Michel S Levy  mslevy@laposte.net  N'hésitez pas à me faire part de vos remarques !!

DEFICIENCE MENTALE

 

 

 

 

QI et déficience

 

Je n'ai jamais demandé un examen de QI pour aucun de mes jeunes patients. Il m'a semblé n'en avoir aucun besoin, le diagnostic de déficience profonde étant évident et le reste sans valeur scientifique. Michel Tort a fait un remarquable travail critique à ce propos, très convaincant. Pour faire court, selon l'âge et les circonstances, la variation des résultats de cet examen est telle, (20%), que sa valeur d'orientation est absurde, sans même tenir compte de l'atteinte narcissique qui l'accompagne, violente et parfois inconsciemment sadique, même si elle est banalisée.

Par ailleurs, situation fréquemment rencontrée, la dépression chez l'enfant s'accompagne souvent d'une baisse momentanée du niveau intellectuel. On imagine aisément l'effet chez un déprimé chronique de l'annonce de sa déficience intellectuelle, même légère !

La communauté pédagogique et ré-éducative gagnerait infiniment en efficacité si elle transformait le temps et l'argent de ces tests traumatiques pour les enfants et les parents en écoute attentive des problèmes, en adaptation de l'enseignement et de la famille aux crises que traverse l'enfant. Hélas, ces pratiques s'inscrivent assez bien dans la folie d'instrumentalisation de l'homme qui fait ses ravages dans certains milieux sociaux-professionnels. La solution à moyen et long terme ne peut consister qu'à montrer et diffuser la supériorité des pratiques attentives à l'humain sur les pratiques simplement économiques. La question n'est pas de " caser " les enfants en fonction de leurs capacités mesurées, au bénéfice supposé d'une machine économique ne profitant alors qu'à un petit nombre, mais de rester sensible à l'importance, pour le sujet, du plaisir de vivre, d'inventer et de partager. Cela amène alors à tenter de comprendre ce qui empêche cette dynamique propre à l'enfant, tant au niveau familial que scolaire. Il faut pour cela accepter de s'adapter à l'enfant, de se questionner, de changer. Culpabiliser les familles est alors aussi dommageable que les déresponsabiliser massivement avec des théories biologiques hâtives. On peut travailler sur le lien sans déraper vers une causalité accusatrice, c'est d'ailleurs tout le champ de la psychothérapie familiale.

Le plaisir du jeu et celui de l'intelligence vont de pair. La pratique du QI n'est pas exactement ludique lorsqu'elle dérape, comme c'est presque toujours le cas, vers une stigmatisation scolaire ou familiale à partir d'un chiffre, souvent mal interprété.

L'exploration des moyens cognitifs d'un patient peut bien entendu être utile à certains praticiens, afin d'affiner des traitements pédagogiques, pourquoi pas psychothérapiques, au sens d'une rééducation cognitive. Son utilité est alors interne à la thérapie, et devrait rester soumise à la discrétion et au tact du praticien.

Quant à l'orientation scolaire, l'ensemble des évaluations pédagogiques est toujours largement suffisant.

Ainsi, donner à un chiffre une telle place dans l'environnement d'un enfant est à peu près constamment inutile et presque toujours dommageable. Rappelons l'expérience de Rosenthal et Jacobson dite de " l'effet Pygmalion " : l'idée que se fait un enseignant des moyens intellectuels de ses élèves détermine grandement les résultats obtenus.

 

 

Déficience organique

 

La probabilité d'une atteinte physique cérébrale augmente avec la gravité de la déficience et est donc plus fréquente dans les grandes arriérations. Selon les moyens actuels d'exploration, la grande majorité (60 à 70%) des déficiences mentales légères et moyennes ne montre pas d'atteinte organique cérébrale. Aussi, l'idée d'explorer la psychogenèse de ces troubles est-elle valide, la technique psychothérapique me semblant utile, moyennant quelques adaptations. Si le bon sens indique qu'avec un cerveau de colibri il est probablement moins facile de penser qu'avec le cerveau d'Einstein, ce n'est cependant pas dans cette direction que doit s'arrêter la réflexion, puisque la grande majorité des déficients légers ont un cerveau anatomiquement normal, au vu des moyens actuels d'exploration. La déficience mentale dont nous allons principalement parler ne paraît pas s'apparenter à un trouble de l'organe de la pensée.

Dans les déficiences mentales liées à une atteinte organique, la démarche psychothérapique peut cependant rendre service à certains de ces enfants et à leurs parents. En effet, l'atteinte narcissique parentale qui accompagne la venue au monde d'un enfant " abîmé " déclenche une série de processus dont certains peuvent entraîner des troubles psychologiques qui se rajoutent au problème de départ, l'alourdissent parfois considérablement. Il n'est pas du tout impossible de constater de grandes améliorations chez des enfants trisomiques qui font une psychothérapie, par exemple, à condition, dans ces cas là, de fonder l'indication analytique sur le trouble psychique qui accompagne la déficience, et non sur la déficience elle-même. C'est ainsi que l'on peut retrouver pratiquement tout trait pathologique chez un enfant mongolien, en relation avec une structuration névrotique singulière.

Un enfant déficient organique qui n'a pas de problème particulier sera gai, relativement inventif, aimera exercer son autonomie, appréciera l'aide qu'on lui apporte et distinguera fort bien les gens qui l'acceptent de ceux qui le repoussent. L'enfant déficient qui se comporte autrement aura sans doute un comportement névrotique au sens large du terme, surajouté à son déficit, qui pourra alors justifier une indication thérapeutique.

Quelques mots quant à la souffrance parentale autour d'un enfant cérébralement handicapé. Ce sujet a été abondamment traité dans de nombreux ouvrages.

Elle provient d'une difficulté maintenant tout à fait connue d'articulation entre l'enfant réel et l'enfant imaginaire. Nous rejoignons ici la problématique de la dépression dans sa forme chronique, comportant des éléments hypomaniaques. C'est effectivement la pathologie que l'on retrouve le plus souvent chez ces enfants différents, pathologie dépressive qui témoigne d'un accrochage extrêmement fragile entre un développement de l'idéal du moi et la réalité du corps. Cette fragilité dont nous avons parlé dans le précédent chapitre est particulièrement sensible et généralisée pour certains de ces enfants. Bien évidemment ce n'est pas la règle ! Les parents capables de faire le deuil assez tôt de l'enfant imaginaire et d'accepter de s'articuler autour de l'enfant réel vont lui permettre de se développer tout à fait tranquillement et lui proposeront de s'engager dans une bien meilleure voie.

Pour les autres, le travail thérapeutique est le même que dans la dépression. Il consiste en une revalorisation narcissique plus réaliste de l'enfant et en une critique progressive du système de pensée dans lequel il était entré, au sens propre, à son corps défendant.

La priorité, à la fois transférentielle et de guidance parentale, consiste à faire lâcher le fantasme que l'on a de l'enfant pour privilégier la réalité du transfert dans laquelle on se trouve. Cette position psychanalytique engagée, chère à Ferenczi, bien loin de la neutralité freudienne ou lacanienne, permet probablement d'obtenir de meilleurs résultats à condition qu'elle s'accompagne d'un soutien suffisamment proche des parents pour qu'ils puissent accepter d'abandonner l'enfant imaginaire inconscient, qui sème la perturbation dans la famille. C'est toujours à ce niveau que le travail est le plus complexe et le plus délicat.

 

 

Déficience psychogénétique idiopathique

 

Revenons maintenant à la déficience mentale dite en médecine " idiopathique " (sans cause connue). Elle se différencie cliniquement par le fait que la curiosité, certaines mémorisations, le désir d'apprendre sont absents, ou extrêmement limités chez ces enfants. Le trait dominant de ces déficiences est d'ordre culturel, et non neurologique.

La description que l'on peut donner d'un déficient mental psychogène conviendrait pratiquement à n'importe quel sujet non déficient mental, la seule différence concernant ce que je pourrais appeler le rayon d'action et la limite de la curiosité. Nous avons tous nos limites intellectuelles, à l'intérieur desquelles nous sommes plus ou moins à l'aise. Il est clair que dès que nous les franchissons, surviennent l'angoisse, la difficulté et la tension. Disons simplement que le phénomène se produit un peu plus vite et un peu plus tôt chez le déficient. Mais, dans un environnement habituel et stable, il va avoir un fonctionnement quasiment normal avec simplement des habitudes de dépendance plus fortes.

Le problème concerne donc les 70 % de déficiences mentales dont aucune preuve ne peut établir l'origine biologique. Bien entendu, nous prendrons le même a priori, qui traverse l'ensemble de ce livre, sur l'universalité de ces traits, sur leur humanité fondamentale. Sur ce point de la déficience, il n'est pas difficile d'être d'accord : on est toujours plus ou moins le déficient de quelqu'un, d'une façon ponctuelle ou plus générale ou selon les périodes de sa vie. Comme, de plus, il s'agit du vaste domaine de la méconnaissance, du non-savoir, les conduites déficientes, aiguës ou chroniques, ne manquent pas dans l'histoire des individus ou des collectifs !

