’impossible dans un tel moment est pratiquement inacceptable et largement inaccepté, ce qui explique de fréquentes évolutions défavorables.

Les enfants affectés de ces souffrances ne demandent pas de psychanalyse, de psychothérapie. Ils choisissent de souffrir sans poser cette demande, peut-être parce que tel n’est pas leur besoin. C'est que ce n’est pas ce type de prise en charge qui résoudra leur problème et ils le savent… Ils n’ont pas besoin d’avancer dans ce que les psychanalystes appellent « leur subjectivité ». Ils ont, tout au contraire, besoin d’avancer dans une aliénation qui leur soit bénéfique et tolérable.

En effet, un élément majeur de l’enfance tient au fait qu'elle se structure dans un lien aliénant, déstructurant et restructurant –ce que j’appelle dans d'autres textes une « logique subjective »-, qui trouve là la meilleure illustration de sa place et de sa fonction. Compte tenu de cette nécessité tutoriale, vécue comme extrêmement urgente et importante par l’enfant, s’il est au contraire proposé à celui-ci un espace de vide, d’errance, de découverte de lui-même avec l’espoir qu’une subjectivité s’y découvre –modèle de la psychanalyse-, on se heurtera très souvent à un échec.

Le problème est assez proche pour la délinquance que nous évoquions plus haut. Une réponse judiciaire intelligente est bien plus à sa place qu'une réponse psychanalytique, pour exactement les mêmes raisons. C'est le témoignage même de ce lieutenant de Mesrine qui pu écrire qu'il trouva la liberté en prison, dans de nouvelles logiques subjectives imposée par la société à son errance ( sa recherche?) violente. Ce ne fut pas par une psychanalyse, ou une psychothérapie imposée.


Le premier point qui vient à l’esprit est donc qu’une psychanalyse d’enfant n’est pas possible chez un être qui cherche de façon vitale et forte une aliénation structurante, une logique subjective qui est le propre de l’humain ou en tout cas extrêmement développée dans notre espèce animale –celle qui a l’enfance la plus longue, peut-être avec les éléphants…

Donc, ce fait psycho-biologique amène à constater que ce qui permet parfois à ces enfants d’aller mieux est la possibilité de s’épauler à des adultes suffisamment fermes et tolérants, à la fois représentants de la société et écoutants du désarroi singulier de l’enfant, suffisamment en lien avec les familles et distanciés avec elles, de façon à ce qu’un espace de nouvelle structuration soit possible.

Dans cette démarche subtile et complexe, l’adulte s’interroge sur sa capacité à entendre, accepter, suivre et restructurer un enfant. De fait, ce qui fonctionne correctement dans ces lieux est plutôt ce qui a trait à la psychothérapie et à la psychanalyse institutionnelle, à savoir le traitement des adultes (familles, membres de l’institution) qui s’occupent d’un enfant, et non pas le traitement de l’enfant lui-même.

Il s’agit probablement là de la bonne manière de poser la question, en déportant la question sur le cadre. C’est ce que demande l’enfant justement parce qu’il est un enfant. Il ne s’agit pas d’inventer une demande supposée de l’enfant , qui supprimerait le travail sur le cadre dont il a besoin.

Les enfants, dans l’immense majorité des cas, lors d’une première consultation, acceptent souvent avec soulagement une proposition de travail avec leur cadre constituant, c’est-à-dire la famille, l’institution, etc.. On est alors directement au travail avec les logiques subjectives constituantes qui émergent peu à peu. On ne demande pas à quelqu’un qui apprend à nager de traverser seul la Manche pour montrer ses capacités à avancer dans la vie.


Voilà ce que nous montre la question de l’institution à propos de l’analyse des enfants. Ce fait est hélas trop souvent occulté, tout comme dans le secteur libéral, où la demande des enfants est très souvent forcée. Dans ces lieux, le fait qu’un enfant dise « non » est très rarement pris au sérieux. On lui propose de venir une fois ou deux, d'essayer, de sorte que la question de l’influence de l’adulte, de l’obéissance, prend le pas sur l’authenticité de la demande de l’enfant, et on nous raconte ensuite qu’il existe des psychanalyses d’enfants en institution, ce que je continue à trouver très exceptionnel si on se situe du côté de la demande authentique et réelle de l’intéressé. Bien sûr, cela peut exister, on rencontre du sujet humain à tout âge. J’évoque seulement ici une règle commune, avec une proportion à hauteur de 90 ou 95% des cas dont je pense qu’elle mérite alors d’être abordée théoriquement…


Alors la psychothérapie en institution est-elle possible ? Si on répond « oui », on est obligé de passer sur le fait qu’on force le plus souvent un désir spontané, même gentiment et délicatement. D’après moi, ce n’est plus de la psychanalyse.

