LA TENTATION D’EXPLORER

 

 

Nathalie Harize-Peyrouzet

                                                          « Pon (dit le docteur). Alors,  maintenant   

                                                          nous beut-être bouvoir gommencer, oui ? »

                                                          Philip Roth, Portnoy et son complexe, Ed. 

                                                          Folio,  1973. Traduit de l’anglais par Henri 

                                                          Robillot

 

 

 

             Faire un premier pas et pousser la porte d’un psy (-chologue, -chanalyste, quelque soit le suffixe !) présuppose l’espoir de la possibilité d’un effet d’amélioration sur un état douloureux, à des degrés divers, et non circonscrit à un organe, mais diffusé à l’être dans son entier, avec ou sans manifestations somatiques. Peines de cœur loin de la cardiologie, maux d’esprit irrégulièrement repérables par une imagerie quelle qu’elle soit ou jamais totalement réductibles à des mécanismes chimiques, sont les souffrances apportées chez les psys !

Entamer une telle démarche c’est, d’une certaine façon, croire en l’existence d’une terre inconnue, située au delà des limites assignables et assignées au monde visible et directement appréhendable ou parcourable ; un lieu qui génèrerait néanmoins des effets et qui régirait les autres places à hauteur de la difficulté à le situer ou à l’investir.

Consulter, si c’est dans un premier temps demander de l’aide, c’est également, dans ce champ, s’entendre proposer l’amorce d’un cheminement teinté d’exploration. 

La métaphore la plus tentante semble alors être celle d’une topique de l’exploration voire de la navigation. Ainsi l’embarcation sera-t-elle partagée par une dyade se répartissant et cumulant dans des proportions variables et fluctuantes les fonctions de guide-pilote, héros-conquérant et découvreur-inventeur. C’est le ressort même de l’exploration qui imprimera  un rythme au voyage et définira la nature du projet. L’élan, le but, voire l’embarcation seront forcément différents pour effectuer un trajet vers un port identifié en passant par des étapes connues ou prévisibles que serait la psychothérapie ; ou pour répondre à la nécessité d’explorer, car il est désormais pour un individu vital qu’il en soit ainsi ou inconcevable qu’il en soit autrement, parce que la réponse n’est pas dans la destination mais strictement dans le voyage, ou encore parce qu’une réponse ne serait pas une solution. Alors c’est l’inconnu, l’impératif de l’ouverture de nouveaux tracés, de nouvelles voies, d’un nouvel espace pour l’imaginaire et la possibilité d’une psychanalyse. Encore faut-il receler quelques réserves de santé qui peuvent laisser espérer l’investissement de ce périple ; et quelques contours nosographiques peuvent, à cet égard, être parfois invoqués. Un peu à l’écart d’une stricte sémiologie, je soutiendrais toutefois qu’une carence importante d’un minimum de composés narcissiques ou de faculté à se mouvoir sur le lieu de l’imaginaire n’autorise pas l’investissement d’un espace analytique.

Dès lors, il s’agit bien d’un choix que le praticien doit envisager en tenant compte d’éléments inhérents à son patient, mais aussi à lui même,  ainsi qu’aux spécificités rattachées aux deux méthodologies. Un peu légèrement et sous un couvert phénoménologique humoristique et inattendu, on peut se demander ce que va choisir l’analyste d’Alex, le héros de Portnoy et son complexe  (cf. exergue), suite à l’exposé de sa vie, soulignant sans réserve le plus scabreux au cours d’une  longue plainte formant la quasi-intégralité du roman, l’analyste ne s’exprimant que par cette seule et unique intervention clôturant l’ouvrage.

