Michel S Levy MSLEVY@LAPOSTE;NET Merci de vos critiques et remarques


logique obsessionnelle

 

 

 

 

Névrose obsessionnelle ou troubles obsessionnels compulsifs ? La terminologie médicale actuelle est : " troubles obsessionnels et compulsifs ". L'élision du terme de névrose se lie à la difficulté de reconnaissance réciproque entre le savoir médical et la psychanalyse. Il convient cependant d'y revenir, puisque, à mon sens, la genèse des troubles obsessionnels se situe dans l'accumulation devenue inconsciente de pulsions agressives et violentes, impossibles à gérer dans la réalité affective relationnelle, trop fusionnelle, du patient. Celui-ci ainsi perturbé voit sa pensée bloquée en raison de sa pente naturelle à développer une violence insupportable, la seule trace de ce processus étant le blocage, le rebond contre la barrière au-delà de laquelle il s'interdit de penser. Il s'agit d'une interdiction de son propre processus psychique, en raison des conséquences imaginaires dramatiques qui pourraient s'ensuivre. Cette problématique a le plus étroit rapport avec la question de la justice et celle de son objet principal dans le psychisme, le conflit. La présence de la loi est en effet fondamentalement l'élément qui permet de structurer les pulsions violentes vers un horizon de construction, à travers l'élaboration conflictuelle. C'est ce plan, majeur, qui est en échec dans le développement des logiques subjectives du trait obsessionnel.

Les études antérieures proposées par Freud ou Lacan, mettaient plutôt l'accent sur un autre aspect de la névrose obsessionnelle, l'hyper-érotisation de la pensée ou de certains de ses objets, à laquelle je ne reconnais pour ma part que le rôle de conséquence logique du problème précédent : dès lors que certaines zones de la pensée sont interdites, des pulsions importantes ne se médiatisent plus dans le culturel et le social, le corps est en quelque sorte laissé à lui-même sans que le désir puisse le canaliser vers les autres. Si le désir est bloqué, le corps reste en rade. La présence physique devient en quelque sorte crue, non médiatisée, du fait de l'interdiction du développement de la pensée autour d'elle. Le corps et ses pulsions deviennent aussi encombrants, visibles, qu'un poisson vivant sur un quai... L'adoption de ce point de vue m'a permis d'établir, avec les patients concernés, des transferts beaucoup plus dynamiques, plus compréhensibles.

On a souvent parlé de communauté de fonctionnement entre la névrose obsessionnelle et certains troubles psychotiques. C'est juste, dans la mesure où la pensée, de façon très brutale et puissante, retourne sa violence contre elle, tendant à détruire ses propres bases. A partir de là, elle risque de verser dans un mode de fonctionnement de type psychotique, d'éclatement axiomatique.

La dépression accompagne aussi fréquemment ce type de structure, dans la mesure où la pulsion est dans l'impossibilité presque absolue d'atteindre son but, étant donné les arrêts constants de développement qui lui sont imposés. Ainsi, les mondes obsessionnels oscillent entre deux pôles : la dépression, par suppression du but de la pulsion, et le trait psychotique (atypique, nous le verrons) par l'attaque de ses fondements.

 

 

La structure obsessionnelle

 

Certaines conditions sont nécessaires pour déterminer une structure de cette sorte... La première comporte un aspect fusionnel, un défaut de la présence du tiers, ou, pour reprendre mon hypothèse de base, de la multiplicité des logiques nécessaires à notre pensée. Il faut aussi un relatif enfermement pour que la violence se déchaîne. En effet, si le patient, face à une extrême difficulté de relation, pouvait se reposer sur d'autres liens, il aurait là un moyen soit d'en parler soit de la gérer, soit de l'éviter, ce qui atténuerait la violence même de ses difficultés et lui permettrait sans doute une certaine élaboration, une certaine continuité de la pensée.

La deuxième condition est la violence faite à l'être du sujet, dans cette relation fusionnelle.

Le troisième point, visible dans le symptôme, devient la conséquence des deux premiers : apparaît une inhibition, un arrêt massif du développement psychique devant l'aspect insoutenable de la violence qui se déchaîne dans le sujet. L'envahissement psychique est parfois tel que les troubles peuvent alors prendre un tour phobo-obsessionnel massif, allant même, dans les cas les plus précoces, jusqu'à une pseudo déficience mentale, tant le psychisme est alors sidéré par son propre symptôme.

On voit tout de suite qu'une des difficultés du traitement de la névrose obsessionnelle tient au type de transfert qui se développe chez ces patients. En effet, les soupçons de violence psychique vont être puissants, inconscients et extrêmement opérants dans le premier temps du travail. Ils seront projetés dans le transfert, sur l'analyste, suivis ensuite d'une réactivation des pulsions auto-destructrices, d'autant plus que le patient se sent en confiance, dans une situation psychique confortable. En effet, à ce moment, les pulsions agressives qu'il avait longtemps refoulées commenceront à trouver une issue, un espace, un lieu d'élaboration, dans le transfert. Cela entraînera ainsi souvent une aggravation des troubles peu après le début de la thérapie, si celle-ci est bien engagée. Il est donc plutôt bon signe de voir les obsessions se massifier durant cette phase de l'analyse, la suite du travail, s'occupant de les atténuer, puis parfois de les éliminer...

Un autre élément très souvent remarqué dans ce type de problème est la toute-puissance de la pensée, en lointain écho de la violence, réelle ou supposée que le patient a traversée au moment de la constitution de sa névrose obsessionnelle. Je dis réelle ou supposée car, évidemment, la réalité est vécue selon la sensibilité, la personnalité de chacun : ce qui sera écrasant ou difficile pour l'un pourra ne pas l'être pour l'autre. Le concept de résilience développé par B. Cyrulnik est un excellent exemple de ce que peut amener l'idée d'un développement hétérologique de la psyché. En effet, cette résilience est sans doute la possibilité pour un sujet de se référer à des bases variées et différentes, pour autant qu'il a pu les rencontrer dans sa vie, le plus tôt étant le mieux. Il est ainsi probable que les grands développements de névrose obsessionnelle sont en réalité des formes d'enfermement dans des relations logiques de forme très close, offrant très peu de ressources au sujet pour varier ses bases logiques. La toute-puissance y sera maximum, posant parfois un obstacle thérapeutique considérable.

