La fin d’une psychanalyse 4


Nous allons  terminer aujourd’hui avec la théorie de la fin de l’analyse de Lacan, et nous tenterons de voir ensuite ce qu’en pensent les post lacaniens.
Je remercie pour ce travail sur Lacan les remarquables compilations de Patrick Valas.

Rappel 

Je rappelle rapidement  le point auquel nous en étions arrivés avec Lacan : en réaction aux pratiques freudiennes de l’époque, qui étaient censées aboutir à une identification du patient au moi de l’analyste, supposé sain, avec une efficience extrêmement relative quant aux succès de ces analyses, il mit en avant le désêtre, état de flottement identitaire, tant chez l’analyste que chez l’analysant en fin de parcours. Ceci était censé permettre d’éviter l’état hypomaniaque constaté dans l’occurrence de la fin d’analyse freudienne. Lacan va poser dès cette époque il s'agit "que le monde passe, la contingence se perdent, et que l'essentiel subsiste : c'est bien de cela qu'il s'agit au terme de l'analyse, d'un crépuscule, d'un déclin imaginaire du monde, et même d'une expérience à la limite de la dépersonnalisation."
" Est-ce que c'est maintenant que je ne suis rien que je deviens un homme ? C'est la fin de la psychanalyse d'Œdipe, la psychanalyse d'Œdipe ne s'achève qu'à Colonne au moment où il s'arrache la figure."
"Si on forme des analystes, c'est pour qu'il y ait des sujets tels que chez eux le moi soit absent. C'est l'idéal de l'analyse qui bien entendu, reste virtuel."

Il s’agirait ainsi de trouver le moyen de franchir ce « roc de la castration » sur lequel bute l’analyse selon Freud. Dans « les formations de l'inconscient », Lacan avance dans sa recherche d'une alternative à une fin d'analyse narcissique, prise ici dans le sens de finir une analyse en tant qu’homme ou femme.. ce qui ne manque d’être impossible comme Freud l’a donc constaté.
" On ne peut tout de même pas manqué d'être frappé qu'un des derniers articles de Freud, celui qu'on a traduit improprement par « Analyse terminable ou interminable » en réalité concerne le fini ou l'infini. ll s'agit de l'analyse en tant qu'elle ne finit pas ou en tant qu'elle doit être située dans une sorte de portée infinie. C'est de cela qu'il s'agit, et la projection à l'infini de son but, Freud nous la désigne de la façon la plus claire, tout à fait au niveau de l'expérience concrète comme il dit, à savoir ce qu'il y a d'irréductible enfin de compte pour l'homme dans le complexe de castration, dans la femme dans le pénis-neid, c'est à dire, pour un certain rapport fondamental avec le phallus. Si Freud d'une certaine façon a marqué là, (rappel complexe de castration pour le garçon, pénis-neid pour la fille, comme butée de terminaison de l'analyse) ce qu'il appelle en une certaine occasion « le caractère infini ›› projeté à l'infini, ce que I'on a mal traduit par interminable ...... c'est qu'il ne voit pas que la solution du problème de la castration, aussi bien chez l'homme que chez la femme, n'est pas autour de ce dilemme de l'avoir ou de ne pas l'avoir le phallus .... c'est qu'il ne l'est pas le phallus, et c'est à partir de cette réalisation dans l'analyse que le sujet n'est pas le phallus qu'il peut normaliser cette position, je dirais naturelle.
Juin 1958."



Notons  toutefois Lacan dira souvent tout autre chose de la fin de l'analyse, dans le séminaire sur les psychoses par exemple : " le sujet commence par parler de lui ; quand il aura parlé de lui, qui aura sensiblement changé dans l'intervalle, à vous, nous serons arrivés à la fin de l'analyse" ce qui, d'une certaine façon, revient à parler du dialogue..
Dans cette formulation, plus question de désêtre, plus question d'être analyste en fin d'analyse. Au contraire même, puisqu'il s'agit que se dise une différenciation entre analysant et analyste, au lieu de cette  identité manifeste entre la fin d'une analyse et être analyste que propose la passe, à travers l’apparition paradoxale et nécessairement éphémère du désêtre qui ferait là unité, trait commun identitaire entre analysant et analyste en fin de cure. On est curieusement passé de la critique faite aux freudiens de proposer une identification à l’analyste en fin de cure à ..  la même chose (ou presque) ! De l'identification au moi de l'analyste, on passe à l'identification au désêtre...

Une autre formulation, très différente de la thématique de la passe, sur la fin de l'analyse est par exemple présente dans le séminaire « le transfert » : "Mieux il sera analysé, plus il sera possible qu'il soit franchement amoureux, ou franchement en état d'aversion, de répulsion, sur les modes les plus élémentaires des rapports des corps entre eux par rapport à son partenaire." 
Le moins qu'on puisse dire est qu'on est plus, là, dans le désêtre!!! Nous verrons plus tard comment poursuivre ces autres pistes qu'il entrouvre en flash, sans les développer, et pour cause, puisqu'il ne le fasse pas est à mon avis au cœur des raisons de l'échec de la passe!