La répartition gaussienne de l'intelligence laisse ainsi la part de la déficience mentale dans la constitution même de cette intelligence. Il n'est qu'affaire de seuil, de limite entre l'un et l'autre, limite variable selon les gens, les contextes, et les moments. Un énarque dans la forêt équatoriale sera aussi déficient qu'un pygmée à l'ENA. Cela pourrait être l'objet d'un livre entier qui serait sans aucun doute fort amusant à écrire... 

Que la méconnaissance soit une passion, plus ou moins assimilable à la déficience mentale, selon son caractère général ou non, Lacan en particulier l'a souvent mentionné. Concernant la bêtise prise sous l'angle de la littérature, de la passion, Flaubert, avec Bouvard et Pécuchet, a démontré qu'il savait de quoi il parlait. Il nous servira de guide principal dans ce travail, à travers le filtre saisissant de Sartre, qui tenta de savoir comment cet enfant déficient put devenir un écrivain majeur. Auparavant, nous allons cheminer (rapidement) parmi les auteurs principaux qui se sont penchés sur cette question.

 

 

Maud Mannoni

 

Cet auteur a connu au fond les mêmes vicissitudes que Bettelheim à propos de l'autisme. Son travail, fouillé, n'a eu que peu d'effets de transmission. Les raisons en sont communes : la mise en cause des parents, de la mère en particulier, le manque de rigueur clinique, des cas quelque peu disparates réunis dans le même cadre. Il faut en ajouter une autre, qui est le manque de résultats tangibles, évalués, reproche qu'on ne peut faire par contre à B. Bettelheim.

Le mécanisme que Mannoni incrimine est une dyade mère-enfant enclose, dans laquelle le fantasme maternel assigne l'enfant à une place en quelque sorte utilitaire pour elle. L'analyse devient alors salutaire, puisqu'elle peut libérer une place de sujet plus ouverte à l'enfant. Mais la confusion entre les imagos parentales et les parents réels, fréquente dans cette théorie, empêche l'abord clinique. Les parents font vite obstacle à une entreprise qui les dévalorise gravement. La guidance, le soutien, l'aide parentale ne sont possibles que si le respect de chacun est posé d'emblée.

Par ailleurs, la confusion avec la psychose est entretenue par une clinique qui reste constamment à cheval entre les deux, ce qui n'est pas, loin de là, la règle dans mes observations. La même chose existe chez Misés, dont le concept de " dysharmonie évolutive ", s'il avait le mérite de poser le caractère modulable de la déficience, amenait également à la même confusion avec le trait psychotique. Ce n'est au fond pas très différent du vague concept d'état limite en clinique adulte. Zazzo a aussi eu du mal à différentier réellement ces deux plans.

 

 

Bernard Gibello

 

On trouve dans l'excellent livre de Bernard Gibello sur la déficience intellectuelle un chapitre qui reprend schématiquement l'ensemble de la clinique psychanalytique sous le versant de l'atteinte de l'intelligence. Il est en effet tout à fait possible de soutenir que tout trouble psychologique comporte une atteinte de l'intelligence puisque l'appareil psychique a pour fonction principale l'analyse de la réalité. On connaît par exemple le lien parfois spectaculaire entre des pathologies obsessionnelles très serrées et une apparence de déficience mentale moyenne et modérée ou encore les effets d'une forte inhibition intellectuelle sur les capacités de l'intelligence à moyen et long terme. Enfin, peuvent aussi entrer aisément dans cette catégorie les déviations de l'intelligence reliées aux personnalités à traits psychotiques ou pervers dominants.

Les processus d'accommodation et d'assimilation que Gibello reprend et que nous avons vus dans le chapitre sur la dépression permettent de saisir les implications cognitives des processus de projection et de clivage. Ces deux modalités psychiques ne permettent que la répétition et l'évitement, pas l'apprentissage, puisque le noyau subjectif reste ainsi à l'abri du changement. Il se projette en effet tel quel sur les objets qu'il rencontre, ainsi " assimilés ", sans accepter de se modifier, de  " s'accommoder ".

Il semble plus difficile de suivre Gibello dans sa distinction entre contenu de la pensée et contenant de la pensée. Au fond pour lui, la déficience intellectuelle stricto sensu serait plutôt une atteinte des contenants de la pensée, ces contenants de pensée étant des processus de transformation d'objets impliquant des activités motrices, partiellement réactivables dans le transfert. En fait, ce qu'il appelle contenant de la pensée est pour moi le transfert lui-même, à savoir la capacité qu'une relation privilégiée a de favoriser le développement d'une pensée. La confusion, l'intrication entre contenant de la pensée et transfert entraîne une difficulté contre-transférentielle probablement majeure : " l'analyse " de ces  " contenants " de la pensée évite de mettre en question l'élément transférentiel en jeu, par une sorte de projection de l'analyste.

La place que B. Gibello donne à la pulsion de mort, pulsion fort controversée dans le monde analytique, l'empêche enfin de mettre l'accent nécessaire sur le plaisir transférentiel indispensable à la construction d'un travail thérapeutique.

Notons aussi que, comme chez Mélanie Klein ou Maud Mannoni, mère réelle et imago maternelle sont souvent confondues, avec les mêmes conséquences prévisibles sur la relation aux parents.

Il reste que ce texte extrêmement fouillé et historiquement détaillé, est fort recommandable, même s'il ne règle pas vraiment la différence entre trait psychotique et déficient, limitant par là même l'efficacité thérapeutique qui nécessite une approche plus spécifique.

 

 

Lacan : " L'inconnu du discours "

 

Lacan a écrit peu de choses sur la déficience mentale, si on excepte cette passion de la méconnaissance qu'il voyait assez universelle. Cependant le séminaire sur  Les formations de l'inconscient développe le schéma du désir, donc aussi du désir de comprendre, et va particulièrement nous éclairer ici pour la déficience mentale.

On peut résumer ce livre en une phrase : le sujet de la psychanalyse s'identifie à l'inconnu du discours. Voilà qui mérite quelques explications...

Le sujet de la psychanalyse. Il s'agit de la dimension subjective qui habite le désir du psychanalyste et lui permet de se diriger dans les effets transférentiels des discours qu'il entend. Ce différentiel d'écoute qu'il met à l'œuvre induit des effets sur le patient dont on peut espérer qu'ils lui permettront de s'orienter différemment en lui-même. Autrement dit, que le sujet de l'analyse soit pour Lacan à découvrir entre les signifiants du discours ne surprendra personne, tout développement intellectuel se faisant in fine dans le champ constamment mobile du symbolique, trouvant là d'après lui sa liberté d'application la plus salvatrice. Le sujet lacanien n'est pas donné, il est en découverte constante, tant du côté de l'analyste que de son patient, dans cet intervalle entre les deux.

 Pourquoi l'inconnu du discours ? J'aurais pu, pour que l'on s'y retrouve mieux, dire l'inconscient du discours, mais il faut se méfier de ces termes qui finissent par avoir une valeur un peu sacrée et passe-partout, et obscurcissent plus qu'ils n'éclairent. L'inconnu est plus net, plus clair. Il marque la dimension de la recherche, du mouvement et non pas de la trouvaille, de l'arrêt sur image, de la satisfaction obtenue, de la vérité éprouvée. L'inconnu, c'est donc l'avenir, mais un avenir particulier qui s'enracine dans le passé. En effet, cet inconnu de notre propre comportement éclaire de façon rétroactive les raisons de certains de nos actes et paroles : c'était là et ça peut encore advenir. Le mystère de la répétition est le champ d'exploration de la dimension inconsciente. L'inconscient fonctionne en boucle entre futur et passé. Le temps qui passe, avec son cortège de changements, l'évolution nécessaire face à la mouvance des choses, l'adaptation à la variété des rencontres, voilà autant de dimensions mises à mal par la répétition de cette structure inconsciente, symptôme qui s'oppose à ces changements, tant qu'il opère à plein, à l'abri dans son statut d'insu.

 L'analyste est à l'affût de cet inconnu du discours conscient, puisque le désir de savoir lui-même n'est pas indépendant de la question du symptôme : depuis Ptolémée, en passant par l'arbre de la connaissance, les drames de l'inquisition, les idéologies fascistes, les figurations des diverses résistances à la diversité et de la subversion du savoir sont innombrables ! Elles sont aussi nombreuses en l'intime de chacun d'entre nous. Le savoir et la liberté ont en effet ce point commun de mettre parfois à mal traditions et identités culturelles. La résistance pathologique au savoir est foncièrement de même nature que celle qui nous prend devant l'inéluctable évolution du monde, qui, ce faisant, entrave notre désir. Il n'est que de constater la déficience mentale de la plupart des dirigeants politiques face aux problèmes urgents et aigus du monde actuel pour estimer l'enjeu réel de ces questions. La déficience dont je parle n'est effectivement pas affaire de QI, mais d'intelligence... Cette intelligence-là fait constamment jouer, s'affronter le conservatisme du symptôme avec le mouvement du monde.

Voilà, au fond, le champ d'exploration, de recherche, donc de conflit où peut se développer l'esprit humain, tant au niveau individuel que social, et qui permet non pas de s'y retrouver mais de bricoler, d'inventer autant que faire se peut dans la réalité traversée, avec et contre les résistances internes et externes que ces mouvements suscitent.