La logique obsessionnelle est ainsi assez claire pour être repérée, mais d'une façon simplement humaine, qui ne définit pas entièrement un sujet. Prenons par exemple les joueurs de tennis : la plupart d'entre eux, au moment du service, tapotent la balle deux, trois, quatre fois ou plus avant de la lancer et de servir. Un tel geste, qui correspond peut-être techniquement au tarage précis du poids de la balle, est probablement assez superflu puisque dans tout le reste du jeu, le sujet n'arrête pas une balle pour en évaluer le poids et la renvoyer : il le fait, et la plupart du temps fort bien. Il s'agit littéralement d'une obsession dans une structure tout à fait locale. Les ingrédients y sont : l'ingrédient fusionnel (évidemment le joueur ne considère pas une minute le tournoi avec distance et indifférence) ; la violence est représentée ici par l'adversaire dont l'intention est d'écraser complètement son partenaire. Si l'élément fusionnel et l'élément violent sont présents, dès lors la pensée met en place une forme de parade, d'évitement de conflit, jusqu'au moment où il faut y aller malgré tout.

Ainsi une thématique obsessionnelle peut survenir à n'importe quel moment de la vie d'une façon plus ou moins importante et durable selon l'importance de l'enjeu. Banalement, au niveau professionnel, lors de tensions hiérarchiques, s'installe parfois une pensée obsédante, dont on sait que la répétition exagérée ne sert à rien… L'obsession persistera tant que la problématique de base restera posée : impossibilité de désinvestissement et crainte de violence (réelle, psychologique, financière, etc.).

Le patient présentant des traits obsessionnels graves a donc simplement été pris plus tôt qu'un autre et plus massivement dans une problématique par ailleurs connue de chacun d'entre nous. Il l'a été, encore une fois, subjectivement, en fonction de sa sensibilité, ce qui explique que tous les enfants de mêmes parents ne présentent pas la même structure. Comme toujours, le travail de l'analyse se fait sur les imagos parentales, parents internalisés par le patient, et non sur les parents réels...

 

 

Le traumatisme enfoui

 

Une des clefs de la névrose obsessionnelle tient à l'intensité de la violence psychique subie. Si cette violence et ses conséquences ne sont pas reconnues dans la psychothérapie ou la psychanalyse, on risque de passer à côté des effets massifs de déstructuration de la pensée qui leur sont liés. Il faut reconnaître et décrypter la composante traumatique marquant l'entrée dans la névrose obsessionnelle, de sorte que les contre-mesures pour reconstruire soient adaptées à la réalité du problème. Les processus en sont inconscients puisqu'ils se référent à des éléments dont le sujet a absolument besoin pour exister : s'il a fait le sacrifice d'une partie de sa pensée c'est pour continuer à se construire là et là seulement où il le pouvait. L'identité consciente du sujet s'est construite sur la base même de la logique violente qui l'a bousculé... C'est l'origine du surmoi terrifiant observé par Freud...

Le thérapeute met des mots sur le traumatisme (et peut le faire en respectant les figures parentales réelles, elles aussi inconscientes du problème…). Il se dégage dans le même temps de cette projection inconsciente effrayante pesant sur le transfert. Mais il est illusoire de prétendre résoudre le nœud de cette névrose avant d'avoir entamé une reconstruction suffisante, dans d'autres domaines plus stables que celui ou ceux qui ont provoqué le trouble. De tels symptômes ne se mobilisent qu'à condition d'être dans un engagement concret avec son patient, en acceptant de recréer quelque chose avec lui, de faire trace, et de rester porteur de ce qui s'est passé. L'effet traumatique entraînant la névrose, a causé de nombreux déficits affectifs et cognitifs, en particulier autour de l'apprentissage du conflit. L'acquisition de cet apprentissage par le patient fait partie intégrante du traitement. Ce n'est qu'ensuite, lorsqu'il aura suffisamment enrichi ses bases identitaires, qu'il pourra explorer ce qui, en lui, s'est inscrit si violemment contre lui.

 

 

Sublimation et obsession

 

La question de la sublimation mérite d'être reposée à propos de la structure obsessionnelle. En effet, Freud la situe, dans le cas général du sujet " sain ", comme un détournement des pulsions sexuelles vers l'objet culturel, au bénéfice de la transmission symbolique. Cette description rapide de la sublimation freudienne dénote, en réalité, une problématique obsessionnelle... En effet, si le choix est : soit le culturel soit le sexuel, nous butons de nouveau sur l'alternative piégée, repérée par Lacan, entre l'interdit et l'impossible. Ne vivre que dans la sublimation, c'est impossible pour le corps, et ne vivre que dans le corps est interdit par le culturel…

C'est que, et on peut le soutenir en lui restant fidèle pour l'essentiel, Freud présente une thématique obsessionnelle qui a jusqu'à présent obscurci quelque peu la question de la sublimation. On constate souvent chez les sujets qui ont ce type de structure, un usage des mots, de la langue, qui les amène à une sorte de surinvestissement du champ littéraire, du champ de l'écriture et de la pensée. Mais ce surinvestissement est très douloureux, au regard de l'évitement qu'il implique de nombreuses pulsions désirantes. Le patient surinvestit l'élément virtuel qu'est la langue, ce qui lui évite de s'engager dans la réalité charnelle, corporelle, des pulsions et de leurs conflits, tout en restant dans une illusion fusionnelle favorisée par la relation littéraire, très imaginaire par essence. Le corps reste barré, dans une violence sans mots, dans le cadre d'un lien fusionnel intériorisé de longue date et trop exclusif, (mais lorsque cette problématique reste limitée ou est assouplie dans la thérapie, le sujet profite de l'enrichissement culturel qu'il s'est ainsi constitué...  ainsi chez Freud !).