Par ailleurs, si on dit que la psychothérapie en institution est possible, c'est alors le grand risque que la psychothérapie institutionnelle n’existe plus. En effet, le fait de traiter l’enfant en psychothérapie, en psychiatrie ou par médicaments, exonère parfois de la place interrogeante de chacun dans la dynamique institutionnelle. Le soin psychologique ou psychique, psychiatrique ou neuropédiatrique dispensé de façon plus ou moins forcée à l’enfant permet surtout que personne ne s’interroge plus sur son implication dans le trouble. Intervient alors la fonction de l’épinglage diagnostique, avec toutes les pseudo-maladies inventées par la neuropédiatrie actuelle, dans la suite du DMS 4, qui évidemment arrangent tout le monde puisque plus personne n’est impliqué avec l’enfant et n'interroge son interférence dans les logiques subjectives qui le structurent bien ou mal...


Décidément, de ces points de vue, la place manque pour la psychanalyse d’enfant. Pourtant la demande parentale, scolaire, médicale, explose. D’ailleurs, un des motifs de ma réflexion actuelle est que cette forte demande a correspondu pour moi, il y a une dizaine d’années, à une impossibilité d’y répondre ! En effet, à cette époque, j’ai dû arrêter les psychanalyses d’enfants car je ne pouvais plus travailler.. Le cabinet était envahi, je ne pouvais plus recevoir ni de nouveaux jeunes patients, ni d’adultes. Il a fallu que j’invente –comme au temps de la médecine aux pieds nus de Minkowsky- un autre protocole car il m’était extrêmement désagréable de refuser de recevoir un enfant en souffrance, pour des raisons de place. Je peux le faire pour un adulte –on est un peu plus durs entre nous…-. J’ai donc décidé de parer au plus pressé et de faire l’infirmier chinois qui va traiter une méningite aiguë avec dans la tête des moyens extrêmement simplifiés et fort différents des conditions hospitalières.

J’ai alors entrepris de réaliser des entretiens ponctuels avec les parents sur le problème posé par l’enfant. Mes motifs n’étaient pas théoriques, intellectuels, mais tout simplement je ne pouvais pas ne pas répondre avec mes outils traditionnels à la souffrance des enfants. C’était peut-être moins satisfaisant mais quelque chose était fait. Je disais aux parents que nous allions nous rencontrer une seule fois pour évoquer le problème de leur enfant, en précisant que je n’étais pas en mesure de les recevoir ensuite systématiquement, faute de disponibilité. C’était une sorte de médecine d’urgence : je suis le seul pédopsychiatre en libéral pour deux départements et 300.000 habitants !

Je suis donc entré, un peu par hasard géographique, dans une configuration passionnante qui répondait en fait à la problématique exposée précédemment : il n’était plus question de psychanalyse d’enfants –non pas parce que j’avais décidé que cela n’existait pas mais parce que je ne pouvais plus-.

Ces prises en charge ponctuelles ont eu des effets très inattendus, pour les parents et pour les enfants. Je fais notamment référence à la capacité des parents, dans un tel cadre, d’entendre des questionnements sur eux, sur leur position d’êtres humains dans la famille, avec l’enfant. Les gens se montraient le plus souvent aptes à réfléchir honnêtement sur eux-même, ce qui bousculait tout ce que l’on connaît à propos de la prudence dont il faut faire preuve habituellement en la matière. En fait, quand il y a urgence, il faut bouger ! D’une manière générale, les parents étaient donc beaucoup plus disponibles, souples et responsables que je ne pouvais l’avoir imaginé, supposé ou lu ou même rencontré auparavant. Le travail sur les habituelles résistances parentales était beaucoup plus souple et attentif, sans doute du fait de la ponctualité de l’entretien. Néanmoins, je précisais toujours que si le trouble de l’enfant continuait, au bout d'un mois ou deux les parents pouvaient me rappeler. J'en ai très peu revu...


Dans un premier temps, je me suis dit que mon procédé ne fonctionnait pas et que les parents allaient sans doute consulter le rebouteux local ou le neuropédiatre à Toulouse ou à Montpellier.

Dans le doute, j’ai alors évalué mon travail, de la manière la plus spontanée et simple possible. J’ai pris entre un et deux ans de recul et j’ai appelé les parents en leur demandant ce que la séance avait eu comme résultats de leur point de vue. J’ai été alors surpris d’entendre que 70% des réponses étaient : « On n’en parle plus, il va mieux, il a des copains, des projets… ». Ces résultats étaient très inattendus.


Cette réalité clinique a donc initié un cheminement, jusqu’à ce présent travail. Il concerne notamment l’importance de ne rien forcer sur le manque de l’énoncé d’un subjectivité, en général ( milieu carcéral, psychiatrique ), et ici en particulier en clinique de l’enfance. Bien sûr, je demandais toujours aux enfants s’ils avaient quelque chose à dire, s’ils souhaitaient que nous échangions en tête-à-tête, j’explorais cette demande subjective. Dans l’immense majorité des cas, ils répondaient par la négative, disant que la situation, en présence des parents leur convenait parfaitement.