La déficience consiste alors, à l'inverse, en ce que le désir humain se rabat sur le besoin, la satisfaction immédiate, permettant d'éviter toutes les dimensions inconscientes liées au savoir, vécues imaginairement comme inaffrontables. Dès lors nul investissement de ce savoir ne peut tenir, il est remplacé par une répétition de besoins infinie, validant d'autant les pourvoyeurs de ces besoins, qui jouissent parfois, consciemment ou non, de leur pouvoir. La dépendance envers ces pourvoyeurs de satisfaction sera le prix à payer pour cet évitement. Un certain usage de la télévision, fort courant, en est un bon exemple.

En résumé, je dirai, à la suite de Lacan, que la déficience mentale, lorsqu'elle n'est pas organique, est l'écrasement de la dimension du désir (qui inclut le symptôme) par celle du besoin (qui l'évacue), anéantissant au passage l'accès au savoir (qu'on peut définir comme l'exploration du conflit entre symptôme et réalité). Mais rien n'est explicite chez Lacan du chemin de reconstruction, à partir de ce constat. Le détail de l'élaboration transférentielle manque pour que soit utilisable en psychothérapie le schéma lacanien de la déficience.

 

 

Sartre

 

Il sera notre référence majeure. Il a fait une magnifique description de la déficience mentale dans L'idiot de la famille lorsqu'il parle de l'enfance de Flaubert. En effet, si ce dernier a écrit Bouvard et Pécuchet c'est qu'il connaît la question : Flaubert est en effet probablement un déficient mental qui a réussi à se guérir, nous verrons pourquoi. Je renvoie volontiers à ce texte de Sartre, pour extraire ici ce qui nous intéresse : une mère privilégie la satisfaction du besoin au lieu de l'expression du désir dans sa relation à l'enfant, sans que pour autant la position du tiers, la position paternelle soit complètement absente, ce qui permet à l'enfant de déployer un minimum de pensées au-delà du champ maternel. (Sinon on entrerait dans une configuration qui serait plutôt celle du trait psychotique.) Laissons parler Sartre (les caractères en gras le sont par mes soins)

" J'imagine donc que Mme Flaubert, épouse par vocation, était mère par devoir. Excellente mère, mais non pas délicieuse : ponctuelle, empressée, adroite. Rien de plus. Le fils cadet fut précautionneusement manié : on lui ôtait, on lui remettait ses langes en un tournemain ; il n'eut pas à crier, on le nourrissait toujours à point. L'agressivité de Gustave n'eut pas l'occasion de se développer. Frustré, pourtant, il le fut : bien avant le sevrage mais sans cris ni révolte ; la pénurie de tendresse est aux peines d'amour comme la sous-alimentation à la faim. Plus tard, le mal aimé se consumera ; pour l'instant, il ne souffre pas vraiment : le besoin d'être aimé apparaît dès la naissance, avant même que l'enfant sache reconnaître l'Autre mais il ne s'exprime pas encore par des désirs précis. La frustration ne l'affecte pas - ou peu - elle le fait : je veux dire que cette négation objective le pénètre et qu'elle devient en lui un appauvrissement de la vie : misère organique et je ne sais quelle ingratitude au cœur du vécu. Pas d'angoisse, il n'a jamais l'occasion de se sentir abandonné. Ni seul. Dès qu'un désir se réveille, il est aussitôt comblé ; qu'une épingle le pique et qu'il crie, une main preste supprimera la douleur. Mais ces opérations précises sont aussi parcimonieuses : on économise tout, chez les Flaubert, même le temps qui est de l'argent. Donc on lave, on allaite, on soigne sans précipitation mais sans complaisance inutile. Surtout la mère, timide et froide, ne sourit pas ou guère, ne babille pas: pourquoi faire des discours à ce bébé qui ne peut les entendre ? Gustave a beaucoup de peine à saisir ce caractère épars du monde objectif, l'altérité ; quand il en prend conscience, quand il reconnaît les visages qui se penchent sur son berceau, une première chance d'amour lui a déjà échappé. Il ne s'est pas découvert, à l'occasion d'une caresse, être de chair et fin suprême. Il est trop tard, à présent, pour qu'il soit, à ses propres yeux, la destination des actes maternels : il en est l'objet, c'est tout. Pourquoi ? Il l'ignore : il ne faudra pas long-temps pour qu'il sente obscurément qu'il est un moyen. Pour Mme Flaubert, en effet, cet enfant est le moyen d'accomplir ses devoirs de mère ; pour le médecin-philosophe à qui la jeune femme est tout entière aliénée -il est d'abord celui de perpé-tuer la famille. Ces découvertes viendront plus tard. Pour l'instant, il a brûlé l'étape de la valorisation : il n'a jamais ressenti ses besoins comme des exigences souveraines, le monde extérieur n'a jamais été son écrin, son garde-manger, l'envi-ronnement s'est découvert à lui peu à peu, comme aux autres, mais il ne l'a connu d'abord que dans cette morne et froide consistance que Heidegger a nommée " nur-vorbeilagen ". L'exigence heureuse de l'enfant aimé compense et dépasse sa docilité de chose maniable : il y a dans ses désirs je ne sais quoi d'impérieux qui peut apparaître comme la forme rudimentaire du projet et, par conséquent, de l'action. Sans valeur, Gustave sent le besoin comme une lacune, comme une inquiétude ou -dans le meilleur des cas qui est aussi le plus fréquent -comme l'annonce d'une agréable et proche réplétion mais ce trouble ne s'arrache pas à la subjectivité pour se faire récla-mation dans le monde des autres : il reste en lui, inerte et bruyante affection ; Gustave le subit, agréable ou déplaisant, comme il en subira, l'instant venu, l'assouvissement. On le sait : un besoin poussé à bout devient agressif, engendre son propre droit ; mais un enfant Flaubert n'est jamais affamé : l'enfant, gavé par une mère diligente et sèche, n'aura pas même cette occasion de rompre par la révolte le cercle magique de la passivité.(... ) Sans souveraineté ni révolte, il n'a pas l'expérience des relations humaines ; manié comme un instrument délicat, il absorbe l'action comme une force subie et ne la rend jamais, fût-ce par un cri : la sensibilité sera son domaine. On l'y emprisonne ; plus tard il s'y confirmera par dignité. De toute manière, il sera le lieu des pesanteurs sinis-tres, des haines et des amours qui ruinent un cœur sans rien laisser paraître, de tout ce qui retombe sur soi-même et s'écrase et se bloque et se brise. Pas d'idées, surtout, jamais d'idées : « Alfred (son frère) en avait ; moi, je n'en avais pas. » L'idée est la forme la plus évidente et la plus simple de notre transcendance : elle est projet (... ) la sensibilité est ou peut être un projet par soi-même : il suffit qu'elle soit raidie par un peu d'exigence ; elle vise l'objet, le réclame, l'apprend. L'émotion dite « active » est, dans une certaine mesure, communication : l'atrabilaire frappe ; la peur même, cette entreprise de fuir à contretemps, établit des rapports entre le danger, les ennemis et le fuyard. Le petit Gustave n'apprend à communiquer que fort tard et fort mal : les soins de sa mère ne lui en ont donné ni le désir ni l'occasion ; le voilà donc enfermé dans le pathétique, enten-dez dans ce qui est subi sans être exprimé. Car l'essentiel est là : l'émotion active est publique à la naissance, elle naît dans un monde où l'Autre existe déjà -fût-ce comme caractère diffus de l'objectivité -elle se déclare, elle est menace, prière (« Vois ce que tu fais de moi ») et vise à se prolonger par une praxis, c'est la violence se faisant martyre -pour violenter par la vue ; l'émotion passive est privée : on peut certes s'en servir comme signe et Gustave ne s'en fera pas faute - par exemple à Pont-l'évêque - mais elle n'est pas par elle-même un langage, bien au contraire, c'est la paralysie du geste et des organes vocaux. Du moins les paralyse-t-elle quand par ailleurs ils existent déjà et sont éduqués. L'hypotonus musculaire imite le relâchement du cadavre : ce n'est pas une signification, c'est une régression hors du monde des signifiants et des signifiés. Régression vers un état qui n'existe jamais entièrement mais qu'un enfant mal aimé, bien soigné, a - presque - connu dans les premiers mois. L'émotivité passive n'est pas un refus de communiquer, d'exprimer, elle n'est pas non plus - en tout cas pas d'abord - un projet général de dissimuler, de dérober à l'autre les variations de la sensibilité. Tout simple-ment elle est réceptivité pure avant tout désir et tout moyen de communiquer : elle domine chez les nourrissons que la conduite maternelle n'a pas ouverts d'abord à l'altérité envi-ronnante ; peut-être est-ce la restitution de troubles purement endogènes qui ont accompagné le développement : de toute manière, s'agît-il seulement de vivre des orages organiques, cette tâche est déjà conduite, déjà psychosomatique par ce qu'elle ressuscite et surtout par ce qu'elle refuse : la conduite maternelle absorbée par le nouveau-né et le réduisant à souffrir sans exprimer, voilà le sens psychique du trouble aveugle et sourd, cul-de-jatte et manchot qui ne peut que pâtir. Voilà l'origine des évanouissements de Garcia-Flaubert.

