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Le théorème publié par Poincaré en 1892, qui a sonné le glas de l'ambition de réduire l'ensemble des systèmes au modèle unique du système intégrable, mettait au premier plan la notion de résonance. On ne peut ici entrer dans des détails trop techniques, mais il faut cependant souligner que Poincaré se fondait sur un théorème dynamique qui montre que tout système intégrable peut être représenté d'une manière assez singulière : si un système est intégrable, il est toujours possible de définir un ensemble de variables (appelées variables cycliques) telles que les forces d'interaction entre les constituants du système se trouvent formellement éliminées. Le système est alors décrit comme si chacun de ses degrés de liberté (par exemple, un système de N particules à 6 N degrés de liberté ; l'espace dit « de phase » sera alors l'espace à 6 N dimensions où chaque état possible du système est caractérisé par un point) évoluait indépendamment des autres. Lorsque cette représentation est possible, les « vitesses » – ou plus précisément les moments, produit de la masse par la vitesse – prennent la forme de quantités invariantes, dépendant des seules conditions initiales. Il faut préciser qu'un ensemble de fréquences sont mises au premier plan. En effet, dans cette représentation, les coordonnées de position correspondant à chaque degré de liberté ont la forme de variables d'angle, et ont donc pour dérivée par rapport au temps une fréquence, dépendant en général des conditions initiales.
La résonance se produit lorsque au moins deux fréquences d'un même système ont entre elles un rapport simple (l'une égale l'autre ou est le double, ou le triple, ou... de l'autre). Elle se traduit par un couplage entre les degrés de liberté résonant et par un transfert d'énergie entre eux. Or les événements, tels qu'ils s'imposent en physique, peuvent être représentés comme liés à des situations de résonance. La collision entre deux particules se traduit par un transfert d'énergie entre elles, l'émission d'un photon lorsqu'un atome excité rejoint son état fondamental est un transfert d'énergie de l'atome vers le champ.
Poincaré a montré que l'existence de résonances affecte directement la possibilité d'intégrer le système dynamique, c'est-à-dire la possibilité de décomposer son mouvement en un ensemble de mouvements indépendants. Plus précisément, elle fait obstacle à la démarche clé de la dynamique face à un système dynamique : partir de la représentation cyclique d'un système intégrable connu, introduire la différence entre ce système connu et celui que l'on a à traiter sous forme de perturbation du système connu et définir les nouvelles variables cycliques correspondant au système « perturbé ». Poincaré a montré que, dans la mesure où la « perturbation » entraîne des résonances entre les degrés de liberté définis comme indépendants dans le système non perturbé, il n'est pas possible de construire à partir des variables cycliques du système non perturbé la définition des nouvelles variables cycliques correspondant au système perturbé.
La démonstration de Poincaré met donc en lumière le contraste entre une conception intuitive (intuitivement, si une collision est parfaitement élastique, elle est soumise à la même loi déterministe et réversible que la trajectoire des particules) et la démarche technique du physicien qui doit construire effectivement la description du comportement, déterministe et réversible, du système. On peut dire que, pendant les quelque soixante-dix ans où le théorème de Poincaré n'a pas affecté l'identification de la dynamique au déterminisme, la conception intuitive a dominé l'obstacle technique que Poincaré avait mis en lumière. Le renouveau de la dynamique marque le moment où cet obstacle est devenu problème positif, et où les spécialistes de la mécanique ont découvert l'étonnante variété des comportements dynamiques effectifs.
De manière générale, l'existence de résonances complique terriblement la description dynamique.
Typiquement, dans un petit système dynamique, la situation se caractérise par un mélange qualitatif : la plupart des conditions initiales engendrent des trajectoires telles qu'aucune résonance ne se produit (comportement périodique), mais d'autres génèrent des résonances. Si l'on transforme la définition du système dynamique en augmentant l'intensité de la « perturbation », la distribution dans l'espace des phases des points correspondant à des trajectoires qualitativement différentes se modifie, et les « zones » où se situent les différents types de résonance peuvent en venir à s'enchevêtrer.