Curieusement, donc, mis à part ces formulations sur lesquelles nous reviendrons, Lacan tombe lui-même dans le travers qu'il dénonçait au début de son œuvre, d'une fin d'analyse qui aboutit à l'identification à l'analyste.. Et l'échec qu'il dénonçait pour les autres s'applique alors à lui-même, a travers ce qu'il dira de l'expérience de la passe : 

L’échec  lacanien

Dans le séminaire sur l’identification Lacan va relier la question du roc de la castration à la présence de l’Autre, 
"Est-ce que ce n'est pas là que commence la dimension morale qui n'est pas de savoir quel devoir nous devons remplir ou non vis à vis de la vérité, ni si notre conduite tombe ou non sous le coup de la règle universelle, mais si nous devons satisfaire ou non au désir du tyran ? Là est la balance éthique à proprement parler ; et c'est à ce niveau que sans faire intervenir aucun dramatisme externe - nous n'en avons pas besoin -nous avons aussi à faire à ce qui, au terme de l'analyse, reste suspendu à l'Autre. C'est pour autant que la mesure du désir inconscient au terme de l'analyse reste encore impliquée dans ce Lieu de l'Autre que nous incarnons comme analyste, que Freud au terme de son œuvre peut marquer comme irréductible le complexe de castration."
La question de l'analyse interminable devient alors un fait de structure. Dans cette logique, il ne reste que l'effacement de la structure pour qu'une analyse se termine..

On voit que la question sociale ne se pose pas pour Lacan, puisque tout est in fine réduit à la dimension du grand Autre.  C'est à ce niveau que Marc Thiberge déplacera la question de la fin de la psychanalyse : s'il y a une éthique de la psychanalyse, il existe aussi une éthique du social, contrairement à Lacan, censé ouvrir alors un espace de circulation à la place précise du désêtre lacanien. Nous verrons dans le prochain séminaire ce que cette hypothèse ouvre, et aussi ses limites

Dans L'angoisse, ce chemin vers le désêtre, à travers le grand Autre, l'amène à préciser ce qu'il va appeler l'objet (a), 

"Dans une littérature, mener le sujet à l'identification non pas à cette image comme reflet du moi idéal dans l'autre, mais au moi de l'analyste avec ce résultat que nous décrit Balint, la crise terminale maniaque qu'il nous décrit comme étant celle de la fin d'une analyse ainsi caractérisée et qui représente  l'insurrection du (a) qui est reste absolument intouché"

" La relation du désir à l'objet, qui est fondamentale, n'est pas distinguée à chaque niveau de ce dont il s'agit comme manque constituant de la satisfaction."

Cependant, Lacan va, comme tous ceux que nous avons étudié jusqu'à présent, prendre acte que tout cela n'aboutit malgré tout pas toujours aux résultats espérés. 
"Mais il est clair qu'il y a, ce n'est pas moi qui l'ait énoncé, un problème de la fin de l'analyse, celui qui s'énonce ainsi : l'irréductibilité d'une névrose de transfert, cette névrose de transfert est ou n'est plus la même que celle qui était détectable au départ, assurément elle a cette différence d'être toute entière présente, elle nous apparait quelquefois en impasse, c'est à dire aboutit parfois à une parfaite stagnation des rapports de l'analysé à l'analyste."


Toutefois, à côté de la position qu’on pourrait dire « officielle » de Lacan sur la fin de l’analyse, qu’il maintiendra tout en en constatant l’échec, il avancera de temps à autre, ponctuellement, d’autres voies, sans toutefois jamais les développer. Par exemple, dans les 4 concepts, une autre piste est rapidement indiquée, qui sera peu reprise à ma connaissance par Lacan, et qui est à proprement parler une voie Ferenczienne : "Le sujet provient de son assujettissement synchronique dans ce champ de l'Autre. C'est pour cela qu'il lui faut en sortir, s'en sortir, et dans le « s'en sortir", à la fin, il saura que l'Autre réel a, tout autant que lui, à s'en sortir, à s'en dépatouiner. "
Dans cette phrase, "tout autant que lui", se présente cette aspect d'analyse mutuelle chère à Ferenczi, qui, il faut tout de même le savoir, l'amena à rouler un patin à une de ses patientes,  provoquant un certain détachement de  Freud à son égard, jaloux sans doute...
Plus sérieusement, l'erreur de Ferenczi est la même ce celle de Lacan, sous une forme inversée : entre être trop et n'être rien, cela ne semble pas mieux marcher!

S’il est arrivé à Lacan de situer ce désêtre comme virtuel, on l’a vu, beaucoup plus souvent, le poser comme une réalité accessible. C’est précisément cette idée d’une réalité du désêtre qui va l’amener à mettre en place, en vain, l’expérience de la passe.
" Ce franchissement du plan de l'identification est possible. Tout un chacun de ceux qui ont vécu jusqu'au bout avec moi, dans l'analyse didactique l'expérience analytique, sait que ce que je dis est vrai." Toujours dans le séminaire   L’angoisse . 
"C'est au delà de la fonction du (a) que la courbe se referme, là où elle n'est jamais dite, concernant l'issue de l'analyse, à savoir après le repérage du sujet par rapport au (a), l'expérience du fantasme fondamental devient la pulsion. Que devient alors celui qui a passé par l'expérience de ce rapport opaque à l'origine de la pulsion?
Comment un sujet qui a traversé le fantasme fondamental peut-il vivre la pulsion ? Cela est l'au delà de l'analyse, et n'a jamais été abordé. Il n'est jusqu'à présent abordable qu'au niveau de l'analyste pour autant qu'il serait exigé de lui d'avoir précisément traversé dans sa totalité le cycle de l'expérience analytique.
Il n'y a qu'une psychanalyse, la psychanalyse didactique -ce qui veut dire une psychanalyse qui a bouclé cette boucle jusqu'à son terme. La boucle doit être parcourue plusieurs fois. " En fait Lacan parle là d’un passage qu’il détaillera plus tard, de la pulsion au désir.