Je l'avoue : c'est une fable. Rien ne prouve qu'il en fut ainsi. Et, pis encore, l'absence de ces preuves - qui seraient néces-sairement des faits singuliers - nous renvoie, même quand nous fabulons, au schématisme, à la généralité : mon récit convient à des nourrissons, non pas à Gustave en particulier. N'importe, j'ai voulu le mener à bout pour ce seul motif : l'explication réelle, je peux m'imaginer, sans le moindre dépit, qu'elle soit exactement le contraire de celle que j'invente ; de toute manière il faudra qu'elle passe par les chemins que j'indique et qu'elle vienne réfuter la mienne sur le terrain que j'ai défini : le corps, l'amour. J'ai parlé de l'amour mater-nel : c'est lui qui fixe pour le nouveau-né la catégorie objective de l'altérité...  "

A cette remarquable description de la relation parentale (imaginaire) qui fixe une déficience chez un sujet, il serait déplacé d'ajouter quoique ce soit. Bornons-nous à remarquer qu'elle mêle des traits dépressifs (passifs) à d'autres plus spécifiquement liés à la déficience. En tout cas, Sartre se montre là encore l'immense psychologue analytique (et non thérapeutique !) qu'il fût déjà dans St Genet comédien et martyr

 

 

Le mécanisme déficitaire (La violence inconsciente)

 

Cette mère (imaginaire) privilégie en elle le refoulement du discours désirant, au prix du développement symptomatique de satisfactions plus ou moins régressives. Elle va donc prendre l'enfant dans ce contexte, et au-delà, faire violence au corps désirant de l'enfant pour le réduire à l'expression d'un besoin. Sartre va magnifiquement décrire les deuils successifs que la mère de Flaubert a vécus, aboutissant à un désir frustré d'avoir une fille. Cette petite fille jamais advenue aurait été le miroir d'une vie réinventée, le support narcissique de renoncements clos à jamais pour elle-même. Fermer chez son enfant réel, enfant mâle de surcroît, l'accès à un désir formulé, partiellement séditieux comme tout désir, c'était s'assurer de ne pas rouvrir sa propre blessure. Violence est ainsi faite à l'enfant, involontairement bien entendu, pour tout ce qui dans son corps touche au discours et à son désir.

Il faut éclairer cette phrase. Qu'est-ce qui dans le corps de quelqu'un va toucher au discours ? Qu'est-ce qui permet de dire que dès la naissance, le corps du nourrisson est fait pour le discours désirant ?

 

 

Le plaisir désirant

 

C'est avec étonnement que certains ont constaté les effets considérables que pouvait avoir sur le nourrisson le simple fait de lui parler. Beaucoup de psychanalystes ont été surpris des soulagements quasiment immédiats apportés à des situations de détresse du simple fait d'expliquer ce qui se passe, au travers des fantasmes, des problématiques des parents. Ce fait clinique est maintenant suffisamment établi, démontré, filmé, écrit pour que chacun puisse s'y référer. Il est probable, dans les cas spectaculaires où le nourrisson se remet à vibrionner joyeusement après une intervention de ce type, qu'on ait fait la prévention de déficiences mentales plus ou moins complexes, entre autres troubles.

Contrairement à ce que supposait Lacan, l'enfant n'entre pas seulement dans une place qui va lui être prescrite par la parole, le discours familial, qui fonctionnerait ainsi comme une sorte de réalité imposée à l'enfant avec laquelle il aurait à se débrouiller. La réalité clinique donne plutôt à penser qu'un plaisir organique, probablement programmé biologiquement, existe à l'écoute de la parole, dans une interactivité immédiate. C'est pourquoi elle est un des vecteurs les plus importants de l'établissement de ce que l'on appelle le stade du miroir, lequel n'est probablement rien d'autre qu'une empreinte très particulière chez l'homme, comparable à celle qui imprègne les animaux. Elle n'est pas seulement liée à une forme imaginaire stable, un visage, mais se projette aussi sur la langue elle-même.

De la sorte, la prise en miroir de l'empreinte se prolonge tout au long de la vie de l'être humain, sous la forme de lien à la parole, générateur de plaisir. C'est d'ailleurs le seul mécanisme qui puisse expliquer le transfert. Il est d'abord chant, musique. L'humanité, on le sait, ne peut se concevoir sans cette dimension.

Aussi le bain de parole résonne-t-il chez le nourrisson avec un plaisir intellectuel et physique réel. L'entrée dans le langage relève dès lors plus de la résonance entre la parole externe et le plaisir interne que du simple épinglage d'un sujet dans une parole qui lui est extérieure, ce qui est simplement une des conditions de la configuration paranoïaque…

Qui dit plaisir dit action, soutenait Spinoza : le nourrisson va pouvoir lui-même infléchir cette parole par ses réactions et adapter ainsi sa niche langagière en fonction de certains de ses besoins. Il n'est pas nécessaire de recourir à une violence passive de situation, tel que le proposait Lacan, pour parler de l'inscription d'un sujet dans le langage. Le plaisir de la parole prend donc normalement une place interactive chez le nourrisson.

L'hypothèse que je formule ici est non pas celle de l'absence d'un tel plaisir chez l'enfant déficient mais bien au contraire celle de la violence faite à ce plaisir par l'entourage, violence évidemment totalement inconsciente et qui est liée à l'exercice du refoulé chez les parents. La pression parentale est extrêmement forte pour tout ce qui concerne le développement de l'intelligence verbale de l'enfant, littéralement troué, transpercé par le désir de l'autre dans cette dimension de la parole. Bien entendu, cet ensemble pression/écrasement n'est possible qu'entre des sujets précis, mettant en question la rencontre plus que tel ou tel acteur pris isolément. Un autre enfant, répondant, réagissant autrement, fera que se développeront d'autres structures de relation, d'autres conflits.

 

 

L'image du corps

 

Il est deux points sur lesquels il faut insister. Le premier concerne l'image du corps, le deuxième concerne la question du passage de la demande au désir, du besoin à la sublimation. Cette question est en effet d'emblée posée par les configurations névrotiques et, dans le développement du travail autour de la déficience mentale, se pose d'une façon un peu particulière.

La question de l'image du corps d'abord. Le concept, élaboré par Lacan sous le vocable i(a) et repris par Françoise Dolto sous le thème d'image inconsciente du corps, avait été introduit par Freud à partir de l'espace existant entre le moi idéal et l'idéal du moi. Pour parler en clair, le moi idéal concerne les images parentales dans lequel l'enfant se projette et l'idéal du moi concerne plutôt l'idée que l'enfant a de lui-même. Ces deux plans peuvent être plus ou moins différenciés, plus ou moins antagonistes, plus ou moins contradictoires et paradoxaux. On a rarement parlé de ce qui est le plus important dans ces deux concepts : leur point de recoupement. On peut simplement résumer le travail du psychanalyste en disant qu'il consiste à permettre une convergence suffisante de ces deux instances pour qu'un croisement, une intersection apparaisse, qui situera très précisément le champ concret du désir.

Le travail effectué par Françoise Dolto sur l'image inconsciente du corps, correspondant donc au concept du moi idéal, est ici utile car il recoupe exactement la prise du corps dans le discours vivant, le discours de plaisir, le discours refoulé, le discours de deuil, bref, les discours désirants dans lesquels l'enfant va s'inscrire. Il est ainsi des images inconscientes du corps qui n'ont aucun rapport avec le corps réel de l'enfant, d'autres où ce rapport est partiel, d'autres où il est plus global, plus total.

C'est un domaine particulièrement lisible chez le déficient, qui va littéralement faire jouer son corps comme dépendance du désir de l'autre. Le déficient, imaginairement contraint et forcé, fait ainsi l'économie de son propre désir et littéralement fait penser l'autre à sa place, ne pouvant exprimer pour lui-même que ce qui reste : le besoin. C'est ainsi que l'image inconsciente du corps, projetée chez l'autre, n'est plus à disposition du sujet.

Il faudra énormément le rassurer, l'apprivoiser, le réconforter, l'assurer du cadre pour qu'il puisse, petit à petit, reprendre en lui cette image inconsciente du corps, exprimer une ébauche de plaisir du discours de l'intérieur de lui-même pour en venir à assouplir ce mécanisme. On voit bien par là que cette clinique fonctionne sans demande, puisqu'elle est la demande projetée chez l'autre. Pas question ici de s'en tenir aux théories classiques de la psychanalyse puisque la demande de l'enfant déficient fait défaut. Nous dirons simplement qu'elle peut commencer à s'élaborer à partir du moment où l'enfant perçoit suffisamment le respect de son thérapeute, ce qui lui permet d'arrêter de projeter son image inconsciente chez l'autre, comme il le faisait jusqu'alors pour désamorcer une violence imaginaire.