Il s’avère donc important et surtout efficace de ne pas éluder le manque de la place de sujet, pour être dans le réel de la structuration de l’enfant et non pas dans ce que l’on invente sous prétexte qu’on a envie de s’essayer à la psychanalyse d’enfants à l’exemple de nos maîtres, de nos représentations, de la pression sociale, scolaire,educative ou autre. Lorsque l’on répond au manque de la demande, qu’en est-il des résultats –même si ce terme n’implique pas ici une vérification scientifique stricte- ? Très souvent, quand une névrose enfantine évolue mal, on trouve dans l’historique du cas une consultation plus ou moins forcée chez un pédopsychiatre, analyste ou thérapeute qui n’a rien donné après quelques séances, la situation s’étant même parfois aggravée. Si on interroge alors sur l’implication dans cette consultation, les patients répondent généralement « Je n’avais rien demandé. On m’a mis devant le docteur, le psychologue, etc., il fallait que je parle ». Dans ces cas-là, le résultat, d’après ce qu’on m’en disent ces patients, a été nul.

Mais il se peut aussi qu’une des conséquences de ce type de positionnement soit la chronicisation du trouble. En effet, quand il se produit une crise, si la réponse n’est pas adéquate la situation n’évolue pas, le trouble s’installe du fait de l’invention d’une fausse solution.

Les résultats négatifs de cet absence de respect d’une non demande sont donc nombreux : échec de la prise en charge, chronicisation ou bien –troisième cas de figure que j’ai rencontré fréquemment- traumatisme lié à une effraction psychique. L’enfant qui n’a rien demandé est confronté à un interlocuteur vécu comme étranger à son désir ; le scalpel oedipien, lacanien, freudien, les interprétations sauvages se mettent en branle. Elles sont légions dans ces circonstances. Ainsi des personnes de 35 ou 40 ans, avec des névroses graves et anciennes viennent dire qu’elles doivent parler urgemment. Lorsqu’on leur demande pourquoi elles ne sont pas venues avant, elles répondent très souvent qu’elles ont déjà vu quelqu’un, parfois longtemps avant, mais dans les situations forcées ici décrites. Ensuite, bien entendu, cela s’est mal passé, et elles ont arrêté. Pour longtemps.

La conséquence possible de ces petits arrangements avec l’absence de demande est donc l’effraction psychique et le traumatisme possible qui retardea alors d’autant le recours à l’analyse.


Il convient maintenant d’étayer mes propos par une théorie de l’enfance. Quelle est-elle, qui implique qu’il n’y aurait-il pas, ou très rarement dans l’enfance de possibilité de psychanalyse ? Je précise que j’évoque ici la plupart des patients. Je continue à pratiquer des psychanalyses d’enfants –une ou deux par an-, sur des enfants “sujets” qui se trouvent dans cette position parce que les parents le sont suffisamment aussi et, surtout, ne tiennent pas à une transmission exclusive. Ce sont donc des personnes qui ne vont pas si mal et qui acceptent que leur enfant s’inscrive dans d’autres traditions. Dans ces cas de figure, l’analyse d’enfant existe et je continue à la pratiquer mais une ou deux fois par an, sur environ 150 nouvelles demandes annuelles. Si la demande est strictement respectée, l’indication de psychanalyse est très rare.



Il serait possible de faire une chronologie de la subjectivité. Ce qui va nous intéresser ici est son départ...

A cet égard, il est intéressant de partir du beau travail de Gisella Pankoff, dans le champ de la psychose, qui a trouvé de multiples résonances dans le champ de la psychothérapie d’enfants. Elle propose une définition originale de l’image du corps, inspirée de sa pratique clinique, en particulier avec des psychotiques. En introduisant cette notion, Pankoff souhaitait que l’image du corps soit un repère pour le diagnostic et la thérapie des pathologies psychiatriques. Elle affirme la singularité de son concept d’image du corps par rapport au schéma corporel et son aspect neurologique, par rapport à celui de Schilder et sa structure libidinale de l’image du corps. Elle s’écarte aussi de Dolto et d’autres au plan de son concept structurel. Il est vrai que Dolto est encombrée par une problématique de structure interne psychique propre à l’enfant, qui présuppose qu’il existe une subjectivité et une possibilité de travailler l’interne. Pankoff est là dans le flou, la confusion entre l’interne et l’externe, le miroir, etc. Cela me convient mieux car ce plan intègre la logique subjective que je traque depuis plusieurs années.