Freud a écrit plusieurs fois que la réalité de la vie sexuelle, à partir d'un certain âge, n'était plus d'une brûlante actualité. Cette mise à distance du corps sexué confirme l'existence de traits obsessionnels dans sa théorisation.

La sublimation et la mort forment un couple nécessaire, dont les traits obsessionnels exagèrent l'opposition. Elle est en particulier lisible à propos de la pulsion de mort, que Freud individualise. Le blocage de la vie en lui, à travers l'inhibition sexuelle, donne de fait à la mort imaginaire une place anticipée ! C'est un trait obsessionnel dans la mesure où la pulsion de mort fonctionnera souvent pour lui comme une butée absolue, infranchissable, comme une explication toute-puissante derrière de nombreux masques de la pathologie.

Dans beaucoup de cas difficiles, la pensée thérapeutique s'arrête souvent, chez Freud, sur ce concept de pulsion de mort. Il montre ainsi un arrêt conceptuel de nature profondément obsessionnelle. Il me paraît plus maniable, presque plus déontologique, de ne faire jouer qu'une pulsion de vie (ce que je détaille dans le chapitre sur la phobie), quitte à mettre du temps à comprendre ce qui la contrarie.. Bien entendu, il existe indiscutablement une pulsion d'agressivité, mais elle est d'une autre nature que la pulsion de mort, à laquelle je ne crois donc pas, et dont la théorisation que produit l'obsession elle-même n'est qu'un avatar de l'arrêt de la pensée.

Pour résumer, la sublimation prend souvent un tour impossible dans le trait obsessionnel, appelant parfois la mort prématurément du fait d'un refoulement massif et souvent inconscient des pulsions vitales.

 

 

La sublimation kantienne

 

Il n'est pas inutile d'étudier aussi la figure d'Emmanuel Kant pour illustrer la structure obsessionnelle. Il reçut une éducation extrêmement rigoureuse : de son père, protestant très à cheval sur les principes, et des religieux chez qui il fut scolarisé, ce qui l'a confronté à des règles, à des impératifs forts, finalement très tôt catégoriques ! L'écrasement de sa pensée par le savoir a été extrêmement vif, rapide et douloureux, comme il en a souvent témoigné. Il l'a dit, rien n'est pire pour l'homme que d'avoir sa liberté ainsi aliénée. On peut, sans exagération, supposer qu'il a subi une extrême violence conceptuelle.

Autre élément que j'ai proposé dans la première partie de ce chapitre : l'aspect fusionnel de la relation aux parents. Il est également sensible dans l'histoire de Kant : sa mère est morte lorsqu'il avait six ou sept ans. On peut imaginer une relation, soit effectivement fusionnelle, soit devenue telle imaginairement, après la perte, après le deuil.

Difficulté de séparation, violence pulsionnelle, tout est en place pour la structure obsessionnelle qui va se développer chez Kant, mais d'une façon suffisamment légère, suffisamment adaptée pour qu'il puisse avoir son extraordinaire production. Suffisamment présente aussi : les traits symptomatiques de l'obligation, de l'impératif dans le quotidien étaient tels que les habitants de son quartier, on le sait, réglaient leur montre sur son passage devant leur maison. D'après la légende, seule la publication de l'Emile de Rousseau, et l'annonce de la Révolution française ont différé cette promenade...  Parallèlement, Kant menait une vie assez ascétique de célibataire, on ne lui connaît pas d'histoire sentimentale. Il allait simplement de temps en temps briller dans des dîners où il était le chouchou de ces dames, grâce à son esprit et sa gentillesse. Mais on ne sait pas trop jusqu'où dérivait le chouchou, probablement pas très loin... Aussi cet impératif moral interne qui permet de guider, de juguler la subjectivité personnelle est-il probablement au service, chez Kant d'un désinvestissement sensuel, charnel, assez important, suffisamment important d'ailleurs pour déterminer un caractère dépressif assez affirmé qui lui a posé problème tout au long d'une existence, menée dans une solitude relative, mais certaine.

Entrons dans la thématique kantienne, pour poursuivre notre travail sur la sublimation. Si Kant réintroduit la subjectivité, s'il opère ce qu'il appelait une révolution copernicienne dans la philosophie en déplaçant la vérité du domaine divin et réel vers celui du sujet, c'est en l'accompagnant d'une notion d'impératif absolu : la raison interne au sujet doit être liée à une morale complètement rigoureuse pour permettre à la fois la vie collective et le développement personnel. L'évitement de l'erreur et du mensonge, y compris du mensonge intérieur (la raison pure), permet d'accéder à la connaissance (ici morale, par la raison pratique), en est même la seule voie autorisée. Ainsi, au lieu que les tensions entre instances différentes persistent, ce qui est le fondement de la nécessité logique du mensonge (phénomène éminemment dynamique), elles sont censées disparaître au profit d'une morale aussi impossible qu'immobile et écrite (phénomène statique). Le texte moral, l'éthique, qui porte bien son nom de " raison pratique ", sera la loi qui supprime les contraires, les conflits, les désordres. La sublimation est ainsi, pour une part, chez Kant, comme chez Freud, un écrasement du vivant. Reste que l'avancée kantienne est puissante et fondamentale au niveau de la source de la connaissance, qui revient au sujet pour la première fois aussi clairement dans une œuvre philosophique, retournant à la tradition socratique après un long intervalle. Cette avancée prend simplement chez lui un virage exagéré vers l'obsessionnalité, la rigueur. A la souplesse amusée du dialogue socratique, Kant oppose la rigidité du monologue logique, bien qu'il poursuive le même but, qui est de réintroduire le sujet dans la production du savoir. Il faut cependant atténuer ce " procès " en accordant aux recherches de Kant sur l'esthétique l'ouverture et la souplesse qui font défaut à sa morale…

On voit bien là que la sublimation est dévoyée, à distance du corps, aboutissant à une hyper-créativité intellectuelle qui peut devenir stérile. Que Kant n'ait pas eu d'enfant n'est sans doute pas un hasard. On retrouve des éléments de cette problématique chez Flaubert et chez Sartre : même productivité littéraire et même stérilité physique, paternelle. La transmission chez eux se fait sur le plan culturel, pas sur le plan du corps. La structure obsessionnelle peut ainsi fonctionner, parfois à minima, sous le masque d'un surinvestissement culturel, ce qui n'est pas indifférent quant à la question de la fin d'une analyse, nous le verrons en épilogue de ce travail. Ailleurs, elle aboutit à une inhibition très durable des pulsions les plus personnelles et les plus incarnées, trouvant certes une issue partielle dans une production symbolique et virtuelle mais en sécrétant une angoisse, une souffrance profonde liées à ce qui est laissé en route.