Ainsi, l'élément le plus important ici tient à la dépendance inconsciemment forcée concernant certaines fonctions fondamentales du corps. Bien entendu, plus la déficience est profonde et plus la dépendance s'inscrit dans les lignes profondes du fonctionnement libidinal de ce corps. (Ce fait, à la fois biologique et psychique, nous permet en passant de considérer les problèmes d'énurésie et d'encoprésie d'une autre façon, c'est-à-dire comme des problèmes d'abord et avant tout de risque de déficience mentale localisée.)

Le processus d'individuation peut se comprendre comme l'appropriation progressive par un sujet des outils de son fonctionnement et de son développement, le point de départ étant une dépendance extrême, quasi absolue aux parents, dépendance dans laquelle les fonctions sont effectuées par l'autre. L'outil principal d'un enfant petit est ainsi sa capacité à se servir de ses parents...  La compétence de son outil, simplement, lui échappe, puisqu'elle dépend bien sûr desdits parents.

Pour que le fameux stade du miroir existe, encore faut-il peu à peu que l'enfant puisse reconnaître l'autre comme équivalent à lui-même, c'est-à-dire que le plaisir d'être soi ne soit pas détruit d'être avec l'autre. Au contraire, c'est la conscience que l'échange, conséquence inéluctable de la séparation, est source fondamentale de plaisir qui va construire la possibilité d'une reconnaissance réciproque entre soi et l'autre. De la fonction d'outil, les parents passent au statut d'autre que soi, de double de soi. L'entrée dans ce stade du miroir est aussi l'entrée dans l'humanité.

Le plaisir de relation est un élément fondamental de la construction de la personnalité, et sans doute aussi le creuset précoce des capacités culturelles. Ce qu'on appelle en psychanalyse la sublimation n'est rien d'autre que l'investissement de la relation, du lien, dont le plaisir entre en balance (ce balancement est l'enjeu de la castration) avec celui de la possession d'un objet plus concret.

Il est probable que les capacités sublimatoires se préparent très tôt de la sorte. Elles vont dépendre tout au long de la vie de l'idée profonde que le sujet se fait du lien humain.

Plaisir et liberté allant de pair, il est clair que l'accès au plaisir de la relation ne viendra à l'enfant que si ce plaisir est laissé suffisamment libre dans le lien parental. En tout cas, place doit lui être faite dans ce lien, afin de rendre possible la mise en place du processus désirant, en ce qu'il dépasse la problématique du besoin, restée liée à l'organe. Ce plaisir du lien est le creuset de la transcendance, pour les phénoménologistes, du désir pour les lacaniens, de la sublimation pour les freudiens.

Voilà ce que Sartre aperçoit, en ses termes propres, dans l'analyse de la période déficiente de l'enfance de Flaubert : l'enfant, comme l'animal domestiqué, ne peut rencontrer que l'ennui à la place du désir.

" Si Gustave partage avec les bêtes cette nostalgie c'est qu'il est, lui aussi, domestiqué. L'amour enseigne ; s'il fait défaut, c'est le dressage. Les premières conduites apprises, les habitudes élémentaires de propreté, si la raison de l'apprentissage échappe, l'enfant n'y verra que des contraintes ; il ne les intègre pas ni ne les reprend à son compte : au mieux il les tiendra pour une chaîne de réflexes conditionnés ; au pis pour l'entreprise en lui de l'autre, c'est-à-dire pour l'envers d'une conduite organisée. Il l'intériorise en ce dernier cas comme activité subie : la coutume apprise de force et l'impératif étranger s'unissent pour déterminer l'hétéronomie de sa spontanéité. Nous verrons que l'activité passive, chez Gus-tave, n'est pas autre chose qu'un retournement masqué de l'action imposée contre ceux qui l'imposent : en d'autres termes il n'opposera jamais des actes aux actes des autres ; il obéit avec zèle aux ordres des parents, s'ouvre aux détermi-nations nouvelles dont ils veulent l'affecter mais s'arrange en douce pour que les conséquences en soient manifestement désastreuses : ainsi remontera-t-on sans peine des ultimes catastrophes à l'intention originelle qui sera condamnée a posteriori par ses effets. Encore faut-il les vivre, ces effets négatifs, en dégager dans les souffrances, à travers l'écoulement du vécu, la nocivité radicale ; donc, obéir, pousser la démission jusqu'à n'être plus que la matière inerte qu'un autre façonne ; cela veut dire : refuser toute responsabilité, laisser se déve-lopper en soi l'entreprise de l'autre. "

Si la signification vient du projet, pour Sartre, comme pour Spinoza le plaisir vient de l'action, c'est bien dans cet espace de jeu resté libre dans le lien parental que va se jouer l'appropriation par l'enfant de l'intelligence. C'est ce qui fait défaut dans l'enfance de Flaubert.

" C'est la Vérité qui est en cause : pour qu'il la reconnaisse et l'affirme - ne fût-elle que le déguisement d'une erreur ou d'un mensonge…  - il faut et il suffit que l'Autre l'ait estampillée. Et, bien entendu, il ne se tromperait guère s'il envisageait le Vrai comme une oeuvre commune et comme une exigence de réciprocité : je ne saurai jamais rien que l'Autre ne me garantisse mais il faut ajouter que le Savoir d'autrui n'a d'autre garantie que moi. Or c'est la réciprocité que Flaubert ignore : nous avons vu, nous verrons mieux encore que cette relation lui échappe : absente, il ne peut la concevoir ; présente, il ne la comprend ni ne l'approuve ni ne peut s'y tenir: il fait si bien qu'elle casse ou qu'il la transforme en relation féodale. L'explication, nous la connais-sons déjà : actif, il ferait l'expérience de l'antagonisme ou de l'entraide, c'est le monde des hommes ; passif, il se subit parce qu'il subit la domination étrangère ; l'activité fait partie des attributions d'autrui : Gustave peut en être l'objet. Le sujet, jamais. Or la Vérité est toujours une entreprise : par cette raison Gustave l'ignore ou la subit. Il l'ignore : jamais il n'a sur sa propre existence ces clartés actives - intuitions et ser-ments mêlés - qui décident ce qu'elles constatent.

J'ai dit que cette vie hasardeuse et timide allait essayer de se donner un langage ; mais il s'agit moins pour elle de se définir que de couler une saveur dans les mots ; elle se déguste et passe ; la dégustation n'est pas connaissance : elle se fixe, parasitaire, sur un moment du vécu qui l'entraîne dans l'oubli. Ce qui manque ? L'acte élémentaire : l'affirmation. Il subit : si l'affir-mation est constitutive du Vrai, ce sera donc à l'Autre d'opiner. L'acte judicatif apparaît à l'enfant comme une praxis étran-gère. Cet acte scelle des mots, des gestes. Marqués, ils ont un étrange pouvoir : ils se glissent par les yeux et les oreilles comme édit souverain donnant à voir, à croire, l'être tel qu'il est. Les « naïvetés » de Gustave n'ont pas d'autre origine : si l'autre décide, l'unique fondement du savoir est le prin-cipe d'autorité. Donc l'enfant proportionne sa crédulité à l'importance familiale, sociale, à l'âge, à la prestance, au sexe de son interlocuteur. Les dommages sont considérables : l'énoncé vrai se donne dans une proposition - synthèse active - articulée par l'autre. Celle-ci se dépose chez l'enfant, avec ses articulations, comme une synthèse originellement passive. A ce renversement, le dire perd sa fonction. "

Dans cette optique, on l'a vu plus haut, les symptômes dits régressifs, comme l'énurésie et l'encoprésie, permettent de soupçonner un obstacle sur le chemin de la liberté de penser, d'agir son destin, puisque ces troubles mettent en place une dépendance physique au niveau de besoins physiologiques. Etre lavé, nettoyé, passivement, vient à la place d'une pensée active, suffisamment libre d'explorer ses projets...  Les troubles sphinctériens sont des troubles dus à la passivité et à la dépendance. L'alliance des deux peut amener à la déficience, si la première est la condition de la tristesse.

Dans l'évolution dite normale, la séparation qui produit l'image spéculaire de l'autre est suivie de l'appropriation symbolique du corps, puis d'un lien de dépendance interactive à l'autre qui se développe et entraîne la production d'un matériel d'échange. Dans la déficience mentale, existe une blessure spécifique du plaisir de l'initiative, du plaisir de la liberté, du plaisir d'un système biologique signifié par l'image spéculaire. Il s'ensuit une réduction logique de l'intelligence. L'élaboration du besoin est la seule autorisée par l'interlocuteur imaginaire, la sublimation, garantie de liberté, est inconsciemment interdite.

La sublimation, qui fait tant défaut au déficient, n'est possible que si le plaisir est présent, trace ici ou promesse. C'est ce point dont je parlais plus haut : investir les plaisirs du langage demande que ceux du corps n'y soient pas oubliés, tout simplement. Ceci dessine les limites de toute approche purement logique, topologique, sémiologique ou même purement technique de l'analyse. Ainsi, ce plaisir, parfois pris au corps de l'analyste, soit par sa voix, soit par ses mains, n'est que le témoin de cet aspect souvent oublié en analyse : le symbole humain n'est recevable que s'il touche au corps, réceptacle de cet opérateur fondamental du plaisir, discriminant dernier et premier tout à la fois. Ceci est central dans la clinique de la déficience, et se vit donc dans le transfert avec ces patients.