Comment préciser alors ces distinctions, les définir, leur trouver des frontières, donc des limites, des exclusions et/ou des inclusions ? Il peut très vite aujourd’hui sembler difficile de trouver de tels critères unanimement acceptés. « Aujourd’hui » car il se pourrait qu’existe un effet de contemporanéité dans l’identification des contenus respectifs de la psychothérapie et de la psychanalyse. Freud ne le pressentait-il pas déjà lui même quand, au lendemain de la Première Guerre Mondiale, il écrivait dans un chapitre intitulé « Voies nouvelles de la thérapeutique analytique » : « Vu l’application massive de notre thérapeutique, nous serons obligés de mêler à l’or pur de l’analyse une quantité considérable du cuivre de la suggestion directe ». Cette proposition semble véhiculer moins la crainte d’une dénaturation que l’inévitable nécessité d’évoluer pour une pratique ancrée dans la vie.  C’est très certainement dans le cadre de ces mutations adaptatives que de nouvelles typologies sont apparues. 

Ainsi, l’énoncé même de l’alternative « Psychanalyse – Psychothérapie » témoigne-t-il que l’élaboration de la métapsychologie freudienne est sans cesse remise au travail et développée ; la seule immuabilité ne pouvant s’énoncer que dans le fait qu’il s’agisse toujours d’une rencontre, entre le praticien et le patient,  attestant de la dualité des histoires et des désirs, et caractérisée par quelques éléments dont la variabilité participera à la définition de ce que pourra être une cure analytique ou une psychothérapie ainsi que de leur mise en œuvre.

Je souhaiterais préalablement souligner que je ne saurais évoquer la psychothérapie qu’exercée par un psychanalyste, dans la mesure où ma pratique personnelle ne m’autorise à aucune autre approche. 

A ce titre, il existe très certainement, une spécificité de la psychothérapie pratiquée par un psychanalyste ; car il y a toujours le filtre de la métapsychologie, le matériau humain de l’analyste issu de sa propre cure, ainsi que les résonances qu’elle implique au centre d’une pensée dynamique. Son cheminement analytique personnel aura généré une nouvelle idiosyncrasie qui teintera dès lors la dimension psychothérapique de ses interventions.

Roger Perron écrit dans un article intitulé « Attention : un mot peut en cacher un autre.. !» : « Je me sens psychanalyste lorsque je garde en ligne de mire ce postulat fondamental : derrière le sens apparent, un autre sens est possible, et derrière celui-ci un autre encore. Le pari est celui de la multiplicité des sens, de la polysémie. »

Ce qui peut s’entendre comme une tension vers une polysémie quasi axiomatique, à un degré tel que tout sens alors peut se dissoudre à un point donné, non dans une disparition funeste et regrettable, mais dans la possibilité ainsi faite d’ouvrir sur une autre dimension d’écoute et d’accueil de la parole, y compris dans le champ psychothérapique pourtant bien différent de celui de la cure analytique, nous le verrons. Cela étant, la psychothérapie est un espace ouvert dont le fait qu’il soit dirigé par un psychanalyste ne garantit pas qu’elle soit à l’abri des dérapages de l’histoire de la psychanalyse et des résistances, y compris chez les analystes eux-mêmes.  Enfin, l’analyste peut-il (doit-il ?) s’extraire de cette double problématique qui consiste à favoriser et à travailler à la mise en œuvre opérante d’un dispositif de libre association, et simultanément à considérer la demande de soin du patient ? Je pense en ce qui me concerne, que c’est au sein de cette tension et de l’état qu’elle génère chez l’analyste en tant qu’il sera le carrefour d’une tentative de résolution de cette forme de dilemme, que pourra éclore un projet singulier et subjectif sur fond de rencontre.

Quant au patient, il est celui qui questionne le praticien bien au delà de sa formation, souvent dans son être et dans sa raison d’être en tant que thérapeute. Hippocrate n’écrivait-il pas : « Tout art (tecne) est ennemi du délai, surtout de la médecine pour qui retarder est compromettre la vie ; les opportunités sont les âmes (psychaï) du traitement, et les observer en est le but. (…) Car bien des choses nous échappent, à nous mortels, qui n’avons pas une bien grande force de certitude. Il est nécessaire que toutes sortes de ressources soient prêtes pour ce qui est inconnu. Car celui qui est en danger ne se contente pas de ce que nous pouvons ; il veut même ce que nous ne pouvons pas. Presque toujours nous luttons entre deux termes, le patient et l’art, le patient où tout est caché, l’art qui est borné. Des deux côtés il est besoin de la fortune… »

Car la demande  des patients est presque toujours la quête d’une parole de l’autre qui possèderait, en toute innéité, la connaissance (souvent supérieure à la leur) de leurs maux ainsi que le remède. C’est là, un début de mobilisation d’une énergie transférentielle non dépourvue d’ailleurs d’effets thérapeutiques, et ce, quasiment, quelle que soit la demande de soin !