La sublimation est à peu près équilibrée lorsqu'elle correspond seulement à cette part de l'activité du sujet qui implique une transmission du savoir, afin que la vie et le destin des pulsions restent dans la chaîne humaine. Mais lorsque l'esprit se substitue au corps, dans un surinvestissement symbolique qui participe au refoulement du charnel, un virage se prend alors de la sublimation vers l'obsession... 

 

 

L'infini de l'obsession

 

Le glissement vers le surinvestissement intellectuel ne contient pas la possibilité de sa fin, en raison de sa virtualité quasi-totale, qui ainsi fonctionne à l'infini, sans clôture. Cela apparaît dans l'œuvre terminale de Sartre, L'idiot de la famille, magnifique livre inachevé, (à mon avis, infini), dont j'ai utilisé le début dans le chapitre sur la déficience mentale psychogène...  La compréhension totale, absolue, d'un homme replacé dans son temps et dans sa névrose, que visait Sartre, aboutit de ce fait à une inflation d'écriture, certes d'une intelligence étincelante, mais aussi d'une vertigineuse équivalence avec le flux infini du temps qui passe, pour Sartre qui écrit, pour l'analyse de la vie de Flaubert, et, en fin de compte, pour le lecteur lui-même. Si le mouvement du monde est infini, est sans cesse dans le changement, ainsi qu'Héraclite le posa, il passe cependant par des limites, des bords, sans lesquels tout repérage serait vain.

Ce faisant, Sartre est peut-être passé à côté du vrai génie de Flaubert : son style d'écrivain, tout bonnement. S'en tenir à cette approche, plus humble, moins totalisante, lui aurait évité l'illusion de pouvoir appréhender la multiplicité des plans qui produisent un style. La limite d'efficience de la pensée, c'est l'être lui-même, avec son mystère, sa solitude, sa complexité largement inconnaissable de l'extérieur. Sartre, n'en tenant pas compte, s'est enfermé (pour notre plus grand plaisir de lecteur, tout de même !) dans une obsession rationalisante qui ne pouvait avoir de terme. Notons d'ailleurs que la perte de la vue qui l'affectait, à ce moment de fin de vie, a pu, créant une dépendance, favoriser cet hyper-investissement intellectuel.

Il est des moments où la simple description a le grand avantage sur l'explication trop explicite de ne pas fermer le sens, ce que les phénoménologues ont compris. Au contraire, elle en suscite de nombreux, elle ouvre les possibles. Une précédente tentative biographique sartrienne, sur Jean Genet, était à mon avis plus précise, car plus limitée dans son objet, plus descriptive : montrer justement ce qu'est une sublimation réussie. Mais Sartre eut toute sa vie à gérer une tentation d'idéal, d'absolu, aboutissant à ce qu'il flirte parfois avec des systèmes dont le totalitarisme n'était pas virtuel… S'il convient de le viser, il ne faut pas non plus oublier que l'absolu est au-delà de la ligne d'horizon humaine. L'universel n'est pas l'habitat de l'homme, même s'il ne peut vivre sans le questionner…

Lacan a repéré le problème posé par le déplacement, puis le surinvestissement des pulsions du corps dans sa formule des " phallus imaginaires " qui n'en finissent plus, chez l'obsessionnel, de s'entraîner les uns les autres. Cette quête d'absolu, autre forme d'érotisation de la pensée, est liée au même mécanisme de surinvestissement de l'intellect par des pulsions qui n'ont pas grand chose à y voir. Leurs articulations, leurs développements, et leurs limites auraient été plus adaptés dans la réalisation incarnée des logiques conflictuelles et amoureuses réelles, que la névrose a ainsi évitées.

 

 

Névrose obsessionnelle et conflit

 

Le conflit ne doit donc pas être évité à tout prix : il est constitutif de la complexité subjective, indispensable, alors que son absence est catastrophique. Le travail thérapeutique avec l'obsessionnel doit en fin de compte réussir à lui permettre de l'assumer.

On voit aussi la fonction capitale de la justice : permettre la stabilité de la relation, en conservant à chacun une place relative par rapport à l' autre, et en garantissant l'équilibre entre les domaines de liberté du corps et de l'esprit. Elle doit être souvent convoquée dans le travail transférentiel, autour des apories du conflit que présente la névrose obsessionnelle.

Le mécanisme fondamental de la névrose obsessionnelle reste, dans un contexte fusionnel, l'interdiction violente d'une certaine expression du corps pulsionnel. A partir de là, se mettent en place une dissociation, plus ou moins importante selon les sujets, ainsi que le mécanisme de répétition obsessionnelle, circuit qui permet le rebondissement infini de la pulsion sur les barrières que s'est formé le sujet. Rebond, puisque rien n'est satisfait des problèmes fondamentaux. Ainsi, dans le traitement, après la reconnaissance des effets traumatiques de cette violence, l'élaboration du conflit, la gestion de la violence, d'abord inconnues du patient, vont pouvoir être travaillées dans un transfert orageux et patient.

L'aspect fusionnel du lien, autre composante majeure de cette névrose, doit sans cesse rester présent à l'esprit du thérapeute. Car dans le transfert aussi, la place de l'autre va être largement surinvestie, ce qui avait amené Lacan à poser qu'il ne fallait surtout pas dire à un obsessionnel qu'on le comprenait, pour éviter d'induire une relation fusionnelle toute-puissante, obstacle dès lors considérable à la cure, puisque ce surinvestissement n'est qu'une forme déguisée d'évitement des conflits.