Il lui importe de prendre le corps comme modèle d’une structure spatiale, structure qui ne l’intéresse que dans son aspect dialectique entre les parties et la totalité du corps. C’est cette corrélation entre les parties et la totalité, qui, selon elle, permet d’engager le malade psychotique dans un mouvement dialectique au cours d’une psychothérapie psychanalytique –le trait psychotique fait que ce n’est pas une psychanalyse-.

C’est en travaillant autour de l’image du corps que Pankoff cherche à reconstruire une fonction symbolique détruite chez le psychotique –je dirais détruite dans le trait psychotique ou détruite partiellement-. Pour cet auteur, l’image du corps et son mode de structuration sont ce qui marque la séparation entre les deux grandes lignées structurelles de la personnalité. « La différence entre la névrose et la psychose consiste en ce que les structures fondamentales de l’ordre symbolique qui apparaissent au sein du langage et qui contiennent l’expérience première du corps sont détruites dans la psychose et déformées dans la névrose ». Pour Pankoff, l’image du corps a une double fonction symbolique. La première concerne sa structure spatiale en tant que forme (Gestalt), c’est-à-dire en tant que cette structure exprime un lien dynamique entre la partie et le tout. La seconde –qui rejoint notre sujet- ne concerne plus la structure comme forme mais comme contenu et sens. Ici intervient le lien avec l’extérieur, la transmission et le culturel. Dès lors, les zones de destruction dans l’image du corps des psychotiques correspondent aux zones de destruction dans la structure familiale des patients. Tel était le cœur du travail de Gisella Pankoff que d’essayer de travailler cette correspondance entre la forme symptomatique du corps d’un patient aux prises avec un trait psychotique et la forme de la configuration familiale, afin d’en restaurer le sens.

Ce résumé du travail de Pankoff fait jouer un effet de miroir entre ce que Françoise Dolto appellera ensuite l’image du corps et la constellation familiale, ce qui rappelle les constellations de Jean Oury dans le travail institutionnel. Il renvoie aussi simplement au travail de synthèse institutionnelle autour du symptôme d’un patient, enfant ou adulte. Que se passe-t-il entre le corps de quelqu’un et ce qu’en disent les humains qui sont autour ? Le travail de Pankoff permet donc d’élaborer ceci et d’en conmprendre l’enjeu autour de nos pratiques institutionnelles quotidiennes.

L’enfant est bien cette lente cristallisation, dans une conscience de soi, des multiples influences et interférences qui se forment à la croisée des tensions entre les forces d’auto-organisation du futur sujet et son environnement –c’est bien entendu à cet endroit qu’intervient la question de la psychose-.   

Ce qu’on appelle, dans le champ de la psychanalyse, la « question de la réduction symbolique », vient donner forme et sens à ce processus en générant une parole plus ou moins pleine (Lacan), selon que l’authenticité du sujet y est présente ou non. Comme la loi, le signifiant est creux. La lettre se creuse de l’être, pour qu’un accès au sens soit possible, pour qu’une singularité advienne. La réduction symbolique est précisément cette intrusion de l’être dans le symbolique, qui permet au sujet de se reconnaître dans le langage et au langage de rester humain. Ceci renvoie directement à l’intuition de Levinas selon laquelle le visage doit pouvoir croiser la loi pour que de l’humain advienne à la place de la barbarie.

C’est exactement à cet endroit que s’inscrit alors tout l’énorme travail défriché par les thérapeutes d’enfants, de Bion à Winnicott, en passant par Tustin, Bettelheim et autres Leibovici et Diatkine. Tous décrivent dans le détail, le sachant ou non, y apportant chacun une touche supplémentaire, cette longue réduction symbolique qui aboutit à ce qu’un corps habite une parole. C’est là que le désaccord entre Lacan et Dolto s’inscrit, à partir d’un défaut de formation de Lacan qui n’a jamais pratiqué l’analyse d’enfants, qui ne s’est jamais lancé dans cette aventure, et  qui dès lors cherche vainement à comprendre dans le détail et le temps comment s’épingle le signifiant. Lacan n’a jamais eu l’idée de la manière dont se faisait cet épinglage, malgré sa tentative de théorisation autour des points de capiton. Ceci explique largement sa difficulté avec les enfants et avec la psychose, deux domaines qui nécessitent d’en savoir un brin sur la question du narcissisme, autre nom de la réduction symbolique.  

Je propose à cet endroit, pour cette articulation, une idée surprenante : la parole vraie, la capacité de se dire, de partir de son corps singulier vers celui de l’autre, est une conséquence du rire. Je parle de ce rire originel, dont chacun peut aisément se souvenir, dans son rôle de parent, et qui précède de longtemps le langage. On pose peu souvent qu’il en est une forte condition. Il contient pourtant beaucoup de choses, dont la capacité de mettre en lien un plaisir interne avec la présence de l’autre, celle aussi de mettre en résonance deux complexités très éloignées l’une de l’autre dans une même articulation, à travers l’échange de sons. Les trois conditions du symbolique, altérité, métaphore et phonétique y sont mêlées étroitement. Et, surtout, pour ce qui nous occupe ici, il n’est ni interne, ni externe, il est partagé dans son existence même, dans son statut. C’est, après la prise dans le regard, la seconde logique subjective structurante, avec le sourire, qu’elle suit de très près, pour reprendre les organisateurs psychique de Spitz.