A ce stade, la difficulté est souvent grande de faire entendre au patient que le symptôme n’est pas nécessairement « l’ennemi », bien que je ne sois pas en train de minimiser ni de vouer à une symbolisation foisonnante toutes les formes de pathologies : la maladie évolue aussi à part et pour son propre compte, peut-être ne faut-il pas l’oublier ! Mais il est souvent un « moindre mal » qui offre, en raison de sa nature de compromis avec une réalité par trop angoissante, un accompagnement si encombrant soit-il.  D’où cette problématique paradoxale inscrite dans une logique de névrose qui exprime plus un besoin de guérison qu’un désir de guérison.  Intégrant cet aspect, Jacques Lacan avait formulé, concernant la psychanalyse : « La guérison ne vient que par surcroit », le symptôme ne devant pas être la visée de la cure. Un peu comme s’il fallait prendre soin du patient sans en vouloir au symptôme qui est aussi un guide vers le Sujet.  Sauf que, tous les patients ne sauraient être concernés par cette approche, ou plus précisément par la psychanalyse, et que, ainsi que je l’évoquais précédemment, la question se pose face aux psychoses ou aux états limites graves de l’opportunité d’une tentative de déliaison sur un sujet en carence de liaison, ou encore pour ceux qui par voie de conséquence d’une structure pathologique se retrouvent en insuffisance d’éléments constitutifs narcissiques.

 

Quelques données sur la texture de la rencontre

 

             En demande de soin, le patient va devoir parler pour dire. Il ne s’agit  pas d’accorder la moindre supériorité lexicale au verbe dire en opposition au verbe parler. Au contraire, dire sans omission ni réserve, c’est entrer dans l’humilité des pensées les plus modestes, des idioties et des idiotismes ; c’est parvenir à dépasser l’aune de la bienséance et l’appréhension d’être jugé par qui écoute et accueillir, parfois par surprise, les surgissements de l’infantile sans s‘y fondre.  Dire est un exercice qui cherche sans relâche des ouvertures aux enclos posés par la parole afin que tout ce qui se manifeste et se travestit dans une souffrance ne reste pas en l’état.

L’idée de dire se situe donc loin de l’idée d’avoir quelque chose à dire ou de celle de parler à quelqu’un, dans une dynamique qui s’expérimente plus qu’elle ne se démontre.

 

         Côté analyste, quelle intention clinique mettre en œuvre ? Si étymologiquement, «clinique » signifie ce qui s’observe au chevet du malade, l’intention sera-t-elle de soigner ou de guérir ? La fonction du repérage de ce dont il s’agit de guérir est essentielle et dépasse celle du diagnostic. Elle convoque le discours du patient, y compris sa demande, autant que le désir et l’envie de l’analyste de (se) satisfaire.

         La pratique oscille donc souvent entre deux écueils pouvant apparaître comme légitimes, en thérapie autant qu’en analyse : la culpabilité de ne peut-être pas faire ce qu’il faut, ou jamais assez, et l’abattement lié au constat que, quoi que l’on fasse, il pourrait demeurer possible que l’on ne réussisse jamais de façon suffisante ou satisfaisante.

Qui plus est et, peut-être, corrélativement à cet état  concernant l’analyse, comme l’exprime Michel Lévy, le flou devrait-il tendre à persister qui évacuerait en plus toute illusion de comprendre, a fortiori si elle est partagée entre l’analysant et l’analyste au risque, si la conviction d’une trop grande clarté s’impose d’éteindre le processus analytique : « Et c’est sur cette limpidité que l’échec repose le plus souvent. L’analyste et son analysant ont vraisemblablement dans ces cas là partagé une illusion de comprendre, ce qui suffit, lorsque cette croyance est assez assurée, à stopper le processus analytique. Verser dans une logique unimodale, quelle qu’elle soit, fut-elle psychanalytique, est le meilleur moyen, on s’en doute maintenant de basculer du côté de l’échec de l’analyse, de stériliser le pulsionnel qui est à la base du désir .»