Il faut s'arrêter sur ces détails, pourquoi plusieurs fois si ça marche, si c'est vrai que ça marche ? C'est ici encore l’aveu du contraire!

« C'est pour autant que le désir de l'analyste qui reste un x, tend dans le sens exactement contraire à l'identification que le franchissement du plan de l'identification est possible, par l'intermédiaire de la séparation du sujet dans l'expérience. L'expérience du sujet est ainsi ramenée au plan où peut se présentifier, de la réalité de l'inconscient, la pulsion. » On voit bien les apories d’une telle problématique, puisque la pulsion, alors, serait censée fonctionner sans objet, ce qui en détruit la base même. Impossible en fait de franchir le plan de l’identification, contrairement à l’espoir de Lacan, de même qu'une pulsion sans objet ne peut pas plus exister qu'une force sans direction.. C'est différent si on parle du désir, et mieux vaut ne pas confondre pulsion et désir, si on veut garder un espace de pensée!

Cette difficulté dans la théorie lacanienne impliquant la fin de l'analyse a évidemment un impact symptomatique sur la conduite des cures : l'impossibilité absolue du désêtre, alors même qu'il est recherché dans le travail, va créer en retour un symptôme extrêmement massif :

Ainsi, dans L'acte psychanalytique 

"Commencer d’ETRE psychanalyste, tout le monde le sait, ça commence à la fin d'une psychanalyse."

Ainsi, on passe du désêtre de l'analysant à l'être analyste, et il faut s'appeler Lacan et avoir son pouvoir charismatique pour faire passer une pilule aussi grosse que le gosier des auditeurs!!

Plus sérieuse est cette autre proposition, que nous aurons, elle, à reprendre :

"Le terme de l'analyse consiste dans la chute du sujet supposé savoir et sa réduction à l'avènement de cet objet (a) comme cause de la division du sujet qui vient à sa place."

" Celui qui fantasmatiquement avec le psychanalysant joue la partie au regard du sujet supposé savoir, à savoir l'analyste, c`est celui-là, l'analyste qui vient au terme de l'analyse à supporter de n'être plus rien que ce reste, ce reste de la chose chue, qui s'appelle l'objet (a). L'analysant venu a la fin de l'analyse dans l'acte s'il en est un qui le porte à devenir psychanalyste, ne nous faut-il pas croire qu'il n'opère ce passage, que dans l'acte qui remet a sa place le sujet supposé savoir. Nous voyons maintenant où est cette place, parce qu'elle peut être occupée, mais qu'elle  n'est occupée qu'autant que ce sujet supposé savoir s'est réduit à ce terme que celui qui l’a jusque là garanti par son acte, à savoir le psychanalyste lui, le psychanalyste l'est devenu ce résidu, cet objet (a)."

On voit ici comment Lacan, croyant maintenant au désêtre, alors même qu'il n'en faisait qu'une fonction asymptotique au départ de son travail, mélange la fonction silencieuse, de non réponse, d’absence  de l'analyste avec la personne même de l'analyste, voire annule ses autres fonctions. Confusion dramatique, qui aura effectivement des conséquences délétères sur beaucoup d'analystes, les réduisant à cette fonction de non réponse.  Le désêtre, s’il est envisageable à travers la fonction précise de l'objet (a), ne le peut que dans un moment du dialogue analytique, mais ne peut pas le définir. Ce moment est précisément lorsque le patient ferraille en s'accrochant à des plans identitaires pathologiques.. C'est à dire justement quand des investissements imaginaires identitaires absolus font obstacle à la dynamique individuelle et sociale du désir. Dans ces moments, la fonction de l'objet (a) chez l'analyste prend tout son sens et lui permet la patience.. Ce n'est pas un désêtre, mais une éclipse!

C'est au contraire cette hypothèse d'être en désêtre, donc à mon avis impossible, qui va être évaluée dans ce dispositif complexe qu'est la passe.  Il faut rappeler ici que pour Lacan, la passe n’eut pas essentiellement pour fonction de nommer des analystes, mais d’explorer son hypothèse du désêtre comme fin de l’analyse. De l'intérêt d'ailleurs des dispositifs d'évaluation des hypothèses théoriques, puisque c'est de l'échec avoué de la passe que le travail a pu se poursuivre pour les uns et les autres. Il faut rendre hommage sur ce plan à honnêteté de Freud et de Lacan sur le réel de leur travail même si ce n'est pas toujours du côté de la satisfaction pour eux!!

Cette affaire ne fut d’ailleurs pas sans résistance de la part des élèves de Lacan, que beaucoup quittèrent à l'annonce de ce procédé, comme Rosolato et de nombreux autres. Ainsi dans RSI en 74 :