Le rire est ce qui garantit vraiment qu’une subjectivité puisse se former, qu’un sujet d’invention dans le langage puisse peu à peu prendre le pas sur les formations symptomatiques en impasse sur celui-ci. Une famille dans laquelle on rit tous les jours, en tout cas souvent –pas les uns des autres mais les uns avec les autres- est une famille dans laquelle la règle joue suffisamment avec elle-même pour que chaque sujet puisse, à travers le rire –et pas seulement-, s’y retrouver. La loi familiale, pour être entendue, jouer sa fonction, se doit non d’être opaque, dure, mais souple, transparente et amusante, afin que le sujet puisse y repérer sa place. Là encore, le temps préalable à l’inscription symbolique est celui du plaisir d’être ensemble qui conditionne l’acceptation de la règle et de la castration symbolique.

Voilà l’élément principal qui permet à un corps de se rassembler, de s’inscrire autrement qu’à son corps défendant dans le registre symbolique. Rire, plaisir, et ensuite qualité de relation sont les conditions de base de la possibilité de ce cheminement transférentiel.

Dans ma pratique clinique, lors de mes rencontres avec les familles autour d’un problème d’enfant, j’explore très souvent, lorsque c’est possible, la question du rire. C’est en effet, un signe majeur dans le fonctionnement de la machine familiale.

Lorsqu’il y a du rire et qu’il y a malgré tout un symptôme, je suis assez tranquille quant à une résolution rapide. Le rire est donc un excellent point de repère clinique.

Enfin, faire retrouver à une famille où un enfant se trouve en symptôme sa capacité de rire est quelque chose d’extraordinairement important pour l’émergence du sujet et la mobilisation des symptômes. Ceci n’a rien à voir avec ces absurdités que sont les thérapies par le rire, celui dont je parle est le produit d’un travail efficace sur les obstacles à sa survenue. On n’arrive pas au rire par le rire...

En tout cas, les enfants en difficultés ont bien plus intérêt à rencontrer ces rires et ces sourires des adultes autour d’eux que d’entamer une psychanalyse, dans la plupard des cas. Mieux vaut qu’ils se retrouvent à la croisée de désirs pacifiés, gais et heureux que dans les interprétations souvent projetées d’analystes d’enfants. C’est en tout cas ce qu’ils semblent demander assez clairement, dans ma pratique d’écoute, pour continuer leurs avancées structurées. Il convient que leur aliénation d’enfance devienne simplement plus légère, plus à l’écoute, plus joyeuse. Elle ne peut disparaître en tant qu’aliénation, qui est une des définition de l’enfance.


L’invention de la parole et la liberté.

Si l’on dit que l’enfance est le domaine privilégié, presque exclusif, de la formation des logiques subjectives, leur aperçu supposerait une autonomie qui non seulement fait défaut mais est évitée par l’enfant. L’invention de sa pensée, au-delà des logiques subjectives, est une prise de risque que seules la force et l’autonomie de quelques adultes, minoritaires, autorisent. Peu de personnes viennent en psychanalyse. C’est difficile, risqué, musclé… C’est une affaire d’adulte. On est dans l’errance, dans le rien, on bouscule les cadres, on remanie. Si on n’a pas un corps, une colonne vertébrale, des jambes, une pensée, pour avancer dans tout cela, c’est extrêmement problématique et questionnant, voire impossible ou dangereux.

A cet égard, Nietzsche s’avère être l’un des inventeurs de certains concepts de la psychanalyse (C’est ce que rappelle opportunément Michel Onfray dans sa critique par ailleurs affligeante de la psychanalyse). Un autre auteur ,irvin Yalom, a d’ailleurs imaginé un dialogue entre Breuer et Nietzsche (Quand Nietzsche a pleuré) où c’est ce dernier qui va soigner le premier. Nietzsche s’est présenté à moi cette année, dans sa relationà la psychanalyse, sous la forme de ces deux lectures et m’a donné à penser à propos de la psychanalyse d’enfants. La pensée nietzschéenne aboutit en effet au surhomme, l’Hyperboréen, cet être fort et courageux qui invente sa propre morale. Tel est exactement l’objectif de l’analyse, qui est donc, par essence, hors de portée des enfants. « Regardons-nous en face, nous sommes des Hyperboréens », dit Nietzsche. Ce jugement, tiré de l’Antéchrist : « regardons-nous en face, cessons de nous appuyer sur l’autre », répond à la question posée dans le Gai Savoir : « Que dis ta conscience ? Tu dois devenir celui que tu es ». « Wo es war, soll ich werden » est une phrase nietzschéenne avant d’être freudienne…