La  tentation de croire comprendre ou dominer les mécanismes qui se jouent fait courir le risque à la cure de s’aventurer sur des chemins à visée éducative, et de diffuser ou de provoquer ce qu’on pourrait appeler l’idéologie d’un mode d’emploi de sa propre pensée, avec son cortège de croyances habillant la nécessité qu’il y aurait à partager sinon un savoir, au moins une intelligence des phénomènes inconscients. Alors qu’il s’agit là du corps de la cure, c’est aussi en se gardant de ce qui peut apparaître comme un besoin de proximité voire de connivence avec le patient, qu’une forme d’acuité – et évidemment d’efficience! - sera favorisée dans la recherche du protocole le plus adéquat.

     Cette recherche peut (doit ?) faire échapper à la dictature du symptôme, et au piège de prendre l’explication pour le résultat. L’explication affirme, localise, morcèle et engage de fait à isoler les signes de dysfonctionnement, et évoluer progressivement dans un système qui traiterait plus la maladie que le malade, et plus le symptôme que la maladie : diviser de plus en plus les questions pour spécifier de plus en plus les réponses. 

Le but risque de devenir alors de constamment atténuer ce symptôme pour qu’il devienne le moins gênant possible et surtout qu’il ne s’aggrave pas ou ne se déplace pas ! Qu’il se taise ce malotru qui pourrait faire croire à une nature humaine composite faite aussi d’angoisse, si polymorphe soit-elle, et qui dirait aussi la singularité de chacun. Comme l’aurait écrit Robert Musil, nature humaine ou qualité humaine ?

Respecter le symptôme doit permettre, en en tenant compte, de tenir surtout compte de son statut conscient, la plainte, pour diriger l’observation, orienter l’écoute vers les défaillances du descriptif, ainsi que vers tout ce qui dans l’attitude ou la gestuelle, les lacunes de la parole voire les silence, met en évidence les autres significations possibles que le symptôme résume et condense dans une sorte d’impossibilité d’aller au delà de lui-même.

          Toutefois, si le symptôme psychique requiert d’emblée l’interprétation de l’analyste, ce dernier doit la mettre en réserve : d’une part, pour ne pas heurter de front cet attachement du patient au symptôme (visée stratégique) qui, pour être la garantie de sa souffrance, est celle aussi de son mode de survie psychique, sans oublier le paradoxe des bénéfices dits secondaires ou indirects ; et d’autre part, parce que cette réserve offre un effet de ralentissement nécessaire à l’opération de penser. 

         Par ailleurs, qu’en est-il pour le psychanalyste du désir de guérir ? Est-il possible pour lui de l’évacuer ? Car, n’est ce pas là une inhérence au cheminement qui conduit à devenir analyste ? Ce désir de guérir l’autre n’apparaît-il pas comme un édifice intérieur inéluctable et constitutif composé d’érotisme, de mégalomanie, de formation réactionnelle et de sublimation ? Et n’y aurait-il pas là comme une sorte de contrainte paradoxale sur le fonctionnement du psychanalyste ? Car la tendance est bien réelle de dénier le besoin de produire de la guérison, et il se pourrait qu’à trop défendre cette posture, on aboutisse à une pratique perverse de l’analyse – l’Art pour l’Art, en quelque sorte – mais pour quel bénéfice ? Peut-être, et c’est très inavouable, existe-t-il chez certains analystes comme un trouble à l’endroit de la guérison du ou des symptômes de leur patients; elle y apparaitrait non seulement comme une perte de lien mais aussi comme transgressive à des figures paternelles ou magistrales défendues ! Et la déclaration de Lacan sur la guérison « par surcroit » désignerait alors un abri, un refuge ou un alibi.