"ll est étrange que ce soit de certains qui ne se trouvent pas encore a s'autoriser de l’analyse, mais qui en sont sur le chemin, que vienne cette résistance a ce pourquoi je les stimule, je les stimule en somme de rendre effective, effective quoi ?
Dans un témoignage qu'ils apporteraient du point où ils en sont de rendre compte de cette passe, de rendre effective cette passe dont certains savent que j'essaie d'introduire dans mon Ecole, cette passe dans quoi ce dont il s'agit que chacun apporte sa pierre au discours analytique en témoignant comment on y entre. ll est étrange que parmi eux il y ait des analystes formés et à qui littéralement, je mendie leur aide, c'est ce que j'ai fait, s'y refuse de façon catégorique ou jusqu'à  m'y opposer l'injure." 
“Il n’y a pas besoin d’être A.E. pour être passeur.
C’est une idée folle de dire qu’il n’y a que les A.E. qui pouvaient désigner les passeurs.
C’est en quelque sorte une garantie ; je me suis dit que quand même, les A.E. devaient savoir ce qu’ils faisaient.
La seule chose importante, c’est le passant, et le passant, c’est la question que je pose, à savoir qu’est-ce qui peut venir dans la boule de quelqu’un pour s’autoriser d’être analyste ?
.... J’ai voulu avoir des témoignages, naturellement je n’en ai eu aucun, des témoignages de comment ça se produisait.
Bien entendu c’est un échec complet, cette passe.
Mais il faut dire que pour se constituer comme analyste il faut être drôlement mordu ; mordu par Freud principalement, c’est-à-dire croire à cette chose absolument folle qu’on appelle l’inconscient et que j’ai essayé de traduire par le « sujet supposé savoir. »
Il n’y a rien qui m’ennuie comme les congrès, mais pas celui-ci parce que chacun a apporté sa pauvre petite pierre à l’idée de la passe, et que le résultat n’est pas plus éclairant dans un congrès que quand on voit des passants qui sont toujours ou bien déjà engagés dans cette profession d’analyste, – c’est pour ça que l’A.M.E. ça ne m’intéresse pas spécialement que l’A.M.E. vienne témoigner, l’A.M.E. fait ça par habitude, – car c’est quand même ça qu’il faut voir : comment est-ce qu’il y a des gens qui croient aux analystes, qui viennent leur demander quelque chose ? C’est une histoire absolument folle."
"Pourquoi viendrait-on demander à un analyste le tempérament de ses symptômes ? Tout le monde en a étant donné que tout le monde est névrosé, c’est pour ça qu’on appelle le symptôme, à l’occasion, névrotique, et quand il n’est pas névrotique les gens ont la sagesse de ne pas venir demander à un analyste de s’en occuper, ce qui prouve quand même que ne franchit ça, à savoir venir demander à l’analyste d’arranger ça, que ce qu’il faut bien appeler le psychotique."
Il est curieux de noter que de nombreux commentaires de ce texte supposent que Lacan a fait là un lapsus! Et proposent de mettre "névrotique" à la place de psychotique. Pourtant, il se comprend bien si, comme Lacan l'exprime plus haut, c'est une folie de demander à un autre le règlement de ses symptômes... En fait, c'est folie de n'avoir aucun besoin de l'autre, et c'est une autre folie de venir demander à un autre d'être soi-même! On comprend Lacan, avec ces prémisses, de ne trouver que le désêtre chez l'analyste pour ne pas répondre à une telle demande!

"Et tout est là, il faudrait que l’analyste sache un peu la limite de ses moyens, c’est là-dessus que, en somme, nous attendons le témoignage de gens qui sont depuis peu de temps analystes : qu’est-ce qui peut bien leur venir à l’idée – c’est là que je pose la question – de s’autoriser d’être analystes.
Parce que, comme l’a dit Leclaire, il y a des sujets non identifiés et c’est précisément de ça qu’il s’agit ; les sujets non identifiés nous ne nous en occupons pas, les sujets non identifiés, c’est bien ce qui est en question comme Leclaire nous l’a expliqué.
Le sujet non identifié tient beaucoup à son unité ; il faudrait quand même qu’on le lui explique qu’il n’est pas un, et c’est en ça que l’analyste pourrait servir à quelque chose. »
Il faut ici ouvrir une longue intervention de Serge Leclaire qui s'exprime dans cette séance du séminaire.