Il existe pourtant un type de système dynamique où l'existence de résonance n'est pas facteur de complication, mais engendre un nouveau type de simplicité. De tels systèmes sont appelés « grands systèmes de Poincaré ». La singularité de ces systèmes est que leur description est stable par rapport à l'intensité de la perturbation. La transition de la représentation périodique (système intégrable, perturbation nulle) à une représentation de type chaotique est abrupte : elle se produit pour une perturbation aussi faible que l'on veut. Si l'on considère que, depuis Poincaré, les systèmes dynamiques forment un spectre qualitativement différencié, à un extrême se situent les systèmes stables, intégrables, décrits par des trajectoires déterministes et réversibles, mais à l'autre se trouvent désormais les « grands systèmes de Poincaré » auxquels convient une description cinétique, à symétrie temporelle brisée, centrée autour de la notion d'événement.
Le mode de description cinétique, qui prévaut depuis le théorème H de Boltzmann jusqu'à la chimie, l'optique quantique ou la description des processus de désintégration atomique, avait été traditionnellement défini, tant en dynamique classique qu'en mécanique quantique, comme un mode de description seulement approximatif par rapport à la description fondamentale déterministe. On peut désormais démontrer qu'il constitue une représentation aussi fondamentale : représentation pertinente dans le cas d'un grand système de Poincaré comme la description déterministe l'est dans le cas d'un système intégrable.
Un tel résultat ouvre de nouveaux problèmes et entraîne notamment, par la définition dynamique qu'elle confère à l'événement, une redéfinition de la description cinétique elle-même. La théorie cinétique traditionnelle, celle que Boltzmann avait employée pour le théorème H, mettait en scène un événement isolé, instantané, abstrait de tout substrat dynamique : figure du hasard. Elle apparaît désormais comme une version simplifiée, valable dans certaines conditions, d'une description cinétique plus complète où est mise en scène la temporalité de l'événement, la dynamique complexe selon laquelle l'événement affecte son environnement qui, à son tour l'affecte lui-même. Cette redéfinition du mode d'intelligibilité cinétique permet d'expliquer les déviations qui caractérisent certains processus par rapport à la description cinétique classique. Elle permet aussi d'unifier ce que le formalisme quantique séparait : l'évolution (schrödingérienne) de l'objet quantique et la définition des observables, associée à la mesure.
L'équation de Schrödinger affirme et présuppose, dans la manière même dont elle pose le problème de l'évolution, le caractère intégrable du système qu'elle décrit. Sa grande fécondité implique que les systèmes intégrables quantiques sont nombreux, ce qu'a d'ailleurs confirmé le fait que l'analogue quantique de la plupart des systèmes classiques non intégrables se révèle intégrable. En revanche, de même que les « grands systèmes de Poincaré » classiques n'admettent pas de représentation en termes de trajectoires, leur analogue quantique n'admet pas de représentation en termes de l'équation de Schrödinger. Qui plus est, les « grands systèmes de Poincaré quantiques » sont littéralement partout, car si un atome isolé peut être représenté par l'équation de Schrödinger, l'atome en interaction avec un champ (c'est-à-dire susceptible d'émettre ou d'absorber un photon) est, lui, un grand système de Poincaré.
On retrouve en fait ici la question de l'accès au monde quantique : l'atome isolé de ses interactions avec son champ est inobservable, et les événements que nous observons désignent l'atome que décrit un grand système de Poincaré. C'est pourquoi la fécondité expérimentale de la mécanique quantique a toujours dépendu d'approximations qui permettent de passer de l'équation de Schrödinger à une équation de type cinétique. De manière brutale, on peut dire que les paradoxes de la mécanique quantique centrés autour de la mesure ont mis l'homme et la mesure là où ils n'avaient rien à faire, là où doit être prise en compte la classification qualitative des systèmes dynamiques quantiques. Corrélativement, la théorie quantique devient une théorie réaliste, qui décrit, au même titre que la dynamique classique, un monde observable, mais un monde où le démon de Laplace lui-même devra se muer en théoricien de la cinétique, prévoyant, comme les spécialistes de la mécanique quantique, les événements, leurs fréquences, leurs conséquences.