A l’inverse,  ce « par surcroit » peut exciter et densifier le désir de guérison de l’analyste et ce dernier s’y employer par des moyens tels qu’un investissement extraordinairement âpre et rigoureux d’un protocole ou d’un cadre assignerait à la guérison un statut de défi… Et il ne s’agit plus alors de psychanalyse, mais s’agit-il là de psychothérapie ?

 

          C’est aussi autour de ces questions que se resserre l’entonnoir des motions qui guident  l’analyste vers le choix de l’un ou l’autre dispositif. Nous tenterons de les préciser dans leurcontenu.

 

Nature et intentions de la psychanalyse et de la psychothérapie

 

             Le cadre analytique doit permettre la mutation du statut du dire de l’analysant passant progressivement d’une parole sensée exprimer ce qu’il est à une parole exprimant ce qu’il ne se sait pas être. C’est la place faite à un nouveau rapport à soi en présence de l’autre et l’accès également à une nouvelle forme de penser.  Comme si « délesté » de l’enjeu contraignant imposé par un Moi mû par le besoin d’exister par rapport à l’autre, il accédait à un élargissement fait de tout ce dont il n’a plus le souci de maîtriser et ce dont il n’a pas le souci de s’emparer. Ce n’est pas sans rappeler les développements d’Emmanuel Lévinas sur le concept de caresse : « La caresse est un mode d’être du sujet, où le sujet dans le contact d’un autre va au-delà de ce contact. Le contact en tant que sensation fait partie du monde de la lumière. (…) Mais ce qui est caressé n’est pas touché à proprement parler.

« Ce n’est pas le velouté ou la tiédeur de cette main donnée dans le contact que cherche la caresse. Cette recherche de la caresse en constitue l’essence par le fait que la caresse ne sait pas ce qu’elle cherche. Ce « ne pas savoir », ce désordonné fondamental en est l’essentiel. 

« Elle est comme un jeu avec quelque chose qui se dérobe, et un jeu absolument sans projet ni plan, non pas avec ce qui peut devenir nôtre et nous, mais avec quelque chose d’autre, toujours autre, toujours inaccessible, toujours à venir.

« La caresse est l’attente de cet avenir pur, sans contenu. Elle est faite de cet accroissement de faim, des promesses toujours plus riches, ouvrant des perspectives nouvelles sur l’insaisissable… »

         Même si la perspective d’une telle entreprise semble douce et enrichissante, la dépense psychique exigée par elle est littéralement exorbitante d’entrée de jeu ! Comme évoqué plus haut, en convoquant le dire d’une façon qui n’a rien à voir avec les habitudes de parler – ce protocole contredit toutes les règles sociales d’usage de la parole -, il s’agit d’investir, certes progressivement, un nouveau discours, portail permettant d’accéder à une possibilité d’élaboration.  La lutte ne se cantonne pas aux aspects sociologiques ou sociétaux du parler, mais également à une forme de suprématie du Moi en place qui doit se relativiser à l’aide de l’illusion transférentielle, authentique alliance qui verra fluctuer les représentations que le patient projette sur l’analyste, de l’ami à l’ennemi !

Tous les ingrédients sont réunis pour que cette rencontre psychanalytique  soit étrange, inhabituelle voire phobogène tant dans sa règle et sa méthode que dans la situation psychique qu’elle instaure. En revanche, l’analyste va disposer d’une faculté – qui ne lui appartient pas d’une certaine façon car liée au fruit du transfert -, celle de restituer à la pensée du demandeur un pouvoir qui n’est qu’à elle-même en faisant le détour par l’expérimentation des opérations alchimiques des mots et de la pensée, histoire de permettre l’affranchissement du sujet à l’égard de modèles archaïques. C’est ainsi que l’on peut apprendre à s’émanciper, quand il en est besoin, du mouvement primaire des pensées qui consiste à croire qu’une chose existe, et même se produit ou se trouve en présence dès le moment où on la pense.  C’est ce qu’écrit Didier Anzieu quant à la croyance : « La croyance est une nécessité humaine vitale. On ne peut pas vivre sans croire qu’on vit. On ne peut pas percevoir le monde extérieur sans croire à sa réalité. On n’est pas une personne si on ne croit pas à l’identité et à la continuité de soi. On ne  se trouve pas en état de vigilance sans croire qu’on est éveillé. Naturellement ces croyances, qui ont pour résultat de nous faire adhérer à notre être et de nous permettre d’habiter notre vie ne sont pas des savoirs. Quand on les examine sous l’angle du vrai ou du faux, elles apparaissent contestables et la philosophie, la littérature, les religions, la science psychologique se sont données beaucoup de mal tantôt pour les justifier, tantôt pour en faire ressortir la vanité. »