Heimlichkeiten 
Ce soir, Luis, au pays d'Urlinda où il fait halte depuis trois jours, a parlé trop vite. Relatant à la veillée sa longue marche du jour dans la lande, Luis leur a dit que là-bas, assez loin vers l'est, en un point où le ruisseau pourtant modeste semble s'être taillé un espace de douceur dans la roche à fleur de terre, là où il s'étale en eaux presque dormantes entre un tapis de verdure et des frondaisons dont les têtes mouvantes comblent de leurs frémissements l'espace du sol défait, là, il avait fait une rencontre. Noir, des yeux de feu d'une extrême douceur, délié dans tous ses muscles énumérés, force tranquille accordée à la paix du lieu, confiant comme s'ils se connaissaient de toujours, un cheval était là. Ont-ils conversé? Luis a-t-il rêvé? Comme le soleil déclinait, le cheval s'en est allé, et Luis est rentré au pays par des chemins inconnus.
L'extraordinaire de cette rencontre aurait dû l'inciter à la taire aux gens du village, alors que, se laissant aller à la chaleur de la veillée, il se mit à la raconter à ses hôtes. A peine avait-il évoqué la figure du cheval noir, que les yeux qui l'entouraient chavirèrent dans une terreur sacrée, les uns sombrant dans une peur folle, les autres brûlant d'une rage vengeresse. Luis entrait en plein cauchemar ; "tu as rencontré le diable" glapirent les plus apeurés; il eût suffi que tu te saisisses de deux branches et les brandisses en un signe de croix, pour t'en assurer et t'en protéger ! Les plus calmes, tout en proie à leur violence contenue, lui expliquèrent que c'était une bête terrible dont la venue dans les entours du pays causait les pires ravages. Après treize lunes de répit, elle était donc revenue ; il fallait cette fois la capturer, car elle défiait la mort autant qu'eux craignaient de la mettre à mort. Mais tous considéraient maintenant Luis avec une instinctive méfiance tant son récit manifestait à l'évidence sa diabolique complicité ; l'hôte de marque allait être utilisé comme guide, otage et appât. Il fut donc décidé de partir avant l'aube pour cette chasse apocalyptique.
La lumière encore oblique du soleil à peine montant signala de loin, par un ondoiement scintillant des vagues immobiles de la lande, le lieu dont Luis espérait encore qu'il n'avait été qu'un mirage de rêve. Les cavaliers se déployèrent à la ronde pour agencer le piège... Dès lors tout se déroula selon un rituel millénaire dans un somptueux montage de western. Le premier qui réussit à lancer sa corde sur la bête fut traîné dans la lande ; vingt fois le cheval noir manqua réussir à échapper aux entraves qui rayonnaient et se rompaient. Au plan final de la célébration, il était amarré de toutes parts comme un astre noir dans la blancheur d'un midi sinistre. Luis s'éloigna.
*
Je ne peux m'empêcher de penser que toute venue au monde s'ordonne dans un rituel du même mode. La grande affaire n'est assurément pas de couper le cordon ombilical, mais bien d'assujettir aussitôt le nouveau venu par des liens autrement plus solides : on le numérote, on le nomme, on l'enregistre ; rien là que de très naturel dans un monde où ça parle, écrit et compte. Mais pour faire bonne mesure on sacralise ouvertement on secrètement chacune de ces opérations, comme on enduit une corde pour la rendre imputrescible. Puis, dans chacun des petits mondes que l'assujetti aura, volens nolens, à traverser ou à habiter, le même rituel, indéfiniment se répétera. " Ne vous en faites pas, dira le directeur d'école aux parents désemparés, "nous allons le prendre en mains, pour en faire un homme... libre" bien sûr, car tel est le vocabulaire de notre temps. De quoi s'agira-t-il, sinon d'assurer les rets qui le tiennent aux arrêts, puis d'apprendre à l'assujetti à s'enferrer bêtement dans les fers où il est pris ? Et s'il montre une agilité et docilité suffisante dans le maniement des différents codes en usage, à lui apprendre à fabriquer, voire à inventer de nouveaux liens symboliques qui lui donneront pouvoir, pour un temps de maîtriser de nouveaux sujets assujettis ?
Je ne peux m'empêcher de penser néanmoins qu'il est possible de donner lieu réellement à une pratique de dé liaison implacable de tout ce qui fait moyen de pouvoir et d'assujettissement. La psychanalyse prétendait logiquement devenir cette pratique. Mais quand on entend aujourd'hui encore disputer du lien à la mère en toute méconnaissance du fait qu'il ne s'agit là que d'une métaphore sommaire pour travestir les entraves symboliques absolument dominantes, quand on constate que l'essentiel de la pratique consiste non à dé-lier (analuein) mais à produire de nouveaux liens hautement sophistiqués pour en user séance tenante, on ne peut qu'être rétif à collaborer à l'œuvre de la maison analytique, si sympathiquement "heimlich", dont la pratique de fait découle en droite ligne de celle des assujetisseurs de tous temps.
*
Quelle est donc la folle crainte qui nous repousse obstinément dans l'enfer de la répétition ? De quoi ont donc si peur les fiers cavaliers d'Urlinda ? Quelle terreur sacrée règne en souveraine au sein du jury d'agrément ?
Celle des SNI !
Entendez des sujets non identifiés.
Infiniment plus inquiétants que les OVNI (objets volants non identifiés), les sujets non identifiés sont aussitôt soumis aux pressions les plus vives pour supporter une désignation reconnue et s'astreindre (librement !) à une assignation à résidence. Il importe de donner le change, et, quand même, de s'assurer du sujet (comme il est dit en termes de police) : c'est là qu'il est, c'est là qu'il vient, c'est là qu'il va. Toutes ces précautions ont d'amples justifications : c'est que le sujet non identifié, le SNI, est d'abord un traître soupçonné d'être détenteur d'une puissance maléfique, et très précisément mortifère. Traître à quoi ? A la toute puissante conjuration des sujets- qui -se - prennent - pour - un.
Un ? Un clivé, bien sûr, en autant d'uns, mal barrés ! Une femme, un homme, un père, une mère, un fils... qui se prennent pour un analyste, un A.E, un membre du jury d'agrément ; ou encore un marginal, un "dissident", un dingue ! On dirait qu'il est vital de se prendre pour un ! D'ailleurs, à la moindre transgression de la limite - une, c'est un chœur d'indignation. "Ca suffit" siffle l'un qui se sent excédé ; "il y a quand même des limites " opposent de leur peau les amis du cercle. En effet cette bulle sacro-sainte de l'un semble le minimum exigible (c'est le cas de le dire) pour refaire tout - un - tout pareil le noyau de d'une horde ordinaire où se perpétuera, sous l'égide de Saint Même (Sainte - Mère ou Saint - Père, c'est du pareil au même!)
L'inique rapport d'un à un :
Captation, possession, prédation ; phallicisation, violation, castration ; séduction... et on recommence. Prétendue "relation" et même, relation modèle, matricielle, pourtant exclusive de tout "autre" qui n'aurait point statut d'un, d'un semblable.
*
Peut-être le temps serait-il venu, puisque la psychanalyse nous en donne les moyens, de dépasser cette folle passion qui consiste, quoique nous en ayons, à refaire encore et toujours de l'un... au dépens de l'"autre", cela va de soi. Même si comme tout bon chrétien inquisiteur nous ne cessons d'invoquer l'Autre, celui qui est déjà expédié dans l'autre monde.
L'autre ? et si c'était précisément le sujet non identifié ? 
Dans la lande d'Urlinda, rayons sinistres autour du splendide astre noir capturé les amarres font étoile. Au centre de la "place de l'étoile, un sujet non identifié, et, qui plus est, mort ; un soldat inconnu. De quoi faire l'unanimité ! Encore.