Nietzsche a montré la voie. Il a surmonté, dans un effort surhumain, son héritage familial, protestant, sa culture chrétienne, son environnement social, le confort petit bourgeois, sa carrière universitaire, pour devenir lui-même un bon Européen, un Hyperboréen. Le surhomme est en vous, n’attendez plus, sortez du troupeau, devenez ce que vous êtes… Nietzsche l’Hyperboréen, le « surhomme », constituent une véritable méthode du grand devenir nietzschéen. La décision est entre vos mains. « L’homme est quelque chose qui soit être surmonté ». « Qu’avez-vous fait pour le surmonter ? »…

Autre citation de Nietzsche : « Cette vie telle que tu la vis actuellement, telle que tu l’as vécue, il faudra que tu la revives encore une fois et une quantité innombrable de fois (la répétition en psychanalyse). Il n’y aura en elle rien de nouveau, au contraire. Il faut que chaque douleur et chaque joie, chaque pensée et chaque soupir, tout l’infiniment grand et l’infiniment petit de ta vie reviennent pour toi, et tout cela dans la même suite et le même ordre. Et aussi cette araignées, ce clair de lune entre les arbres, et toujours cet instant et moi-même. L’éternel sablier de l’existence sera retourné toujours à nouveau, et toi avec lui, poussière des poussières. Ne te jetterais-tu pas contre terre en grinçant des dents et ne maudirais-tu pas le démon qui parlerait ainsi. Ou bien as-tu déjà vécu un instant prodigieux où tu lui répondrais : « Tu es un dieu et je n’ai jamais entendu telle chose plus divine ». Et si cette pensée prenait de la force en toi, tel que tu es, elle te transformerait peut-être, et peut-être t’anéantirait-elle aussi. Cette question : « Veux-tu encore cela une fois et une quantité innombrable de fois », cette question, en tout et pour tout, pèserait sur toutes tes actions d’un poids formidable, ou alors, combien il te faudrait aimer la vie, comme tu t’aimes toi-même, pour ne plus désirer autre chose que cette suprême et éternelle confirmation ».

Nous sommes là exactement dans la question de la psychanalyse, qui rappelle le thème de l’alchimie, de la transformation du plomb en or. Il ne s’agit pas de faire de la physique mais de transformer le simple de notre existence en ce qu’il y a de plus précieux à vivre. On peut aussi penser au travail de Giono dans « Rondeur des jours » où une journée est prise comme si elle était une vie. On naît le matin, on meurt le soir. Que fait-on de chaque instant tel qu’il se présente ? Ce débarras de l’imaginaire, de l’espoir, donc aussi du désespoir, est évidemment notre quotidien de psychanalyste.


L’enfant, au contraire, cherche à acquérir ses forces, il ne peut s’en servir librement. Il est asservi à ceux qui les transmettent. Son trajet consiste à effectuer le mieux possible sa réduction symbolique, à engranger un narcissisme suffisant qui permettra peut-être, plus tard, à la vie, à un psychanalyste, de l’aider à faire advenir un humble surhomme nietzschéen, pour nous devenir simplement soi-même.

L’intérêt de la notion de surhomme telle que je m’y réfère est que n’importe quel homme a cela en lui. Il s’agit d’un possible pour tout homme, qui consiste à pouvoir cheminer dans un certain débarras d’espoir imaginaire pour revenir au réel.

On voit que c’est une affaire d’adulte essentiellement, puisque c’est le questionnement de toute une foule de référencements dont il s’agit dans l’analyse et non simplement leur remaniement.


Le dernier point sur lequel il faut revenir est la critique que je formule radicalement à l’encontre de l’efflorescence d’interprétations, d’irruptions dans le psychisme de l’enfant, sous prétexte de psychanalyse d’enfant, qui est la règle. On peut lire et relire Anna Freud, Mélanie Klein, Winnicott et ses squiggles, Vasse, le cas du petit Hans, etc. On va toujours constater tout un ensemble de projections sauvages, c’est-à-dire d’interprétations qui ne se suffisent pas des paroles du patient. Une vraie interprétation, en psychanalyse, est seulement un remaniement de la parole du patient. Celui-ci reste alors avec son énergie, ses signifiants, et il y aperçoit quelque chose grâce au simple effet de catalyse proposé par le psychanalyste. Telle est une interprétation qui respecte le désir et la demande. Tout le reste n’est que projections sauvages, quelle que soit la croyance que l’on a dans nos théories, sur l’Œdipe, les thèses d’Alters ou autres associations de psychanalyses. La psychanalyse d’enfants est un champ encombré, un fatras d’interprétations sauvages, avec des effets qu’il est légitime de questionner.