C’est aussi, la possibilité, sans y échapper tout à fait, de prendre ses distances avec la pensée magique « maladie infantile de toute pensée » comme l’écrit Patrick Lacoste, absolument soumise au principe de plaisir donc volontiers négatrice du principe de réalité.

          Au sein de ces processus et de leurs spécificités, l’analyste mobilise des énergies et tente de se tenir à une place bien particulières. Alors que sous la régence d’un noyau hystérique, le patient peut arriver affichant son état en tant que son identité, fourvoiement autant que déclaration de souffrance, l’analyste doit par exemple se garder d’attester qu’il est  « la psychanalyse » comme il serait la solution. En revanche, c’est certainement dans la conviction qu’il aura d’un mode d’inconscient, hypothèse architecturée par la formulation d’une modélisation, qu’il pourra fournir des amarres solides et préalables au voyage qu’il entreprendra avec le patient.

 

         Plus focales, indubitablement, que la psychanalyse, les psychothérapies qui en substituant à l’attention égale flottante, l’attention sélective et son corollaire la négligence sélective, tendent à faire une place plus importante au but et au projet pour le patient. Alors que l’analyse se situerait dans une durée a priori indéfinie, bordée qu’elle est par un cadre dont le maintient va permettre d’enclore un espace-temps garantissant le travail, la psychothérapie se construirait dans une dynamique où la fin déterminerait les moyens.

      Etymologiquement,  et un peu curieusement, « Psychothérapie » signifie traitement du psychisme par le psychisme ; alors que dans une optique médicale, le suffixe « thérapie » est toujours utilisé pour qualifier la méthode et non l’objet à traiter.  C’est probablement une émanation d’une tradition médicale qu’on retrouve à l’œuvre dans des pratiques psychothérapiques qui adoptant comme valeur suprême la guérison et la disparition des symptômes, peuvent aller parfois jusqu’à la mise en place de manipulations à des fins d’adaptation normative.  Dangereuses et négatrices de singularité pour le patient, ces pratiques réclament un thérapeute doué de dirigisme, de maîtrise et de contrôle.

En revanche, et sans perdre de vue le projet du patient, la suggestion entendue comme proposition et le conseil souple peuvent permettre au patient d’éprouver de nouveaux énoncés, de les approcher à son rythme, d’en faire résonner certains et pas d’autres et d’aboutir ainsi, dans la mesure où sa créativité est respectée, à un nouvel état, peut-être transitoire, où lui sera laissée la possibilité d’une nouvelle élaboration ou d’un nouveau trajet. Là, le praticien aura été en capacité d’entendre non seulement la demande initiale mais, surtout, ses métamorphoses.

 

          C’est dans le cadre du face-à-face que s’illustre le plus souvent la pratique psychothérapique. Je développerai plus loin les aspects transversaux et les incursions mutuelles des deux expériences, mais le face à face reste certainement une caractéristique distinctive importante et basale, pour plusieurs raisons.