On comprend, cependant, que le travail thérapeutique est le contraire d'un attentisme passif, qui risquerait d'induire l'angoisse du patient laissé seul avec ses projections. L'analyste doit être, au contraire, très actif dans ces cas : je suis proche des positions de Ferenczi qui se situe plus en chasseur de truites qu'en pêcheur au coup, lequel attend parfois longtemps le poisson, resté effrayé au fond de son trou. On peut travailler avec le patient, chercher avec lui une dynamique et la promouvoir sans aliéner sa liberté, ni insister sur les points où l'on sent une résistance... Cela ne veut pas dire non plus que l'on a un quelconque pouvoir sur l'esprit du patient ou qu'on puisse même le " comprendre " en termes de sujet, ce qui est impossible et d'ailleurs absolument contre-indiqué, on l'a vu plus haut.

Je ne me reconnais en effet pas le pouvoir de " comprendre " quiconque, mais seulement celui d'accompagner parfois certains sujets à la découverte de leur structure ou d'une composante importante de celle-ci. L'humilité naturelle de cette position fait que la compréhension ne peut plus poser le problème d'un pouvoir sans contrepoids, qu'elle induirait sans cela. Par contre, la pertinence de la compréhension partielle est absolument indispensable, en de nombreux moments de l'analyse et de la cure, en particulier autour du problème de refoulement des conflits.

Dans les structures obsessionnelles, il n'y a pas de comparaison, le plus souvent, avec l'intensité du refus de relation des traits autistes. Sauf, parfois, chez quelques-uns, ce qui nécessite alors des adaptations plus prudentes, plus patientes, du maniement transférentiel. La traversée des conflits, y compris transférentiels, est donc une phase active, indispensable au travail thérapeutique qui permet peu à peu à l'idée de justice de remplacer la violence, autorisant ainsi un nouveau déploiement du sujet.

On le voit, la compréhension est toujours une notion délicate. Elle ne doit pas s'accompagner, chez l'analyste, de la moindre notion de pouvoir, consciente ou inconsciente, de la moindre définition globale du patient, ce qui correspondrait au final à une violence identificatoire, à une emprise sur lui, qui serait ainsi la répétition du traumatisme initial et se solderait par un échec rapide. Par contre la compréhension active d'un élément de structure, d'un facteur dynamique, d'un lien, le repérage d'éléments inconscients chez le patient, l'épinglage de l'évitement des conflits, y compris dans le transfert, sont tout à fait fondamentaux.

 

 

 

Obsession et psychose

 

Ce qui fait la constitution fondamentale du sujet, son assise axiomatique, se remanie au fur et à mesure du travail, par le biais de la rencontre transférentielle. On sait que bien des praticiens réduisent l'analyse à une sorte de jeu mathématique, dont la solution serait la clé du problème. Que la " mathématique " soit lacanienne ou freudienne classique, le résultat sera le même : on risque tôt ou tard une méprise, surtout autour de la question de la fin de l'analyse. Si le thérapeute ne sait pas qu'il fait désormais, qu'il le veuille ou non, partie des fondements du sujet (aucune crainte de collage, d'analyse interminable : le patient qui retrouve sa liberté de circuler en lui et hors de lui le fera, comme l'oiseau sans sa cage…), il est en grand risque de traiter avec une désinvolture alors déstructurante ce qui a été reconstruit… La fin de l'analyse sera entendue, dans l'obsession, comme une réapparition de la violence, et peut produire un retour à la case départ.

Deux conséquences ici : l'une, générale, concerne toute analyse, l'autre est particulière à l'obsession. Pour la première, l'idée simplement mécaniste, mathématique de l'analyste sur son travail aura des contrecoups traumatiques d'autant plus graves que le sujet aura été aux prises avec des traits psychotiques importants. La seconde relancera le sujet obsessionnel dans une tentative agressive retournée contre lui-même, sapant à nouveau ses propres bases, bloquant encore un fois ses logiques d'être. Le fondement axiomatique de la logique subjective de cette structure est en effet le suivant : tu ne peux vivre parmi les hommes que si tu sacrifies et déplaces dans l'intellect des éléments fondateurs, indispensables, liés au corps et à ses pulsions. Cette thématique inconsciente, qui est la définition même de l'obsession, sera travaillée tout au long de l'analyse. Le patient mentionnera alors constamment son impression de folie, à tort cependant, puisque le trait psychotique réel concerne une atteinte axiomatique d'origine externe, et non, comme ici, organisée par le patient lui-même dans un retournement de violence conflictuelle, qui reste ainsi inconsciemment contrôlé.

Le trait psychotique sera, dans l'obsession, plutôt du côté du sentiment de dissociation, atténué donc, car le sabotage axiomatique à l'origine de ce trait est partiellement agit par le sujet lui-même.

 

 

Plaisir, jouissance et obsession

 

Un mot de la question du plaisir dans le processus du symptôme obsessionnel : la violence dont nous avons déjà parlé s'exerce sur certaines pulsions fondamentales du sujet, attaque le sentiment de plaisir fondamental que l'être éprouve à fonctionner. Le sujet consent le sacrifice brutal, plus ou moins total, du plaisir de jouer, échanger, ou construire pour sauver cet autre plaisir : la dépendance fusionnelle qui constitue le type de relation, de lien à l'autre qu'il a choisi. Aussi voit-on très fréquemment chez ces patients un déficit considérable des divers plaisirs, remplacés par autant de dépendances relationnelles. Bref, ils ont plus de devoirs que de plaisirs. Dans leur mode de fonctionnement, l'interdit, l'obligatoire, le nécessaire, le devoir remplacent le plaisir et l'envie. (Si dans la structure psychosomatique, la partie bloquée des fonctions vitales n'est pas inscrite symboliquement, dans le trait obsessionnel elle l'est, sous la forme d'interdits et de devoirs, sans parler du refoulement.)