C'est, autrement dit, en intégrant (mais seulement statistiquement) les effets imprévisibles des résonances qu'on peut prévoir qu'il y aura de l'imprévu… Cet imprévu sera structurant ou déstructurant, selon les circonstances! C'est ainsi que le pont de Tacoma sera détruit ou Mozart divin…
Lacan avait coutume de poser que l'effet de l'interprétation était incalculable. C'est exactement l'application du théorème de Poincaré à la psychanalyse, et par extension le fait que l'analyse des parties n'a que peu de rapport avec le tout, qui est aussi fait de multiples résonances interactives et rétroactives entre les parties.
Pas plus qu'on ne peut intégrer le plus souvent un système dynamique complexe et rétro actif, on ne peut dire quoi que ce soit du désir d'un être, sauf à le détruire, le forcer, le réduire à un système statique prévisible, donc linéaire, minéral, mais qui n'a plus les caractéristiques hypercomplexes du vivant.
Le paradoxe étant, en fin de compte, comme le note Isabelle Stenger, que ces systèmes hypercomplexes, interactifs, ouverts, dans lesquelles les mesures n'ont plus de sens, rendent mieux compte de la réalité que les tentatives antérieures. Ils se rapprochent en effet de la complexité même du réel. En devenant statistique, la thermodynamique s'approche un peu plus du réel. Elle perd en précision ce qu'elle gagne en périmètre d'application.
Si, en conclusion de cette première partie sur les fondements du vivant, du point de vue physique et thermodynamique, on tente de relier les thèses d'England et de Prigogine, on aperçoit quelques éléments bien utiles à l'étude de l'appareil psychique, et donc au soin qu'on tente d'y apporter en psychanalyse :
Le premier est que la production d'un appareil psychique est ce qui fonde son existence, l'énergie qu'il dissipe ainsi étant ce pour quoi il aurait été conçu et qui remanie sans cesse son organisation. Ce qui n'est pas sans conséquence pour valider la méthode psychanalytique, essentiellement axée sur la production langagière du patient... On peut même remarquer qu'on a là une solide validation par la thermodynamique de la plus convaincante des théories sur la genèse des traits psychotiques de type schizophréniques : il semblerait que la prime enfance de ces patients soit le théâtre d'informations actives, entrantes, qui ne font pas suffisamment cas des expressions motrices et verbales sortantes de l'enfant, de son énergie dissipatrice, pour reprendre les thermes qui nous occupent ici. Dès lors l'organisation psychique va en pâtir. Un dialogue attentif et affectueux avec l'enfant est sans doute l'élément thermodynamique loin de l'équilibre qui autorise les plus efficaces résonances structurantes pour l'appareil psychique.
Le second est la primauté des phénomènes de flux sur la structure elle-même. En effet, dans cette théorie de Jérémy England, ce sont les flux qui déterminent la structure. Ceci rend compte, pour ne parler que du cerveau, de l'importante de la structure fondamentalement chaotique de cet organe, qui est ce qui lui permet précisément de s'organiser en fonction des énergies qui le traversent. Un article d'Emmanuel Dausse montre précisément ce mécanisme : " L’ide?e que le chaos est le re?gime naturel qui sous-tend notre activite? cognitive a e?te? soutenue par un certain nombre d’auteurs. On peut comprendre l’attrait exerce? par la dynamique chaotique sur les sciences cognitives. Cette faculte? qu’ont ces syste?mes, a? partir d’e?quations tre?s simples et a? peu de dimensions, de ge?ne?rer des dynamiques impre?dictibles compose?es d’une infinite? de « poches de me?morisation » possibles et capables de transitions entre ces multiples attracteurs, est une ve?ritable aubaine pour les sciences cognitives. Que des structures simples puissent donner naissance a? des fonctionnalite?s complexes, voila? depuis toujours, au me?me titre que l’auto-organisation, l’e?mergence et la vie artificielle, une re?alite? biologique, reproductible uniquement de manie?re informatique, et bien tentante pour des sciences cognitives qui cherchent a? se solidariser davantage de leur substrat biologique. "