          La perception visuelle de l’analyste dans la réalité de sa personne (son sexe, son âge, etc.) favorise son affectation à tel ou tel rôle ou fonction. Assimilé au monde du patient par ce dernier, il y sera témoin, objet d’emprise et /ou support de projection. Le face-à-face est la base de l’échange intersubjectif pour tout un chacun et ce depuis fort longtemps (cf. les bébés). L’ajustement des réactions consécutif aux interprétations les plus diverses s’y produit sans cesse, tout comme la résolution partielle d’enjeux narcissiques ou imaginaires. Il faut bien souligner à quel point la perception de soi dans le regard de l’autre sert de fondation à la construction narcissique. C’est donc en garantissant sa position, son écoute et son attention, que l’analyste pourra accueillir ses systèmes sans obligatoirement les nourrir ou les encourager. Un nouvel espace va pouvoir se créer au sein duquel  se développeront les transformations et mutations de l’organisation en place grâce à l’investissement et  à l’analyse du lien transférentiel. La place de l’analyste peut s’avérer fragilisante car exposé au regard de son patient, il peut être tenté d’adopter une attitude contre-transférentielle défensive eu égard à ce qu’il croit être la projection à son endroit ; car il est plus difficile de réguler la distance ou la neutralité sous le regard de l’autre. De plus la question vient à se poser de temps en temps de savoir si le face-à-face autorise la mise en place du travail psychique, alors qu’il intègre la visualisation du corps et du regard de l’analyste. Il faudra pour répondre à cette question surtout envisager les conséquences, pour ce patient-là, des fluctuations de la perception visuelle.

Car c’est bien loin des recettes et au plus près du patient, mais aussi de l’analyste, que peut s’ajuster la question du face-à-face. Pour certains, le soutien visuel leur offrira une voie d’accès à eux-mêmes et pour d’autres, c’est la raréfaction du regard mais aussi du corps de l’analyste qui autorisera le développement des mouvements psychiques élaboratifs. Seul sur le divan, et en carence de capacité à recréer et à maintenir l’objet narcissisant sur un mode interne, le patient se sentira peut-être un peu plus que perdu, désincarné.

J’écrivais que c’est aussi au plus près de l’analyste que se décide le choix du face-à-face car il n’est pas exempt d’effets sur lui également. 

Certains patients adressent un regard agressif ou caressant qui sera en mesure d’intruser l’analyste. S’inscrivant alors dans le même registre que le toucher, voir et sentir s’apparentent et nécessitent de la part du thérapeute un vrai plaisir à être présent à lui même et à son patient, et seul sous son regard – et ce, très loin de la jouissance, ou de la maîtrise qui, pour se maintenir, dérive toujours vers la lutte. 

Il me plaît de rappeler cette phrase de Kafka : « Le regard ne s’empare pas des images, ce sont elles qui s’emparent du regard. Elles inondent la conscience ». Elle dit toute l’amplitude en amont des projections inconscientes qui viennent se déployer dans la perception visuelle, bien antérieurement à toute réflexion, questionnement ou analyse.

 

 

         Différences, Complémentarité et Transversalité 

 

          En fait, quelque soit le dispositif, il s’agit de la fonction de médiation du thérapeute dans les rapports que le patient va établir avec lui-même, comme une sorte de révélateur au sens chimique. La psychothérapie accordant plus d’importance aux buts thérapeutiques et à la finalisation, le cadre et la place faite à la méthode verront leur importance relativisée par rapport à la psychanalyse. Or, ces différences disent autre chose quant au but du travail : alors que la psychothérapie viserait - éventuellement dans un premier temps - à solder des dysfonctionnements du patient avec sa vie, la psychanalyse ferait le pari de l’émergence du sujet via déliaisons, déconstructions et reconstruction, un peu indépendamment des dysfonctionnements précités.

On peut s’interroger parfois si c’est en fonction d’un renoncement à l’analyse qu’un projet psychothérapique peut-être envisagé. Pourquoi pas ? Mais ce qui est encore plus intéressant c’est de voir en quoi là où l’analyse ne saurait être opportune, la psychothérapie viendrait faire effet. Certainement car elles peuvent avoir, et c’est à moduler relativement au désir du patient, une réelle complémentarité. Ayant ainsi évacué un  trop-plein de souffrance obstruant toute perspective de symbolisation grâce à la psychothérapie, un patient peut avoir accès à lui-même différemment et entreprendre, enfin, un nouveau trajet vers la subjectivité avec un nouveau bagage. Ou encore, ayant pu intérioriser quelques agencements narcissiques en face-à-face lui donnant la possibilité de se passer de la perception visuelle de son interlocuteur, le patient pourra inaugurer un nouveau mode de relation à lui-même, à l’inconnu en lui-même et à l’Autre.  