Là, nulle confusion à craindre, nulle dénégation de la castration, car un tel plaisir n'empêche pas la séparation, la différence, qui ont leur place, hautement structurante. Le jeu des désirs et la place de l'Autre inconscient sont maintenus justement dans le fait que l'analyste, qui se prête à l'échange plaisant précédemment décrit, n'en jouit pas : il est ailleurs, dans ce qui cause son propre désir. Ce jeu du désir est fixé par l'analyste dans un lieu où il garde sa place, c'est-à-dire celui du non rapport sexuel, de la non confusion, garante de l'effet opérant de l'objet (a).

Cela n'implique pas le silence, l'attente de l'analyste, mais bien au contraire la relance, à partir de cet investissement par le corps du symbolique. La condition même de l'existence du monde symbolique est précisément liée à ce plaisir, qui passe par l'autre, et qui, du même coup ou plutôt dans le coup suivant (celui de la réponse), s'inscrit dans cette " spaltung " (fêlure) qui est le propre du signifiant.

Je soutiens que cette étape ne peut être atteinte que dans une succession d'effets, où le corps du plaisir prend un moment sa place. Une des causes les plus générales des troubles psychiques est justement le rejet de la castration du fait que le plaisir a manqué dans le lien au monde signifiant. Ce retour du névrosé aux processus primaires est une tentative de reprendre là son désir, maintenant ainsi la déliaison qui est au cœur de la répétition symptomatique dont il se plaint. L'analyste qui a peur de ce plaisir dans l'analyse risque fort de maintenir, précisément, la névrose de son patient.

Dans la déficience, ce n'est pas seulement le plaisir qui a manqué dans son lien au monde symbolique. Il s'agit de quelque chose de plus ancien que cela, qui touche, on l'a vu, à la sphère de la dépendance. C'est alors le rapport à la conscience qui est perturbé. Le maître mot est là plutôt du côté de la confusion. Alors que le névrosé est en quelque sorte laissé à la confusion contre son gré, par la force contraire des résistances, le déficient l'habite sans compromis, sans ambiguïté, comme une défense plus douce que le risque de comprendre, évitant alors la séparation, la distance, l'indépendance. La conscience est ainsi laissée en dépôt à l'autre, c'est plus sûr. La représentation symbolique de soi reste incomplète, porteuse d'éléments qui signent la dépendance à l'autre. Au delà d'une limite variable selon les sujets, le désir est soutenu par l'autre, et non plus par le sujet. La confusion s'installe alors quant à ce qui porte le sujet, l'identité de soi.

On voit que cela n'a rien à voir avec la psychose, les domaines étant dans le cas de la déficience clairement répartis entre signifiants disponibles au sujet, maniables par lui, et ceux qui vont être interdits, car porteurs de risques d'autonomie, de liberté. La déficience ainsi définie est une problématique universelle, chacun n'allant que plus ou moins loin dans l'assomption de cette liberté qu'on préfèrera toujours, bornée.

 

 

L'ordre symbolique

 

Lacan pose problème avec la priorité qu'il donne à l'ordre symbolique dans la fonction de la psychanalyse. Grosso-modo, c'est le même que celui d'un entrepreneur qui déciderait qu'il ne faut s'intéresser qu'au toit dans la construction d'une maison. Si on voit mal la fonction d'une maison sans toit, que serait-t-elle sans les fondations, sans les murs ? Ainsi, l'accès à la fonction symbolique suppose qu'une base soit posée, qui précisément est ce lien entre l'image inconsciente du corps et le corps réel, actif, investi de plaisir. S'il n'est pas en place, aucun symbole ne tiendra. Ce travail, dans la déficience mentale, demande beaucoup de temps, et doit se faire dans beaucoup de détails. C'est littéralement une reconstruction, représentant parfois l'unique apport de l'analyse ou de la thérapie. L'étape suivante, de névrotisation, appartenant parfois à un autre moment, au gré des hasards de la vie et des rencontres désirantes.

En ce qui concerne Flaubert par exemple, la réussite de ce temps, qui a pris environ 15 ans, lui a permis d'occuper une place éminente dans la transmission du discours, de la culture. Elle fut rendue possible par la place particulière que son père lui fit, place d'enfant porteur d'espoir, de projet, contrairement à sa mère. Si l'espoir se mua très rapidement en désespoir, en raison d'une différences de nature que ce père rationaliste supportait mal, il n'en demeurait pas moins que ce désespoir lui-même était porteur d'un projet, fût-il contrarié, en négatif.

" Le drame commence. Achille-Cléophas est furieux : sur sept enfants quatre sont morts, et l'un des vivants n'a pas de cer-velle. Il aimait en Gustave sa puissance spermatique ; si le beau petit garçon est décérébré de naissance, la réussite devient échec : le docteur avait dans ses bourses de quoi faire un fils, pas plus. Quand il frappe dans sa verge un pater familias, Dieu fait savoir qu'il l'a destitué. Dévirilisé, le médecin-philosophe n'était plus qu'un père de hasard.

Nerveux, instable, sans doute paraphrénique, Achille-Cléophas n'était pas trop enclin à se donner tort. Or il y avait une solution de rechange : on réclamait un coupable ; si ce n'était pas le père il fallait que ce fût le fils cadet. En décidant de lui ouvrir l'esprit, le médecin-philosophe se condamnait à partager la commune condition des pères-professeurs. Ces gens sont d'exécrables pédagogues : « Si tu m'aimais, si tu avais le moindre sentiment de tes devoirs envers moi, envers ta mère, si, à défaut de tout cela, tu conservais au moins quelque reconnaissance à ceux qui t'ont fait et nourri, il y a beau temps que tu saurais tes lettres, tes départements, ta table de multiplication. Tiens, je te pose une seule question : qui a gagné la bataille de Poitiers ? Tu ne veux pas répondre ? Quel ingrat ! » Le tour est joué : sans prévenir, sans changer un terme du dis-cours, le chef de famille substitue la valeur au fait ; les apti-tudes scolaires sont des devoirs : son fils les aura toutes sous peine de l'offenser. Etrange sentiment, glissant et confus, l'exi-gence paternelle est doublement déraisonnable ; en surface, elle s'appuie sur cette idée proprement absurde : pour rattraper son retard - quels qu'en soient les motifs profonds - le petit élève n'a besoin que de bonne volonté ; en profondeur elle se base sur ce principe théologique qui reste informulé : toute création est une créance du Créateur sur la créature ; le fils doit rehausser la gloire du Géniteur qui l'a produit. Bref, ayant légitimé ses colères, le père-pédagogue ne se gêne plus : il reproche aigrement à l'élève son imbécillité ; ce n'est plus un malheur, un arrêt provisoire du développement men-tal, c'est une faute qui n'a d'autre origine qu'un odieux manque d'amour : il faut la condamner. "

Ainsi, le père de Flaubert s'investit, s'intéresse à Gustave. Ce faisant, il croise la relation à la mère, permet à Flaubert une issue à la déficience. Même s'il ne lui propose qu'une névrose d'échec en échange, celle-ci n'est plus incompatible avec l'intelligence, par l'intense déploiement imaginaire qu'elle comporte.

Si passer du besoin au désir suppose que l'image inconsciente du corps fasse une intersection entre l'autre et soi-même, chaque symbole ne pouvant opérer que de l'intérieur de cette zone où le sujet reconnaît à la fois son plaisir et celui de l'autre, dans le défilé de mots du discours, on conçoit alors que pour le jeune Flaubert, cette issue de la déficience fut vers la névrose !

Ce plaisir minimum de l'intersection entre l'autre et soi est la condition de base pour qu'un discours conscient se développe, produisant des résistances qui permettront alors les effets rétroactifs de l'inconscient que nous appellerons lacanien et qui sont sans doute les dernières étapes du déploiement de l'intelligence. Le passage à la complexité désirante passe par le plaisir des mots, à travers les paradoxes de l'invention, la jubilation des jeux, les multiples effets de décalage qui peuvent alors apparaître.

 

 

Le jeu et la déficience mentale

 

La pauvreté langagière que l'on retrouve pratiquement toujours autour de la déficience mentale, est étroitement corrélée à un déficit de la capacité de jeux. A défaut de la présence de cette interface complexe entre soi et le monde qu'est le jeu, de deux choses l'une : ou bien le soi écrase le monde comme dans la perversion ; ou le monde écrase le soi comme dans la déficience mentale.

La capacité d'investir le langage comme un jeu virtuel permet que se déplace l'ombre du moi sur l'ensemble du monde représenté. Elle est défaillante dans la déficience mentale en raison du fait précédemment décrit que cette ombre du moi, i(a) pour Lacan, n'est pas à la disposition du sujet, mais projetée chez l'autre sous forme d'une dépendance.

Beaucoup des jeux proposés dans le cadre d'une déficience mentale sont, en quelque sorte, de faux jeux, en fait des représentations de la dépendance mise en place par le déficient pour sauver ce qu'il peut de son désir.