A moins qu'on ne s'avise que si le lieu d'enfermement d'un mort non identifié fait admirablement signe d'unité, exaltant le tous pareils, tous fils de la même mère - Matrie, c'est que... quoi? C'est que tous les sujets qui - se - prennent - pour - un s'y reconnaissent d'une façon étrangement intime : 
Un mort inconnu,
Plutôt que de continuer passionnellement et aveuglément à produire de nouvelles chaînes symboliques en sophistiquant indéfiniment notre arsenal théorique, ne serait-il pas plus convenable au travail psychanalytique de mettre en œuvre une pratique analysante qui consisterait complètement à délier tout un chacun de ce qui l'entrave au premier chef, à savoir la possession héréditairement transmise de ce qu'on appelle sa propre mort ? Possession dérisoire et stupide s'il en est, qui fait cependant chacun prioritairement occupé par la gestion de son mausolée intime, le plus cher et le plus sacré d'entre tous, autour duquel s'édifie inlassablement, superbement "humaine", la gloire narcissique du statut d'un ; celui qui possède en toute propriété sa propre pourriture. "ce n'est pas à n'importe qui que je dirais "pourriture" avait lancé Michel de Certeau, à Lille ; une injure pour familier, en somme ! 
La mort ne règne, il est vrai, toute puissante dans les relations d'un à un que pour autant que le misérable jeu de son appropriation conforte chacun dans un système hautement profitable de tout ou rien. D'autre part, le système maintient des lieux dits de pouvoir d'où la mort s'administre. Tout un, pour régir ces lieux, fera l'affaire: du Dieu tout puissant au petit chef, en passant par l'instance d'état où n'importe quelle Cause unique. Car il importe en "haut lieu", c'est à dire dans le bas fonds, que rien ne change de ce rapport débile à la mort : que chacun soit assuré et conforté dans l'absurdité qu'il y aurait un organisme de gestion qui s'occuperait par délégation de sa mort, tout comme une banque gère le patrimoine dont le supposé propriétaire s'imagine jouir. D'ailleurs, si vous avez de la religion, n'hésitez pas à donner tout le bénéfice à la banque, de Saint Phalle ou du Saint Esprit de préférence : vous aurez alors le statut de nu - propriétaire de votre mort avec l'assurance d'en jouir au centuple... après. Si le système se perpétue ainsi, c'est qu'il est non moins profitable pour l'administré ; cela lui permet d'éviter, en toute sécurité, d'avoir à interroger ce qui fonde son statut narcissique le plus secret de sujet qui se prend pour un. Jeu de dupes, on s'en doute. Car il s'avère dans la pratique quotidienne des relations dites humaines, que jouissent en fait de cette fantomatique propriété ceux qui, tout uniment, affirment jusqu'en ses conséquences ultimes la nature "éternelle" du sujet -qui se - prend - pour - un, à savoir : pas d'autre. Ce qui dans son épure donne : moi, l'un, je te tue, à peu près comme on dit : mais moi, je t'aime ! Eventuellement ad majorem Dei gloriam. Loué soit Dieu et ses tenants - lieu ! Que ne ferait-on pas pour dormir tranquille, et surtout ne pas penser ?
*
A défaut de penser, qu'on se le dise : il n'y a pas de mort propre, il n'y a pas de propriété de la mort. Le rapport à la mort - celui qui ne se contente pas d'un simulacre d'appropriation narcissique - le rapport à la mort est ce qui fonde le politique. Je veux dire le politique à produire, et non pas celui qui se délecte de sa forme instituée, non pas de celui qui jouit du rapport à la mort en usufruitier.
Peut-être que la psychanalyse pourrait prendre en compte ce fait, le politique ? Car après tout le "rapport à la mort" n'est pas hors du champ de sa pratique.
Encore faudrait-il, pour ce faire en vérité, que les pièces absolument uniques qui composent nos plus purs joyaux institutionnels acceptent réellement la possibilité de laisser traverser par l'idée d'une désintégration de leur cristalline spécularité :
Et que trépasse enfin la chose celée!
Nul n'y perdrait rien. Rien qu'un jeu de reflets narcissiques qui se focalisent inéluctablement en un enclos mythique, lieu de toute Heimlichkeit, de toute "essence du dedans" : intimité, pourriture, secret, recel de faux.
Que de trésors fictifs sont donc accumulés dans chacun de ses coffrets fantômes ! Ce n'est pas demain la veille qu'il pourra être porté atteinte à tellement de richesses !
La formidable conjuration de tout ce qui fait de l'un se rassemble à son insu en une Sainte Alliance, afin que resplendisse encore et toujours, dans sa gloire décadente, la Grande Muraille de l'Une.
Inventer des passes, en instituer des modes, ne serait-ce pas au bout du compte, affermir l'Enceinte - Même et concourir à l'œuvre de la Sainte Alliance ?
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Ce brillant exposé de Leclaire met en fait en exergue une impasse commune avec Lacan, qui est la vision d’un signifiant définissant le sujet, et non conjointement défini par lui. C'est la source profonde de la déréliction, du désêtre qui devient la seule issue quand on entre dans cette idée du langage. Lacan parlait volontiers d’épinglage signifiant, le sujet faisant office de papillon. Il faut noter que ni Lacan ni Leclaire ne sont spécialistes de l’enfance, c'est-à-dire ne sont vraiment au fait de la façon dont l’humain s’inscrit dans l’univers signifiant. 
C’est qu’en fait il s’y inscrit avec humour, en riant, à savoir en démontant l'univers signifiant effectivement externe au départ pour en faire quelque chose de personnel. A défaut de pouvoir subvertir l’univers signifiant autour de lui, l’enfant ne s’y inscrit tout simplement pas ! Il lui faut pouvoir disposer de l’autre, le plus souvent en le faisant rire, pour accepter d’entrer dans la langue. L’entrée dans le langage est une prise de pouvoir partagé, à défaut de quoi l’autisme est possible. Certains se souviennent que la source profonde de l’autisme, à mon sens, est un défaut de poésie dans l’univers signifiant autour de l’enfant, et pourquoi pas en l’enfant lui-même. On ne se méfie jamais assez du sérieux.. Lacan avait tout de même repéré quelque chose comme cela dans la séance du 16/11/76, dont je reparlerai plus tard : « Je veux dire l’intérêt du trait d’esprit pour l’inconscient est lié à cette chose spécifique qui comporte l’acquisition de « lalangue » »
 L’impasse signifiante dans laquelle Lacan et Leclaire se trouve habituellement n’est pas ailleurs. En effet, pas de sujet sans inscription signifiante, et si celle-ci à la fois conditionne cette inscription subjective, et dans le même temps l’interdit, soit on constate cet assujettissement auquel on ne peut rien, ce qui réduit à une pratique analytique ramenant au stoïcisme, soit on est dans le désêtre. Rappelons que dans le stoïcisme, l’alliance entre l’ataraxie (absence de trouble) et l’apathéia (absence de passions) conduit à la sagesse, grâce à un détachement qui autorise l’acceptation de chaque événement du monde, à travers précisément la séparation effectuée entre représentation et représenté. Lacan fera appel précisément à ces philosophes de la spaltung, si j’ose dire, dans « Radiophonie ».
La déprise identitaire visée par la psychanalyse lacanienne est donc une vue de l’esprit, ou une position philosophique qui n’est pas de l’analyse, ce que Lacan apercevra en parlant de l’échec de la passe, sans pouvoir cependant aller plus loin, faute à mon avis d’une théorie dynamique correcte du narcissisme, de l’identité, et du signifiant.