L’analyste quant à lui peut repérer cette demande insue, la faire advenir sans que cela ne garantisse un aboutissement fructueux à la cure ; car,  en dépit de la progression exposée et de tout ce que j’ai écrit précédemment, il se peut que s’actualise à un moment donné une distorsion par trop importante entre la nature de la demande initiale du patient, l’idée qu’il se faisait a priori du résultat de sa démarche, et la perspective de l’analyste.  Ce qui traduit peut-être à quel degré d’attention et de circonspection, l’analyste doit s’obliger afin d’interroger la capacité de métamorphose de la demande initiale de son patient pour permettre l’amorce de la cure, et respecter ainsi la subjectivité et la singularité de son patient.

Enfin transversalement, il existe des effets thérapeutiques internes au dispositif analytique comme il existe des dimensions analytiques à la psychothérapie. Ainsi l’analyste peut-il, par exemple, trouver utile de recourir à des  interventions d’ordre psychothérapiques dans un but spécifiquement analytique afin d’investigation. Et à ce  titre la psychanalyse et la psychothérapie ne m’apparaissent pas comme deux techniques prototypiques strictement exclusives l’une à l’autre.

 

 

          Conclusion

 

          Ensemble, Psychothérapie et Psychanalyse  font l’hypothèse du soin et de l’émergence du Sujet grâce au langage. Non pas dans une parthénogénèse enclose et mortifère, mais dans l’amorce devenue possible de l’éventualité d’un nouveau cheminement permettant au sujet de se définir et de se dire au sein d’une dialectique qui n’atteste jamais que de la vie ; c’est-à-dire, en capacité de naviguer de la dispersion au rassemblement, du manque et de l’absence à l’allégresse et à la joie, de la séparation et la rupture à l’accord et à la conception d’un nouvel échange.

          Il est question d’appel de l’inconnu dans le désir d’analyse, en même temps que d’appel au soutien et à l’étai. Désir souvent très peu conscient dans la mesure où l’analyse se vit et se nomme au fur et à mesure de son avancée, du côté du patient. L’analyste en revanche, qualifiera temporellement très différemment ce qui advient ainsi qu’il organisera corrélativement la mise en œuvre du cadre qui permettra d’offrir, et seulement d’offrir, le contenant le plus favorable à la progression du sujet vers lui-même.

          Dans le Dictionnaire des Mythes Littéraires, Françoise Graziani cite un ouvrage de Desmarets (1648), La Vérité des Fables, dans lequel il narre de façon allégorique le « merveilleux voyage » du Prince Apollon vers le Nouveau Monde. Il semblerait qu’au cours du récit de ce périple, d’explorations et de découvertes, les structures mythiques soient délibérément évhéméristes, inversant la relation du mythe à la réalité, ne comparant plus le héros à un dieu et identifiant les dieux comme des héros divinisés. C’est donc la voie ouverte à une autre réalité faite de données, de possibilités et de perspectives modifiées. Le constat se fait alors que les places assignées sont redéfinissables à hauteur que pour être viables elles doivent être subjectivement investies ; c’est l’occurrence du mouvement générateur de pensée et d’action.

Si le Prince Apollon explorateur-découvreur-inventeur des sites et lieux qu’il atteint cesse, dans le récit, d’être divinisé pour y gagner ses galons d’Homme, les dieux par ailleurs, figures tutélaires, régnantes et gouvernantes retrouvent, dans ce contexte, le chemin de ce qui fut leur apparition, c’est-à-dire l’expression humaine d’un besoin de transcendance et rien de plus !

Et si les deux voyages que sont la psychanalyse et la psychothérapie permettaient d’entrevoir la « Vérité des Fables » de chacun ?...