L’angoisse dissociative
 
Cette faculté dynamique de ces deux systèmes nerveux et circulatoire d'associer physiologiquement ce qui est dissocié anatomiquement dans le corps se caractérise d'ailleurs par un symptôme commun à leur dysfonctionnement, à savoir l'angoisse. C'est ainsi qu'un trouble circulatoire ou nerveux va souvent se manifester par un sentiment d'angoisse, une oppression. On sait que devant ce type de symptôme, le médecin va d'abord tenter de savoir à quel système, circulatoire ou nerveux (au sens large), appartient le trouble. Il va en tout cas chercher dans ces deux systèmes de coordination du corps.
Comme le système symbolique, dominant chez l'homme, est intimement lié au système neveux, c'est aussi la cause la plus fréquente de l'angoisse. Mais le système symbolique est aussi un organe de circulation, de liaison entre un corps et les autres corps, puis enfin avec le monde chez l'humain. Nous en parlerons plus en détail dans les chapitres suivants.
De ce point de vue, on peut donc soutenir que l'angoisse est un symptôme dont la cause, commune à ces trois origines possibles, circulatoire, nerveuse ou symbolique, est essentiellement dissociative. C'est bien que le corps ne tienne plus ensemble, sur un de ces plans, qui crée cette souffrance dénommée angoisse.
Il n'y a qu'un pas pour convenir du fait que le plaisir, au contraire, est alors essentiellement dû au fait que tout circule au mieux, sang ou influx nerveux et symbolique. Dans le plaisir, ça tourne ou ça baigne, comme on dit si bien…
Le constant effort d'intégration des fonctions dissociées du corps et du symbolique serait ce qui détermine fondamentalement le sentiment de plaisir ou d'angoisse selon qu'il est couronné de succès ou non.
Cet effort est d'ailleurs considérable, et l'énergie que demandent constamment la pompe sanguine et le métabolisme cérébral représente à peu près 30 % de l'énergie totale dépensée. Et je ne parle pas de l'énergie passée à manier le symbolique en tant que tel !
Ainsi, si l'angoisse est le signe d'un dysfonctionnement des capacités d'assemblage circulatoires sanguines, nerveuses ou symboliques, la douleur, par contre, elle, est le signe d'un problème situé simplement au niveau d'un de ces organes dissociés, comme l'inquiétude ou le deuil l'est d'un des partenaires de notre identité investis affectivement et symboliquement.
 
Au fond, plutôt que de poser que sang nerfs et cerveau seraient tour à tour le siège de l'âme, (on pourrait à notre époque ajouter les signifiants), il serait plus judicieux de soutenir qu'ils sont à eux tous une part de l'âme même, en raison de leur fonction intégrative commune…
 
 
 
 
Dissociation et conscience
 
Notons d'ailleurs que dans la définition de la conscience de Patrick Tort[8], c'est précisément cette fonction intégrative entre l'être et son milieu, lié à leur dissociation, qui crée la conscience. On conviendra de nommer conscience le fait, pour un être vivant, d'appréhender d’une manière unitaire un différentiel sensible dans le rapport de sa propre unité biologique à son environnement - cette appréhension unitaire étant elle-même suivie d'un réglage comportemental également unitaire, et ajusté à l’information ainsi obtenue. 
L'intérêt, et en même temps la limite d'une telle définition, est que la bactérie Escherichia Coli serait dotée d'une conscience, puisque nous avons vu qu'elle est capable de tout cela, ce qui n'est pas gênant en soi, mais est probablement insuffisant concernant la conscience humaine, comme nous le verrons plus loin. Il serait sans doute prudent de poser l'existence de plusieurs types de consciences, selon la complexité de l'espèce. Chez l'homme, impossible de faire l'impasse sur son langage complexe dans cette définition, comme nous le verrons dans les chapitres suivants.
La nuance que je propose dans cette approche tient au fait que c'est aussi à l'intérieur du corps lui-même que ce processus dynamique se produit constamment. Faut-il alors poser une conscience interne et une autre externe ? Là encore, nous aurons besoin du travail plus centré sur la prise symbolique de tout cela chez l'humain pour avancer dans cette problématique de la conscience, dans le chapitre suivant, dans un lien évident entre cette conscience et le plaisir d'être soi… Notons déjà pour le moment que le terme de conscience est porteur lui-même de cette double dénotation, interne et externe, selon qu'elle est le sentiment d’être soi-même ou la voix de la conscience, comme on dit.
 
 
Le plaisir et l'effort
 
Toujours est-il que l'énergie que demande le corps humain pour se maintenir, en lui-même et vis-à-vis de l'extérieur, est d'autant plus grande que sa complexité l'est aussi. Il ne va pas du tout de soi que l'humain puisse tenir droit tout simplement dans la sérénité et l'économie harmonieuse de l'être, puisque elles n'existent probablement simplement pas, du fait de sa complexité et de la dissociation dynamique de ses organes internes et de ses liens symboliques, appelant une régulation non moins dynamique. L'énergie dépensée à rester soi est alors sans doute une des sources du plaisir, lorsque cela marche !
 