Je disais qu’il y a du sujet tout le temps et partout. Il peut arriver effectivement qu’un enfant vienne demander une psychanalyse. J’ai déjà eu l’occasion de raconter, en d’autres lieux, le « record » -si j’ose dire- de vraie psychanalyse d’enfant. Il s’agissait d’un enfant de dix-sept mois, lequel a sauté des genoux de ses parents dans la salle d’attente dès que j’ai ouvert la porte, pour entrer seul dans mon bureau –comme il pouvait…-, puis l’a repoussée maladroitement derrière lui. Il n’y a pas eu d’entretien préalable mais directement une psychothérapie non verbale avec l’enfant sans qu’un mot ait été échangé avec les parents. L’analyse a duré quelques semaines, les parents étaient des personnes intelligentes qui laissaient advenir quelque chose, l’ouverture de la famille, le fait qu’un enfant n’est pas qu’une projection narcissique. Aucun travail préalable n’avait eu lieu chez les parents pour qu’il supporte cette situation –ce qui est très rare-. Les troubles ont disparu en quelques séances, ce qui a abouti à une fin du travail signifiée par l’enfant qui, un jour, n’est plus descendu des genoux de ses parents. Tout le monde est entré, un petit bilan a été effectué en présence de l’enfant, avec ce que les parents de leur côté et moi du mien, nous avions compris séparément du travail de l’enfant qui en était le vecteur. Les éléments de réponse des uns et des autres étaient proches. Ce fut terminé.

Une psychanalyse d’enfant, non verbale, où l’on ne travaille que sur la logique subjective questionnée, sur le transfert vivant, peut donc exister. Ce n’est pas la règle.


Depuis une vingtaine d’année, je mène donc des entretiens ponctuels au cours desquels une forme de technique s’élabore. Si on pose ainsi comme règle fondamentale le respect absolu de la demande, cette éthique nous met d’abord au service de l’énergie de nos patients et non de la projection de nos théories

Le schéma de travail est assez simple : en quoi les logiques subjectives qui se mettent en place avec les partenaires de l’enfant bloquent-elles exagérément ses propres capacités d’auto-organisation ? L’espoir consiste en ceci : assouplir ce qui arrête, coince, et le long chemin de la subjectivité pourra reprendre chez le futur sujet. L’idée n’est plus du tout de chercher une structure pathologique établie chez l’enfant mais de saisir ce qui bloque son chemin original dans son milieu. Nous sommes donc très loin de la psychanalyse d’enfants, même, exactement, à l’opposé, d’une certaine manière. Ce n’est pas à partir d’un présupposé idéologique que le travail se fait mais selon un rigoureux suivi, sans manipulation de la demande de l’enfant. Il ne s’agit pas ici de faire la promotion de la psychothérapie familiale mais d’être rigoureux dans l’écoute de la parole et du désir balbutiants de l’enfant. C’est une question de respect du futur sujet.


Au départ, il ne s’agit ni de thérapie familiale -puisque la demande n’est pas de cette nature- ni de thérapie conjugale -pour la même raison-. Parfois, si cet unique entretien dévoile une problématique familiale élaborable je peux proposer un renvoi vers des équipes de thérapie familiale ou conjugale, dans la mesure où la place singulière de l’enfant est toujours marquée du fait que je reste à sa disposition s’il en formule un jour la demande. Au cours de ces entretiens ponctuels, je ne suis donc jamais les parents, que ce soit en thérapie familiale, conjugale ou individuelle. Je dis toujours : « cette place est celle de l’enfant, s’il veut un jour l’occuper , s’il veut revenir», puis c’est terminé. Sa place reste donc libre, inoccupée, mais représentée dans les séances par cette disponibilité virtuelle et par le refus de prendre en charge, à cette place, les parents ou la famille.

Il m’est souvent arrivé de voir des jeunes adultes revenir pour une analyse ou une thérapie analytique, précisément à cette place qui leur était indiquée –je suis heureusement assez vieux pour que de tels faits se produisent-. Quelques années après, la personne vient me revoir et me dit qu’elle se souvient de tel entretien où elle n’a d’ailleurs rien dit car elle ne voulait rien dire ; elle revient faire une psychanalyse à cet endroit-là précisément, où elle fut respectée. Cela se produit quand l’intéressé est adulte, position qui me paraît pertinente pour entreprendre une psychanalyse, position nietzschéenne, nous l’avons vu…


Il est certain qu’une formation technique de thérapie familiale aide dans ce travail, même s’il ne s’agit pas exactement de la même chose. Elle facilite l’abord de la machine familiale, de la mécanique groupale, de cette fabrique de surmoi qu’est un groupe. A ce titre –je me suis “fâché” avec deux ou trois amis du Balint sur ce point-, l’abord le plus clair est l’approche systémique –à condition de la prendre pour ce qu’elle est- pour autant qu’elle permet d’évacuer complètement la question du sujet, évitant de mélanger les genres et de bégayer de l’analytique alors qu’il n’est question que de culturel. Chaque chose est à sa place, non réductible à l’autre...