Par exemple il ne cesse de gagner, malgré les règles ou d'abandonner un jeu où il perdrait, montrant par là qu'il gagne imaginairement, donc sans la réalité, qui reste elle du côté de la dépendance. Ainsi, la jubilation d'être réellement lui-même, de façon séparée, (ce que permettrait l'obéissance aux règles du jeu) fait gravement défaut. Sans cesse la représentation de lui-même est immédiatement projetée dans le champ de l'autre, et la jubilation personnelle reste donc absente du déroulement ludique.

Le jeu pour un déficient mental c'est de faire semblant d'exister, de façon à soutenir encore son besoin de dépendance.

A partir du moment où un vrai jeu pourra se développer dans la relation, l'intelligence fera de même et le langage suivra, avec des résultats d'autant plus spectaculaires que le patient sera plus jeune, comme toujours.

 

 

Le Pont Neuf et la trouée

 

Telle est pour moi une métaphore de la déficience mentale. Elle m'est venue en contemplant, pour ceux qui connaissent Toulouse, le Pont Neuf. La beauté singulière de cette architecture pousse à la rêverie... Comme tous les ponts, sa seule possibilité de résister au flux de Garonne, comme disent les Toulousains, quand elle est en colère, est de présenter d'immenses trous au milieu de chaque pile pour éviter d'être emporté, détruit. Au fond, l'enfant déficient va aussi montrer une ouverture, une trouée en face du désir de l'autre, pour éviter d'être emporté dans une violence plus grande encore. Dans le travail concret avec un déficient mental, on constate bien souvent que l'enfant fonctionne en montrant physiquement, réellement, une trouée de son corps, restant la bouche ouverte par exemple, comme dans l'imagerie populaire. Il est extrêmement efficace pour l'analyste, de contenir son désir, de n'en rien exprimer, de classer ses papiers, d'arrêter de s'intéresser au patient lorsque tout simplement celui-ci ouvre la bouche " bêtement ". Cela signale qu'il est dans une disposition débilitante par rapport au désir. Il vaut mieux attendre qu'il ferme cette béance pour que le transfert redevienne possible : l'enfant n'est pas disponible, il se défend par la béance. Il repère vite, visuellement, la non-agression du thérapeute qui s'occupe alors de son côté. Ceci permet que s'instaure un transfert reconstructeur parfois rapide, beaucoup plus rapidement, bien sûr, que dans l'autisme, même si c'est du même ordre.

 

 

Le plaisir de parler

 

Le respect de la clôture d'un corps, le peu de désir que montre le thérapeute d'entrer dans un univers béant, restaure peu à peu la capacité de contenance du patient et l'initie à un plaisir parfois nouveau pour lui : penser et agir à partir de lui-même. Revenir au plaisir d'être, de parler, au moment où le corps se referme, se contient à nouveau, est une nouvelle étape qui lui permet de situer le plaisir d'organe à l'intérieur d'un plaisir plus grand qui le dépasse et le situe. Ainsi il retrouve ce qui lui a manqué au départ de la vie.

 

 

Le développement transférentiel

 

A partir des fondamentaux que nous venons de voir, quels sont les éléments transférentiels principaux permettant la réintroduction d'un espace virtuel dans la relation avec le déficient ? J'en ai dénombré (au moins) six : l'ennui, l'incompréhension, la rupture du lien social, l'énervement, la confusion, le détachement. Le thérapeute aura souvent affaire à ces affects, qu'il vaut mieux avoir pensés avant d'y réagir inconsciemment, au risque de gâcher l'analyse. Bien que je parle ici de déficience constituée, un tel trait déficient peut apparaître dans toute analyse, prenant une place plus ou moins massive. Quel que soit le symptôme d'appel, un semblable moment thérapeutique peut se présenter. Cet effet de transfert sera plus ou moins local, comme tous les aléas transférentiels névrotiques, psychotiques ou pervers.

 

Il ennuie

 

Il faut donc, dans un premier temps, savoir résister à la question de l'ennui qui se présente immédiatement dans l'espace transférentiel avec de tels patients. Cet ennui est lié au fait que le désir de l'analyste ne peut s'articuler avec un autre désir puisqu'il est au prise avec un désir qui se projette en lui dans l'attente qu'il se prononce. Pour qu'il y ait un jeu il faut qu'il y ait deux personnes constituées symboliquement.

Le respect de la constitution du corps du déficient, corps qui a été malmené dans ses expressions désirantes est le premier temps qui va amener à la possibilité même d'une aire de jeux. La réappropriation de son corps par le déficient passe bien évidemment par le cadre de la cure et sa rigueur extrême concernant tout ce qui va toucher à la liberté de mouvement et de fonctionnement du corps du déficient. Tout ceci se joue au niveau du regard, des gestes, de la parole, où aucune adresse ne va être proposée qui ne soit liée à un désir du côté du déficient lui-même. Il faut passer de longs moments où l'ennui s'installe et l'on saura que tant qu'il y a cet ennui, le corps personnalisé du déficient n'est pas encore reconstitué. Le jour où il aura compris qu'il a la liberté de son corps dans l'espace de la cure, l'ennui disparaîtra de l'espace du transfert.

Pour que le jeu existe, il faut que les corps puissent se mouvoir, puissent eux-mêmes avoir un jeu dans l'espace désirant de chacun. Et c'est bien, petit à petit, le déploiement du jeu de la parole autour du jeu des objets mis en place qui va introduire le déficient à l'espace plus complexe et plus vaste de la projection cette fois symbolique, et non plus réelle, et à sa castration fondamentale par rapport à la possession de l'objet de plaisir absolu. Que le plaisir des mots l'emporte sur le plaisir du jeu, devient alors le signe que nul n'est la proie de l'autre mais que chacun peut jouer de son destin.

 

 

On n'y comprend rien, rien ne s'inscrit

 

En fait, plus que d'un problème de compréhension, c'est surtout d'un défaut de mémorisation dont il s'agit. C'est le seul point précis qui persiste dans le bilan de détail des défauts d'intelligence chez le déficient : il ne mémorise pas ce qui est du ressort de la sublimation, ce qui traverserait le narcissisme. L'image ne persiste pas de ce qu'il apprend du registre secondaire. Nous dirions qu'il ne se voit pas apprendre : il n'a pas d'autre place pour être que son lien à l'autre. On ne peut être dans la dépendance et se souvenir de la relation dans le même temps.

Ce défaut d'identification secondaire provoquera souvent un effet de résistance massif chez le thérapeute. Le refus de la sphère culturelle elle-même est ce deuxième obstacle que le thérapeute a à franchir, à comprendre, lui qui y est si intéressé.

 

Il rompt le contrat social

 

Prendre sa place de sujet dans la transmission reviendrait à mettre à mal son désir inconscient de dépendance. (Certes, on repère constamment ce refus d'indépendance dans le déroulement d'une enfance normale : vers quatre ou cinq ans, tous les enfants posent à l'autre des questions dont ils connaissent en fait la réponse, ce qui a le don d'énerver les parents !)

Comme dans le trait psychotique, le déficient met en question le contrat social, non qu'il le refuse délibérément, mais puisqu'il ne peut le remplir il fait tout simplement sans. Il sera donc aidé, et restera hors du contrat social, quelqu'un l'assumant pour lui. En conséquence, il assure ainsi la pérennité de son trouble et sa viabilité. Sa docilité n'est pas seulement un fait de domestication, comme le posait Sartre, elle est aussi effet de structure. L'obéissance animale dont il fait preuve fait exploser le social par un angoissant engluage de toute structure, du moment qu'elle est en place : s'il ne peut porter le social, c'est au social de le porter. Le groupe trouve ainsi sa justification inconditionnelle.

Le fou du village, l'idiot de la cour (il y en eut d'authentique, si la plupart furent des simulateurs fort malins... ) suscitent un accord tacite de tout le groupe pour en rire, afin de préserver la centrale fonction du mensonge (dont l'illusion groupale est le meilleur exemple) sans laquelle il n'est de consensus social possible. Le mensonge fondamental auquel participe le déficient consiste à poser que le groupe existe, porte les gens, alors que tout groupe humain est en constante et parfois inquiétante évolution. Ce qui fait groupe est parfois du côté de la déficience, on le voit assez dans les effets de foule. Il s'agit d'arrêter la vertigineuse descente de la question désirante sur une pseudo vérité d'identité. La fonction de la déficience est ici centrale, " rassurante ".

Cette chute de la transmission vivante, conflictuelle, pose aussi des problèmes transférentiels insolubles s'ils ne sont pas identifiés, en particulier dans les institutions pour enfants déficients.

 

 

Il énerve

 

Il semble que le déficient " énerve " souvent, mettant durement et durablement à l'épreuve la patience de son thérapeute. La démonstration infinie de la régression met à mal l'organisation sublimée de l'interlocuteur, car elle demande sans cesse de mettre en échec le refoulement secondaire, le gain symbolique.