Notons pour la suite de notre travail que malgré cette fausse piste, Lacan continuera à parler tout à fait d'autre chose concernant la fin de l'analyse, un plan tout à fait différent, qui est celui du dialogue :
"une analyse ne finit que quand quelqu'un peut dire, non pas "je te parle", ni "je parle de moi", mais "c'est de moi que je te parle". Ou pire, 1972. Mais jamais il ne développera plus avant ces idées tout à fait contradictoires avec ses thèses théoriques, même s'il en eut tout de même l'intuition.

Conséquence de l’échec de la passe pour la poursuite de l’élaboration théorique de Lacan.

De cet échec, Lacan tenta de tirer un enseignement. Cette évaluation lui permis de ré-élaborer sa théorie de la fin de l'analyse et sa théorie même du système psychique. Il inventa pour ce faire le concept du sinthome, dans un premier temps inventé pour rendre compte de la tenue possible d’une structure psychotique grâce au biais de l’écriture, puis étendu ensuite à la fonction du symptôme dans la structure de tout appareil psychique . À partir, on le sait, de son travail sur James Joyce.

En 1978 séminaire Le moment de conclure : 
" L’analyse ne consiste pas à ce qu'on soit libéré de ces sinthomes, l'analyse consiste à ce qu'on sache pourquoi on s'en est empêtrés. Ça s'est produit du fait qu'il y a le symbolique. Le symbolique c'est le langage, on apprend à parler et ça laisse des traces."

Et Lacan va remanier sa théorie topologique d'un nœud Borromeen à 3 et le faire passer à quatre, RSI et sinthome se nouant. On ne se débarrasse plus du symptôme en devenant sujet, grâce au désêtre et au défilé incessant des signifiants qu'il provoque, on passe du symptôme au sinthome. Ce qui s’appellera dans la suite de la théorie lacanienne l’identification au symptôme.
Ainsi, "savoir qu'on est empêtré dans l'aliénation à l'Autre suffirait au processus de l'analyse."
Lacan, le 16/11/76 :     


Le mérite de Lacan a été de sortir du dispositif d'identification à l'analyste, de sortir d'une fin d'analyse qui ne proposait qu'un prolongement du procès spéculaires, donc de l'aliénation à l'autre sans recul, sans distance. Son outil structuraliste a été pour cela tout à fait efficace, et son apport fondamental a été sans doute de moderniser la phrase de Buffon : le style c'est l'homme même! C'est bien entendu cela qu'il faut retenir de Lacan, autant que ses limites.