Les sages de l'Inde ont bien compris cela, eux qui professent en général une ascèse dont le but est de faire taire le plus possible les besoins des divers éléments du corps, outre les passions externes, qui sinon parleraient trop par eux-mêmes dans une demande de régulation dispendieuse… Leur solution, respectable, est donc de simplifier la complexité du corps en en réduisant les besoins, de façon à dépenser le moins d'énergie possible au maintien de son fonctionnement. C'est ainsi qu'ils peuvent parvenir à un rythme cardiaque de 30 battements par minute. Le prix de tout cela est bien entendu le lien avec l'extérieur, le détachement d'avec les passions qui en émane étant nécessaire[9].
On voit que le plaisir d'être soi, simplement au plan organique, passe donc essentiellement par l'effort de se maintenir, quel que soit le niveau de cette énergie. On comprend aussi mieux au regard de ces hypothèses l'adage latin qui parle indirectement d'effort "mens sana in corpore sano", ce qui est largement confirmé par les effets thérapeutiques maintenant largement prouvés du plaisir du sport, adapté à chacun, dans les troubles psychiques, en particulier la dépression[10]. On peut sans doute généraliser cela au plaisir de l'effort, d'une manière plus générale que simplement appliqué au sport... Alors, repérer nos désirs, les dégager des refoulements, clivages et autres forclusions est loin de suffire au plaisir d'être soi : encore faut-il y ajouter l'effort de les développer, donc de devenir soi, comme disait Nietzsche !


L'atteinte des fonctions associatives du corps
 
Il faut noter à ce propos un cadre clinique qui n'est pas encore décrit, et que je nomme dans ma pratique « insuffisance cardiaque fonctionnelle » : ce sont des hommes ou des femmes autour de la quarantaine le plus souvent, et qui souffrent d'une angoisse souvent diffuse, avec parfois des accès aigus. L'exploration psychologique est parfois là inutile, ou en tout cas largement insuffisante, car en fait la performance cardiaque, à cause d'une sédentarité ancienne, est diminuée, mais pas suffisamment pour que les cardiologues s'en inquiètent. Mais ces patients s'essoufflent sur de faibles pentes, ont des réactions neurovégétatives disproportionnées pour des émotions de la vie courante, ont un pouls au repos supérieur à 75. On retrouve toujours une sédentarité ancienne.
Cette insuffisance circulatoire relative, avec son corrélat neurovégétatif (orthostatisme, etc.), encore une fois à la limite de ce qui est pathologique pour la cardiologie, crée cependant une angoisse fort gênante, dans ce corps qui ne parvient plus à se coordonner, faute de flux circulatoire et nerveux suffisant. Lorsqu'il n'existe pas de pathologie psychique avérée, la simple reprise d'une activité sportive normale vient régler le problème de cette angoisse en quelques semaines ou mois. L'effort est là vite suivi de la retrouvaille du plaisir d'être soi, lorsque c'est la seule cause...
Notons qu'on retrouve dans le second système de mise en relation des organes, le système nerveux, le même type de problème fonctionnel. Les situations de privation sensorielle, qui existent parfois spontanément, comme par exemple chez les marins privés de stimulations altruistes pendant de longues semaines, induisent des troubles psychiques parfaitement repérés par eux. C'est ainsi que des hallucinations auditives ou visuelles sont fréquentes dans ces circonstances. C'est que le système nerveux est aussi conçu pour l'altérité chez l'homme.
On repère ainsi tout un cortège de troubles liés à l'isolement, bien connu chez les personnes âgées, en particulier chez celles qui sont dans un veuvage récent. Le manque de stimulation altruiste et sensorielle crée là aussi une pathologie qu'on peut appeler psychique fonctionnelle.
De la même façon, les isolements complets expérimentaux ou à visée de torture produisent un cortège de symptômes, de l'anxiété à l'hallucination en passant par la dépression. C'est la même torture qui se constate chez les animaux en cage, je parle bien entendu des employés de bureau et des ouvriers à la chaîne privés d'initiatives, c'est à dire d'exercices et d'initiatives de leur système nerveux et symbolique.[11]
Ainsi, de la même façon que pour le système circulatoire, si le système nerveux n'est plus entretenu, exercé dans le plaisir altruiste, les troubles de coordination du cerveau puis de l'appareil psychique apparaissent rapidement.
Ce qui est par nature dissocié, séparé, dans le corps et entre le corps et le monde nécessite activement d'être relié, dans une énergie constante, association et dissociation scandant alors le plaisir ou le déplaisir de vivre.
 
Mais il faut cependant insister maintenant sur l'organe le plus complexe, lui-même dissocié en interne, comme l'avait remarqué Descartes, à savoir le cerveau.
 
 
Les étages dissociatifs dans l'anatomie cérébrale
 
L'anatomie du système nerveux humain raconte l'histoire phylogénétique de l'homme : de l'arc réflexe spinal hérité sans doute des réactions automatiques des organismes simples au cortex préfrontal et ses hypercomplexes réseaux de neurones capables de résoudre des problèmes mathématiques, toutes les strates de l'évolution sont là superposées et intriquées.
Le cerveau présente ainsi une architecture qui présente des différenciations nombreuses, qui sont autant d'associations/dissociations, à travers les multiples circuits facilitant ou inhibant les liens entre ses diverses parties. Trois axes racontent chacun une histoire différente.