L’habitude de cette pratique permet d’identifier plusieurs temps dans les consultations. Le premier est l’exposé du motif. Si on ne se précipite pas sur une recherche de diagnostic chez l’enfant, d’une structure névrotique ou autre organicité dys qui expliquerait tout, vient alors le temps du déroulement du théâtre familial. Nous assistons à une représentation des tensions familiales, dans laquelle, chacun nous prenant à parti au nom du bien-être de l’enfant, nous commençons à nous mettre à la place du mal-être de celui-ci. Une fois que nous avons bien senti monter l’angoisse et palpé la place bloquée de l’enfant du fait de la théâtralisation de la consultation, une fois que nous y sommes transférentiellement –et non pas intellectuellement-, commence le troisième temps. C’est à ce moment que l’enfant devient adulte à travers le thérapeute, c’est-à-dire qu’il se représente avec ses conflits et ses impasses, mais dans un corps et dans un esprit d’adulte. Dès lors, il s’agit de lui montrer avec tact et mesure –puisque l’adulte en a la possibilité- qu’il peut être en conflit, qu’il peut supporter qu’une famille parte en claquant la porte, qu’il peut supporter une solitude et une place conflictuelle. Il est question là de montrer et de travailler ce que précisément l’enfant ne peut ni montrer, ni voir, ni traiter. Nous parlons alors ainsi que le ferait l’enfant adulte, comme dans les règlements de comptes de jeunes adultes avec les parents, -qui sont plus ou moins la règle-, puisque la famille nous a mis inconsciemment à sa place dans la consultation.

Dans ces conditions, si nous restons respectueux de chacun, si nous ne mettons en cause personne, si nous ne focalisons jamais sur un sujet ou sur un autre, il devient possible de parler de la relation dans un système de fonctionnement familial où chacun est engagé sans en être responsable, ainsi que du rapport entre cette configuration et la difficulté de l’enfant. Telle est la technique de l’apprentissage de la thérapie familiale, qui porte précisément sur ces points. Il s’agit de ne pas faire de psychanalyse. On ne travaille que sur la machine familiale, son histoire, ses mythes, ses fonctionnement, sa généalogie, selon ce qui se présente, ce qui est très respectueux des personnes. Je précise que ce n’est pas donc pas une idéologie reposant sur une position paranoïaque de machine à penser comme cela peut se repérer chez certains systémiciens…

On peut alors explorer avec chacun des membres présents sa capacité à apercevoir les éléments du fonctionnement familial et leur articulation avec les difficultés de l’enfant, et à l’aider à s’en saisir comme il le peut, à sa manière.

Le quatrième et dernier temps est sans doute le plus important. C’est celui dans lequel l’élément thérapeutique désiré par tout le monde est restitué à la famille, en lui signalant qu’elle est elle-même le meilleur thérapeute pour l’enfant –manière un peu « ramassée » d’indiquer l’impossibilité habituelle d’une analyse d’enfant- et qu’il n’est pas question, a priori, de se revoir, sauf si l’enfant continue à aller mal d’ici un, deux ou trois mois.
Il est assez curieux de constater que le problème qui s’élabore alors est très souvent assez structuré, dans une correspondance qui ravirait Pankoff entre les structures familiales et la structure du symptôme de l’enfant. Lorsque tout se passe bien, on passe de l'énigme d’un symptôme à une solution familiale, le problème de l’enfant s’éclaire du dysfonctionnement du groupe auquel il appartient. Le lien métaphorique entre les deux est alors hautement thérapeutique, faisant jouer une correspondance consciente là où il n’y avait qu’une souffrance partagée. Ceci confirme l’hypothèse que si le désir de chacun n’a pas de sens communicable, en ceci qu’il est d’abord et avant tout l’exercice d’une singularité, le symptôme, lui, en  a un...
La responsabilité et le travail sont alors remis précisément sur les logiques subjectives familiales qui entourent la venue de la subjectivité de l’enfant. L’enfant reste affilié à sa propre famille, et s’évite le conflit trop fréquent entre les valeurs de la psychanalyse et celles de la famille de l’enfant, à l’origine de trop d’impasses thérapeutiques.

Ainsi se regroupent le plus rigoureusement possible les paradoxes de l’analyse d’enfant dans ma pratique, et donc la règle de son impossibilité, ce qui n’exclut pas, parfois, de vraies analyses d’enfant.