Aussi le plaisir dans le transfert, dans le lien thérapeutique de la cure, est-il ici encore plus important qu'ailleurs. Même s'il réveille d'abord les symptômes, il permet leur mobilisation et donc l'expérience d'un lien moins ambivalent, moins porteur de sacrifices brutaux.

Malgré tout, le plaisir peut se lire dans l'érotisation particulière que vivent souvent les patients. Il s'agit en fait de jouissance. La lecture que j'en propose est un peu différente des interprétations freudiennes et lacaniennes. En effet, sous la violence de la répression pulsionnelle subie, le corps du patient se dissocie de l'univers de la relation, et donc de la pensée qui la concerne. Cette relative autonomie du corps aboutit à ce que les pulsions, en particulier sexuelles, parlant pour elles-mêmes, se détachent partiellement de l'univers signifiant. Un fonctionnement masturbatoire souvent exagéré trouve là sa source. La pacification de la relation, que peut amener l'analyse ou la thérapie, ramène souvent la sphère sexuelle dans le plaisir du lien. L'hyper-érotisation s'amende alors progressivement, la jouissance reviendra dans la zone du plaisir, s'intriquera à nouveau avec elle.

Au fond, le problème principal concerne le plaisir du lien. Dans la structure à caractère fusionnel de l'obsession, plaisir et déplaisir ont été liés plus violemment, ce dernier affleurant suffisamment à la conscience pour que la pensée elle-même finisse par se faire peur. Dans le transfert, le plaisir du travail, quand il est accepté, dessine peu à peu une voie nouvelle pour l'élaboration conflictuelle, c'est à dire pour le désir du patient.

 

 

Conclusion

 

Il faut ici redire un mot du surinvestissement de la pensée. Que l'acte soit inaccessible, cela implique une subversion extrêmement dommageable du domaine symbolique qui se met à n'exister que pour lui-même au lieu d'être l'espace d'une préparation à l'action. La pensée perd alors sa fonction princeps, qui est de préluder à la mise en acte du plaisir pulsionnel, dans un cadre où la transmission, la sublimation ne sont pas oubliées. Ainsi, l'inhibition de l'acte, physique ou intellectuel, implique en retour la perte de la fonction et donc des limites de la pensée. L'autre et les actes qui gravitent autour ne sont en effet plus en mesure de la limiter et de la réorienter. On touche là à la communauté de structure entre quelques névroses obsessionnelles et certains traits autistes, qui explique aussi la difficulté et la durée de ces traitements.

Un autre fait étire parfois la durée du travail transférentiel : il a trait au statut et à la fonction de la conscience, de la pensée. Si le sujet n'existe, pour Lacan, que représenté par un signifiant pour un autre signifiant, la pensée quant à elle, ne doit ses sauts logiques qu'à des imagos qui s'articulent, se succèdent en appuis inconscients de chaque logique rencontrée. On conçoit que si une de ces représentations est terrorisante, présente, pressante et vécue comme actuelle, alors le moindre mouvement sera extrêmement difficile, problématique. Les formes humaines, les fantômes présents sous le monde signifiant, tel l'enfer de Dante, hantent ces logiques obsessionnelles qui se veulent parfois pures logiques de peur de rencontrer " l'impureté " effrayante. Il faut du temps et du travail pour que les fantômes redeviennent de simples souvenirs... Le patient peut alors à nouveau jouer avec ces représentations, en place d'en avoir peur. Il s'autorise alors enfin à se risquer d'être lui-même, avec ou contre n'importe quel autre, il a retrouvé cet outil psychique central qu'est l'authentique invention de soi-même.

Le texte qui suit est écrit par une patiente, qui a eu la gentillesse de résumer deux ans et demi d'analyse autour d'un trouble obsessionnel, quelques années après la fin de sa cure. On y verra que j'y suis actif, parfois interprétatif, voire interventionniste. Mais mes propos, qu'elle rapporte de manière en fait assez exhaustive, sont ainsi étalés sur 30 mois à peu près, à raison d'une ou deux séances par semaine… Ceci laisse de la place, en réalité, au chemin du patient lui-même, et donc au silence de l'analyste ! Je n'ai remanié que les points de repères.

J'aurais aimé pour mes patients que tous les troubles obsessionnels que j'ai rencontrés évoluent pareillement. C'est parfois plus long et plus difficile…

Je suis allée voir le Dr L. à la suite d'un problème particulier que je ne parvenais pas à gérer seule. J'étais tétanisée et mes beaux-parents, objet du problème, étaient devenus une obsession.

Donc : premier rendez-vous :

Moi :  le père de mon mari embrasse ma fille sur la bouche et je ne peux plus le supporter. (il s'agit de ma fille aînée, 6 ans). La mère de mon mari a dit : " C'est de sa faute. Je l'ai vue. C'est elle qui montre sa bouche. II le fait pas aux autres (aux autres petits enfants), il ne le fait qu'à elle parce que c'est elle qui montre sa bouche. "

Cette phrase de la mère sera le déclencheur. Elle me prouve que la situation est malsaine. Cette histoire de bise sur la bouche dure depuis 3 ans et mon mari, B., avait mis un interdit sans que cela ne soit jamais respecté.

Réponse du père de mon mari : " J'embrasse tous mes petits enfants de même façon. Depuis que le pépé est mort, c'est moi le chef de famille. Ma femme m'obéit. Mes fils m'obéissent. "

L :  " C'est normal que vous alliez mal. Vous êtes sa mère et une mère ne peut pas supporter que l'on se comporte comme cela avec son enfant. "

Première phrase qui me déculpabilise et me soulage alors que les parents de B., mon mari, trouvent que je fais « beaucoup d'histoires pour pas grand-chose. »

L. remet les choses à leur place.

(J'ai, en fait, besoin de consulter un psychiatre car j'ai besoin de savoir si c'est moi qui fait   " beaucoup d'histoires pour pas grand-chose " ou non. Au fond de moi, j'étais convaincue que la situation était réellement malsaine, mais j'étais d'une telle soumission que je culpabilisais et était incapable de m'affirmer)

Je raconte à L. que, par deux fois, j'ai surpris le père de B., derrière une porte, en train de presser les cuisses de ma fille d'une façon étrange.