Lacan a sans doute été un peu loin dans la tentative de dentifications, à l'aune inverse de l'excès d'identification des écoles freudienne. C'est qu'il n'avait guère que l'outil du structuralisme à sa portée, la pensée complexe ne se développant qu'à partir des années 80. Il était certes logique de faire de l'homme un simple produit de la structure du langage, la solution de la désaliénation consistant alors, en sortant de cette structure signifiante, à aller vers le désêtre. Le problème est bien évidemment qu'on sort en même temps de l'humain.
La topologie de Lacan est à entendre précisément du côté de cette impasse. Si l'invention du nœud borroméen fut une avancée clinique considérable, puisqu'elle permettait de dissocier les dimensions de l'humain, en cessant de chercher du coup l'unité impossible de l'être, Lacan finit par s'embourber passablement dans cette "mathématique", piégé qu'il était par son obsession structuraliste. Car la pensée complexe est bien post structuraliste, au sens où elle explore une dynamique entre les systèmes,  elle cherche des interactions complexes là où le structuralisme supposait une systématique univoque.

Ce problème apparaît nettement dans le célèbre graphe du désir.

graphe desir

Il faut pour comprendre ce graphe repérer ses 3 étages... Le premier ( i(a)) fait jouer l'identification spéculaire, le second de s(A) à À l'inscription signifiante, le troisième la castration.  Si un certaine circulation existe sur un plan horizontal, fort limitée cependant car ne faisant que représenter des vecteurs de la vie psychique elle-même, aucune circulation n'existe sur le plan vertical entre ces niveaux. C'est précisément cette empilement fixe, non dynamique, structuré statiquement qui pose problème. Dès lors que l'appareil psychique est ainsi représenté, l'analyse n'est guère qu'un état des lieux, les aliénations sont répétées mais aussi fixées, et se désaliéner consiste à sortir du système symbolique lui-même, l'impossible et inhumain désêtre, repérable dans l'échec de la passe.


Mais, encore une fois, il devait lui-même avoir une certaine conscience de cette impasse, puisqu'il a pu dire parfois exactement  le contraire de ce qu'il avançait théoriquement, comme on l'a déjà vu plus haut.

Ainsi, dans une conférence aux États-Unis relatés dans Scilicet de 1975 numéro six page 15. " Je peux seulement témoigner de ce que ma pratique me fournit. Une analyse n'a pas être poussé trop loin. Qu'un analysant pense qu'il est heureux de vivre, c'est assez." Notez que Lacan ne dit pas là qu'un analysant heureux aurait fini, mais qu'il le pense, oui par contre... Tout ceci permet de baliser la suite de ce que j'aurai à vous dire.

Je terminerai là-dessus pour Lacan, avec beaucoup de dette à son égard comme tout analyste!!
En particulier pour cette approche structurale de la Spaltung, ce traumatisme originel du fait de l'entrée dans le langage, qui lui fait dénoncer une pratique hélas trop courante :  " 0n conçoit une théorie de l'analyse qui, à l'encontre de l 'articulation délicate de l'analyse de Freud, réduit à la peur le ressort des symptômes. Elle engendre une pratique où s'imprime ce que j'ai appelé ailleurs la figure obscène et féroce du Surmoi, où il n'y a pas d'autre issue à la névrose de transfert que de faire asseoir le malade pour lui montrer par la fenêtre les aspects riants de la nature en lui disant : « allez-y, maintenant vous êtes un enfant sage ››. C'est à dire qu'on retombe alors très exactement dans l'aliénation narcissique, car on a confondu la peur et la dissociation signifiante.

L'invention du concept de désêtre en réponse à cette impasse en a cependant proposé une autre, explorée par Lacan à travers l'expérience de la passe, comme nous l'avons vu. Mais ce fut incontestablement une avancée importante, permettant une liberté désirante, une dynamique de la pensée que n’autorise pas tout à fait la théorie classique freudienne de l'identification au "bon objet".

La question du rapport entre le sujet et l'objet a toujours encombré la psychanalyse d'obédience freudienne. Cela a obligé Freud a multiplier les instances, inventer des parties du moi qui vont se retrouver à l'extérieur du sujet via le statut identitaire de l’objet, alors que d'autres acceptions de ce terme vont désigner des fonctions proprement subjectives. Les deux topiques, de ce point de vue, présentent le même trait confusionnel. Que ce soit la première, à travers les concepts d’inconscient, de préconscient, de conscient, l’objet traversant tous ces plans, tout autant que dans la seconde, où le moi, le ça et le surmoi s’interpénètrent constamment à travers ce même statut de l’objet.
On comprend qu'avec cette confusion, la théorie du narcissisme elle-même vienne à buter, le moi pouvant être investit comme objet identitaire, tout comme l’objet sexuel, selon des investissements dont la variabilité est à la fois indéterminée et infinie. 
Et finalement on en arriver à s'identifier à quelqu'un d'autre, ce qui est le terme explicite de la cure pour ces praticiens freudiens, terme logique si l'on part de ses bases théoriques confuses. 

La théorie du signifiant de Lacan va venir bouleverser tout cela, et permettre une autre issue à la psychanalyse. En effet le signifiant est une copule qui fait articulation entre l'intérieur et l'extérieur. Il remplace en quelque sorte la question de la distance entre sujet et objet, pour l’abolir en quelque sorte en introduisant ce nouveau terme. C'est alors autour de la circulation du signifiant que toutes ces questions d'introjection pourront se comprendre mieux, simplement comme les effets de la parole. Introjection et narcissisme se comprennent beaucoup mieux s'ils sont introduits par la dimension du signifiant de Lacan.

Mais l'exteriorité radicale de ce signifiant ne permettra pas à Lacan d'aller plus loin, ni dans sa théorie, ni bien sur, dans sa pratique.
Nous verrons la prochaine fois ce que les post lacaniens ont défriché plus avant.

Michel Levy, avril 2015, à Carcassonne.