L'ennui (dont nous parlions plus haut) est la conséquence de la durée de cet énervement. Mais la métamorphose de cet ennui, de cet énervement, en attente inquiète va " faire penser " le déficient. Cet affect vient en effet, chez le thérapeute, à la place des violences imaginaires et enfouies qui ont peu à peu figé le déficient dans une dépendance prudente et résignée. Cet effet transférentiel est impossible dans toute approche organique de la déficience, qui vient précisément " recouvrir " l'anxiété du thérapeute. Elle révèle qu'on regarde le déficient comme...  soi-même. L'inquiétude en réponse à l'ennui et l'énervement est ici un indicateur central, spécifique dans sa qualité, en ceci qu'elle vient à la place d'une pseudo-évidence, celle du spectacle de la bêtise du déficient. Qu'elle renvoie à la sienne propre est le moins. Cela n'implique pas qu'on oublie dès lors que nos accès à l'intelligence à tous s'appuient sur la possibilité qu'elle se dise comme singulière, donc qu'elle troue les certitudes de l'Autre. L'intelligence traverse l'Autre, la déficience le rend opaque. Que vienne en face du déficient cette attente anxieuse (qui ne se décrète pas... ) est une première pour lui.

Ce fut précisément ce type de regard chez son père qui sauva Flaubert de la déficience, même si ce fut pour le précipiter dans la névrose, ce qui est une autre histoire...

 

 

Il trouble

 

La présence du thérapeute est aussi mobilisée par des éléments de confusion et de séduction. La relation investie par le déficient a pour caractéristique majeure de confondre dans sa structure l'interne et l'externe, par la projection de son image chez l'autre. C'est un objet qui évite tout effet de tour, de limite. C'est éminemment un objet confusionnel.

Il existe deux façons d'entrer chez quelqu'un ! Par les signes (l'échange symbolique) ou par un orifice (les formations de l'objet (a) de Lacan : l'œil, l'oreille, la bouche, le sexuel)...  L'entrée signifiante est par définition symbolique ou au moins métaphorique, car elle fonctionne par le moyen d'une interface, par un effet de code symbolique. L'autre est réelle, et par définition confusionnante, puisque inclusive : un objet est là réellement déplacé entre le dedans et le dehors. Cette distinction est tout à fait éclairante, et la différence ainsi posée entre lien métaphorique et lien confusionnant permet, à qui l'a réellement comprise, de jouer de certains moments de la cure sans risquer, précisément, le passage à l'acte et la confusion. Le jeu, dans son versant de développement intellectuel, suppose l'intégrité des corps, leur séparation, donc l'inscription symbolique, qui est l'espace central de la séparation, ce qui la permet.

Donner un simple bonbon à un jeune patient, en séance, est lourd de conséquences : la dépendance, cause ou conséquence, se manifeste alors. Embrasser, manger, détruire font revenir la confusion précédemment supposée comme mécanisme précis de la déficience. A la différence de l'objet autiste, il s'agit d'un objet de plaisir et d'identité. La confusion s'installe, curieusement, dans les moments de coupure de la communication ludique, subjective, et ce recours narcissique devient dès lors presque sans fin, puisqu'il a pour but précisément d'éviter la communication singulière. Cet aspect du transfert est parfois utilisé de façon perverse, hélas. L'innocence mène au piège sadique, actif, qui en est l'inverse.

Le transfert est parfois trouble entre le déficient et l'adulte qui s'en occupe. Le thérapeute peut se prendre à une séduction transférentielle, valorisant sa place au travers des besoins du patient, tombant alors dans une impossibilité thérapeutique et déontologique absolue.

Au contraire, qu'il attende une autre satisfaction de tout cela, par exemple que le patient s'ouvre à l'intelligence, montrera que ce n'est pas l'objet de la confusion avec l'autre qui l'intéresse, mais bien le fait culturel, d'abord et avant tout.

 

 

Le tour du transfert

 

Résultat des étapes précédentes : le patient fait le tour du transfert, cerne l'autre et se cerne donc lui-même, se sépare. Vient en effet un jour où le déficient quitte le registre passif, moment où très précisément il va venir faire le tour du thérapeute, abandonnant le registre de la confusion orificielle précédemment aperçu, où l'autre est sommé de remplir ses besoins. Si le tour existe, un dedans et un dehors se mettent en place. Notons aussi que dans ce tour qui se constitue, se prend un autre tour, constitutif de l'éclipse subjective, telle que Lacan l'a abondamment illustrée. Voir l'autre est aussi se voir, ce qui se voit après coup... Ce tour où la défense déficiente reconnaît le subjectif est curieusement parfois tout à fait concret, et se manifeste dans mon expérience lors de séances où un objet transitionnel est choisi. Il ne fait pas transition entre le monde et la mère, mais entre le partiel et le global, entre l'auto-conservation et le narcissisme. C'est une transition entre instances plus qu'entre objets réels, mais qui voit le miroir se constituer. Une voiture, un animal, n'importe quoi en fait est choisi par l'enfant, et va être pris en main, pour concrètement faire le tour du thérapeute… Et, des pieds à la tête, nous voilà réduit à un contour, à un trait, lequel enveloppe bien entendu une forme humaine réelle, pendant qu'un mot, une phrase, voire un borborygme simplement est prononcé. Naissance du signifiant ? En tout cas, ébauche d'un contour, qui va délimiter deux mondes, et introduire à la possibilité du jeu entre eux, puisqu'ils existent ! Les étapes précédentes auront souvent été indispensables.

 

 

Différence entre déficience et psychose

 

Dans le trait psychotique, la pulsion est privée de vraie liaison. Elle implique l'imaginaire avec le minimum, voire l'absence de lien au réel. Tout peut dès lors survenir, la réalité n'est plus garantie par le nœud signifiant au réel. Il n'existe plus de référent interne qui relie efficacement à l'extérieur.

Au contraire, dans le trait déficient, l'adaptation au réel, si elle est étroite, existe absolument. C'est beaucoup plus la réduction du champ de l'autonomie qui est visible, la limite de la dépendance venant très vite. Ainsi, cette structure de pensée est-elle proche de chacun d'entre nous, beaucoup plus palpable, compréhensible, que la structure psychotique, qui nécessitera, nous le verrons quelques efforts supplémentaires. Bref, le trait psychotique est une déconstruction, le trait déficient est construit.

 

 

Conclusion

 

J'espère avoir réussi à montrer que la déficience psychogène, probablement la plus fréquente, est simplement l'exagération de ce que Lacan avait désigné comme la  " passion de la méconnaissance ", qui est universelle.

Que le psychanalyste, avec l'aide de la famille pour les enfants, puisse là trouver quelques chemins qui élargissent le périmètre de pensée de son patient, dépendra, comme toujours, de sa capacité minimale à s'y identifier. La reconnaissance de nos propres égarements débiles devrait nous y aider, sans poser de problèmes majeurs !

Ensuite, bien entendu, le trajet devient complexe. J'ai essayé d'en montrer quelques étapes, évidemment non exhaustives, mais qui s'inscrivent en-deçà d'une circulation, d'une exploration proprement dite des logiques humaines. C'est que l'intelligence se définit précisément ainsi, comme une flânerie, une promenade dans l'univers concret et conceptuel. On comprend que l'indépendance en est une condition nécessaire, qui fait justement défaut dans le trait déficient. Le préalable à une circulation hétérologique est du côté de l'intelligence. S'il n'y a qu'une manière de penser, une simple " pensée unique ", l'intelligence n'est plus utile, l'enjeu se déplaçant d'une compétence à penser, découvrir, à une docilité d'obéissance à quelque dogme, derrière lequel quelques-uns tirent consciemment ou non, les ficelles. La déficience mentale est aussi un considérable enjeu politique… Ce n'est pas un hasard si les dictatures commencent toujours par attaquer les intellectuels !

S'il est plusieurs façons de penser, la liberté n'est pas un vain mot. La déficience restera toujours préférée peu ou prou par ceux qu'elle inquiète. A chaque analyste de se situer selon ses convictions dans ce débat, à la fois individuel, familial et social.

Sur le plan métapsychologique, l'évitement de la dynamique sublimatoire qui se dessine dans le trait déficient nous indique que la base même de la création des instances psychiques est dépendante d'un mécanisme de séparation. Ce qui défaille, ici, n'est pas le clivage entre réel et imaginaire, comme dans le trait psychotique, mais ce qui sépare le désir et le besoin. C'est là que la confusion, vécue violemment par le déficient, rabat le désir d'expérience de liberté sur une dépendance obligée à l'autre. Le cortège de conséquences qui suit implique que l'univers symbolique se trouve profondément détourné de son usage habituel, le jeu.

Les enfants déficients ne se sentent pas porteurs de la dimension du désir. Quelque chose a coincé dans la transmission de cette instance, fondement métapsychologique du reste de l'édifice, profondément inscrit dans un univers de transmission. Ainsi, cet opérateur psychique, comme disait Spitz, qui, derrière les soins que l'enfant reçoit, annonce l'homme libre à venir, pourrions-nous le nommer le legs de l'espoir d'une pensée inventive, d'une mission créative dont l'enfant sera porteur pour les autres hommes. Si l'enfant entre dans un destin à accomplir, dont l'humanité va dépendre, au moyen d'une liberté de penser qui lui est accordée, son désir sera alors consistant, il comptera, dans la continuité et le conflit, dans le vivant.