Notons au passage que ces théories sur la place centrale du chaos dans l'organisation du cerveau font exactement appel à la logique du tiers inclus de Lupasco que nous avons vu dans la fonction du silence en psychanalyse. Disons simplement ici que la création de systèmes contradictoires en boucle entraîne, par tension, leur résonance, laquelle va augmenter le chaos ou inaugurer une organisation de type supérieure, stabilisant alors ce système oscillant. Un exemple simple de cette mathématique complexe du cerveau, et de l'appareil psychique peut être pris dans le développement de l'enfance. Entre le désir de sucer sa tétine et son envie de plaire à des parents qui cherchent parfois à l'en dissuader, l'enfant va osciller, aller de l'un à l'autre de ces plans contradictoires, créant un circuit instable. Cette tension va à son tour créer deux types de suite : soit une violence, d'une part ou de l'autre, de l'enfant ou des parents, va impliquer un surinvestissement de ce circuit instable, chaotique, au détriment de l'organisation psychique du sujet et de la famille aussi d'ailleurs, soit cette instabilité va se stabiliser grâce à la création d'un autre circuit de plaisir, plus compatible avec l'âge de l'enfant et son environnement. Cela se passe naturellement vers deux ans et demi, lorsque l'expression des émotions, devenue possible par l'évolution du langage, ouvre un champ relationnel bien passionnant pour l'enfant. La tension contradictoire, générant une énergie psychique, aura alors servi à la recherche d'une solution d'une autre nature, qui fera alors résonance organisante.
Ceci est aussi particulièrement repérable dans l'apprentissage de la langue : tous les phonèmes sont présents dans le patrimoine génétique de l'enfant, en désordre, le désordre des lalalies, et c'est le flux de langage qui traverse l'enfant qui crée l'organisation du langage propre de l'enfant. Le plaisir d'entendre, et puis celui de dire, vectorisés par le jeu, le plaisir d'être ensemble, sont des ingrédients dont l'absence est au coeur de la plupart des aphasies, dans une étude (non répliquée) publiée dans la revue Empan n°1 2016.
C'est aussi cette caractéristique thermodynamique du vivant qui explique l'impossibilité de tout pronostic fiable d'un trait psychopathologique quel qu'il soit, si la structure de l'appareil psychique est en partie constamment remaniée par les flux qu'elle reçoit et émet. C'est ce que montrent toutes les études faites sur l'évolution à long terme de toutes les pathologies mentales, quelles qu'elles soient. On comprend alors aussi que la plus stable des structures psychique, à savoir le noyau paranoïaque, peut souvent persister longtemps, puisque dans son principe même, il fait barrage à tout dialogue remaniant, à tout flux. Mais comme il ne peut bloquer le flux du temps lui-même, il peut aussi subir les effets de sa rigidité, et commencer à se mettre en déséquilibre, restructurant ou catastrophique, selon les cas. Il faut noter en passant que des études commencent à sortir sur les effets paradoxaux des neuroleptiques, sans aucun doute utiles dans les phases aiguës, mais probablement moins intéressant pour le long terme, eut égard à leur influence sur une certaine involution célébrale, prouvée chez l'animal, probable chez l'homme. S'ils sont à l'origine d'une baisse du nombre et de l’activité des neurones, ont comprend que l'organisation temporelle de l'appareil psychique en fonction des flux va en pâtir. Ces recherches sont encore en cours…
Le troisième, si on assimile les flux d'énergie traversant le sujet au plaisir, comme on l'a vu pour la dysphasie, le situe comme l'élément structurant central de toute l'organisation de l'appareil psychique, à partir de son potentiel génétique. En effet, transformer le bruit en information, ce qui demande du travail d'organisation, autorise le plaisir d'accroitre sa dissipation énergétique, par le biais d'un gain organisationnel et expressif. Si la psychanalyse a pu étendre la notion de zone érogène à tous les sas d'échange avec l'extérieur, cela vient ici bien en résonance avec cette théorie thermodynamique du plaisir des flux...