L : " Vous, vous sentiez que c'était malsain. " Phrase déculpabilisante et L. m'écoute.

L : " Pour les gens qui ne comprennent pas cela, vous pouvez leur envoyer les gendarmes. "

Je déculpabilise. Ce sont eux qui se comportent mal. Pas moi.

Une phrase-clef que je garderais toujours en moi :

L : " Au dessus des gens comme cela qui ne veulent rien entendre, il y a la loi. " L. me déculpabilise. Ses phrases me soulagent. L. me fait confiance. L. me croit.

Je suis, à l'époque, une personne si peu affirmée et j'ai si peu confiance en moi que j'ai toujours l'impression que ce que je dis ne compte pas.

L : " Vous, maintenant, vous allez vous retrouver en face de votre belle-famille et de votre mari, il va falloir que vous deveniez forte. "

Quelqu'un veut m'aider. Je décide de revoir L. puisque depuis quelques temps, je suis devenue très obsessionnelle.

Mes obsessions sont venues se mettre en place à la suite d'une grossesse extra-utérine. Je me sentais bien, avec mon mari et ma fille aînée et mon vœu le plus cher était d'avoir un deuxième enfant. (Enfant désiré par mon mari aussi).

Cette G.E.U. fut un échec personnel énorme. Elle m'a renvoyée inconsciemment à cette mauvaise image de moi que mon père avait imprégné dans ma tête : " T'es un incapable. Un bon à rien. "

J'ai toujours eu mon père en tête, sans que, jusqu'au travail avec L., j'en sois consciente.

J'ai un rapport particulier avec les livres et les mots dû au fait que j'ai beaucoup déménagé (les livres étaient mes seuls amis) et que je vivais dans une ambiance tellement fusionnelle avec ma famille que le fait d'écrire était un véritable bol d'air. (J'ai écrit sur des cahiers dès que j'ai su écrire : journal, histoires, poèmes). A la suite de cette G.E.U., je n'ai plus pu écrire une ligne.

L : " L'écriture n'avait pas pu empêcher qu'une catastrophe arrive. "

(Je me souviens souvent des mots exacts de L., ou des miens, ou des autres à cause, je pense de mon lien particulier aux mots et certaines phrases de L., comme celle ci, sont des phrases -clefs.)

L : " L'écriture mettait de la distance entre vous et la réalité. "

Cette phrase m'a fait prendre conscience que la réalité avec ma famille était difficile et que je protégeais énormément mon père.

Donc, à la place de l'écriture, je me suis mise à vérifier que la porte et le gaz étaient fermés, (mon père fait ces gestes chez lui, chez les autres) ; c'est obsessionnel, sans grande ampleur mais un peu angoissant.

Ma deuxième fille naît. Au début de l'été, mon père vient chez moi et dit : " Il fait chaud chez toi. Tu es sure que tes radiateurs sont bien fermés ? " A partir de là, tout un rituel commence à s'installer : je vérifie la porte, le gaz puis les radiateurs, toujours dans le même ordre. Cela prend un petit peu plus d'ampleur au fil des mois pour devenir insupportable et très angoissant quand ce problème avec la famille de B. vient se mêler.

L. " Votre obsession est partie d'une phrase de votre père. "

Souvent,  je partirai de chez L. avec une phrase-clef qui trottera dans ma tête et fera son chemin. Là, je prends conscience de la place des paroles de mon père.

Je dis à L. : " le père... "

L. me reprend : " Vous avez dit : " le père ", comme si c'était le père tout-puissant. " Moi :  " Mais, c'était le père tout-puissant ! "

Je me rends compte que je suis obsédée par le père de B. car pour moi, les pères sont tout-puissants les choses : gaz, radiateurs peuvent être toutes-puissantes, puisque mon père l'a dit.

L : " Mais de quoi avez vous peur comme ça ? ". Je prends conscience que j'ai peur.

Je cite à L. cette phrase de Hugo : " L'œil était dans la tombe et regardait Caïn."  Cette phrase résume mon père. Quoique je fasse, mon père était là comme l'œil de Caïn.

Je me rends compte que je me suis beaucoup exprimée au travers d'auteurs : j'avais le besoin du soutien des autres pour m'affirmer comme si le fait que d'autres pensent ou ressentent comme moi faisait exister ma parole propre. L. m'a accepté comme cela et je l'en remercie. Cela a instauré un climat de confiance où L. prenait en compte l'importance que les mots, les livres avaient pour moi : je me sentais respectée.

L. m'explique que personne n'est tout-puissant, me répète qu'au dessus des gens, il y a la loi. Ses mots prennent place. Mes vérifications s'atténuent au fur et à mesure que je comprends que je dois prendre ma place. Souvent, je parle de mes filles, de B., mon père, mes beaux-parents.

L. : " Et vous ? "

L. : " Vous devez prendre votre place. Mettez des limites. "

L., rapport à ma belle-famille : " Vous avez droit à des explications et des excuses. " L. : " je vous conseille de ne pas laisser vos filles aller chez vos beaux-parents sans vous, la maman "

Je prends ma place de mère, de femme et surtout de personne à part entière.

Je pose à L. LA question qui me panique et m'aura torturée jusqu'à mes 32 ans : " A quoi ça sert toute cette vie ? "

L. : " Vous posez le problème à l'envers. Habituellement, on se demande plutôt à quoi sert la mort. L. m'explique que la vie c'est évident, cela va de soi. L. me dit qu'il n'y a pas de vie sans sexualité, que ce qui fait la vie c'est la sexualité, qu'il faut un homme et une femme pour se reproduire, pour donner la vie. Que le monde recommence ainsi. La nature : la vie. Je sais cela mais qu'on dise les mots remet les choses en place et m'apporte un soulagement. L. me parle du plaisir de vivre, des plaisirs dans la vie.

L. : " J'ai l'impression qu'il faut tout vous apprendre comme à un enfant. "

Je dis à L. que mes beaux-parents ne veulent plus me voir, ni venir chez moi. L. : " Ils ont fait leur choix "

Déculpabilisant. L. m'explique que dans la vie, on a souvent un choix à faire.

Je me rends compte que je vivais dans une soumission totale rapport aux autres (due à mon éducation). Je me rends compte que je suis une victime. Cela me soulage alors qu'auparavant, je vivais dans la culpabilité. Je ne suis plus obsessionnelle avec les choses.

Un jour, une phrase de mon père, venu chez moi un week-end, réveille ma mémoire. Mon père, en parlant de mes beaux-parents, me dit : " Ils veulent ta peau ". J'ai une crise d'angoisse énorme. Mon mari est absent. Mon père est là avec sa phrase. Je téléphone à l'HP parce que mes beaux parents veulent ma peau, que mon père est là. J'ai l'impression d'être en danger. Il faut absolument que je parle à un médecin de suite. Puis, je prends un rendez-vous avec L...

Et je me souviens de tout ce que j'ai mis au fond de ma tête, tout bien effacé, qui refait surface : les phrases de mon père. Pas un jour sans une insulte, une menace. Pas un jour, il me semble.

Mon père : " je vais te tuer. Je vais te massacrer. Je vais t'étriper. Connard. Espèce de bourrin. T'es un con. Qu'est ce que j'ai fait au bon dieu pour avoir des cons pareils ? Espèce de hareng. Traînée. Tu travailles et tu n'y arrives pas, c'est que t'es con… "

Je raconte à L. qu'au WC, nous n'avions le droit d'utiliser que 2 feuilles de papier toilette. Mon père regardait combien de temps nous restions sous la douche. Il fallait utiliser un minimum d'eau... et des choses naturelles comme se laver ou aller aux toilettes devenaient impossibles. Je pensais que mon père pouvait réellement me tuer.

L. dit : " voilà "

J'ai l'impression d'avoir accouché.

L. me dit qu'il y avait des structures, des gens à qui j'aurais pu parler : un juge pour enfant, une assistante sociale.

L. : " Vous étiez une enfant terrorisée. " L. me rappelle qu'au-dessus, il y a la loi …

Je me rends compte que je vivais dans une maltraitance psychologique et parfois physique puisque mon père pouvait " péter les plombs " sans prévenir et il est arrivé plusieurs fois que l'on soit frappées violemment, mes sœurs et moi. Je viens de trouver, de cracher le noyau de mes angoisses, de mes obsessions.

L. m'explique qu'il y a deux façons d'être : subir ou agir. Cela va m'aider à sortir de mon état de victime.

L. : " Vous n'avez pas l'air convaincue que l'on n'est pas obligé d'aimer constamment ses parents. "

Moi : " Mon père ne m'aimait pas. "

L. : " Si, il vous aimait, il y a plein de façons différentes de montrer son amour. Moi : " Alors, c'est une façon qui ne me convenait pas. "

Moi : " J'ai toujours eu l'impression que mes parents m'avaient abandonnée. "

L. : " Je pense que c'est l'inverse. Il y avait une relation tellement fusionnelle que c'est vous qui aviez peur de les abandonner. " Phrase-clef dans mon histoire: pour moi, cela signifie: vas-y, vis ta vie, tu as le droit. Cette phrase me donne l'autorisation de faire.

Après avoir " accouché " de mon poids, je vais mieux. Parce que l'on a reconnu ma souffrance. Reste une situation tendue avec mon mari. Sa famille le harcèle et nos rapports s'en ressentent.

 L. : " Pourquoi prenez vous la souffrance des autres ? "

Plus tard, L. : " Quelle est la différence entre le rôle du père et le rôle de la mère ? "

Moi : " ???? "

J'ai une très mauvaise image du rôle du père. Je dis à L. que B. me reproche souvent de prendre sa place de père. Je ne comprenais pas d'ailleurs ce qu'il voulait dire.

L. : " Vous êtes une mère abusive. Même B. vous le dit. "

Je prends ça comme une claque. Nous discutons avec L. de ces rôles de père et de mère et je comprends que je reproduisais ce que mon père avait fait (sans la violence et les phrases assassines mais en tenant mon mari, à l'écart, souvent).

Dernières phrases de L. que je retiens : " C'est passé maintenant. "

" Quand on est seul, on est libre. "

Je ne suis plus obsessionnelle, depuis que je me suis souvenue, depuis que je sais que personne au monde n'a tout pouvoir et qu'au dessus des gens qui agissent ainsi, il y a la loi.

Depuis que j'ai pris conscience que j'étais une personne, un individu à part entière qui a le choix de dire oui ou non.

Depuis que je dis, (c'est ma façon d'agir), depuis que je pose des limites si besoin, depuis que je peux penser sans " malaise " que je n'aime pas mon père.

Depuis que mon mari a entrepris une thérapie durant quelques mois et qu'il ne me culpabilise plus. (Rapport à sa famille).

Depuis que j'ai décidé de ne plus voir, ni parler aux parents de B., qui m'insultent, nient leur propos et l'acte du père de B.

J'ai appris à accepter que les autres agissent et pensent différemment de moi. C'est un soulagement. Je ne me sens plus responsable des autres. Je ne suis plus fusionnelle avec les autres. J'ai appris à me connaître, à être moins " entière ", à accepter que des gens ne m'aiment pas. Avant, j'avais ce besoin de plaire absolument aux autres. Il fallait qu'on m'aime. Donc, j'acceptais tout, je me faisais écraser.

J'ai appris à me faire plaisir, à penser à moi.

Les petits problèmes de la vie restent tels quels : petits et ne sont plus une montagne.

Restent, par exemple, des impressions de malaise, quelques secondes, que je sais reconnaître et complètement gérables, comme les cris (quand mes filles se disputent, par exemple, mon père criait beaucoup).

Et ce besoin aussi, qui me rassure, d'avoir toujours chez moi, d'avance, une bonne quinzaine de rouleaux de papier toilette !!!!