Le symptôme, l'erreur et l'évolution

 La dernière réflexion sur cette question de la réactivité face à l'erreur, et sa place dans le vivant, se situe au niveau du symptôme, tel qu'il est vu par la psychanalyse.

On peut en effet penser que le statut de l'erreur dans les mutations génétiques, qui sont des anomalies par rapport à une organisation chromosomique référentielle, est différent des erreurs décrites ci-dessus dans les organisations d'entreprise, dans les groupes humains, y compris familiaux, qui sont des erreurs moins hasardeuses que les mutations, car souvent produites par les systèmes eux-mêmes. Ce n'est pas tout à fait certain, et beaucoup d'erreurs vont être inutiles, voire néfastes à l'institution où elles se produisent. Tout comme les mutations liées au hasard. Seules quelques-unes d'entre elles vont donner lieu, au travers de la crise qu'elles produisent, à une meilleure adaptation de l'entreprise ou de l'espèce.

Les symptômes, dans l'ensemble, vont être très proches de ce statut de l'erreur évolutive. Il vaut mieux cependant, comme dans les autres domaines cités, garder à l'esprit le caractère malgré tout hétérogène de ces champs. Il est des symptômes qui n'ont de rapport avec rien de précis, si ce n'est un désordre lié au simple hasard de la vie. Par exemple tous les troubles psychiques liés à des accidents de développement, trisomies et autres, à des maladies organiques, à des effets secondaires de divers traitement. Ces symptômes-là, qui arrivent parfois au psychanalyste, ne pourront donner lieu à un quelconque développement, si ce n'est des interprétations purement projectives, avec les conséquences délétères qui suivent une erreur de diagnostic et un mauvais traitement !

Les autres symptômes, considérés comme des erreurs par l'entourage familial ou social, le plus souvent ont donc un statut fort différent des erreurs liées au hasard des mutations. Ce sont en effet des erreurs complexes, qui dévoilent à l'examen un sens, une structure consciente et inconsciente, en rapport avec l'histoire et le système dans lequel elles se sont développées. Ce sont des effets récursifs de systèmes sociaux et familiaux qui montrent ainsi leur limite de fonctionnement.

L'effet de la prise en compte de ces "erreurs" aura alors une influence sur l'ensemble du système où elles sont nées. On a reconnu là la pensée systémique, mais aussi psychanalytique, dans la mesure où le refoulement lui aussi signe une possibilité de compréhension complexe et interactive d'un symptôme apparemment hors sens en première lecture.

Ainsi l'évolution a-t-elle inventé un autre type d'erreur, le symptôme, directement liée au fonctionnement complexe des humains, qui sont des régulations récursives fort utiles au développement des sujets et de la société en général. Quel analyste n'a pas constaté l'évolution dans bien des domaines d'un patient, grâce à son symptôme, et que celui-ci ait ou non disparu en fin d'analyse ? De la même façon, quel systémicien n'a pas assisté à un profond changement d'un ensemble familial, grâce au symptôme d'un des membres de cette famille ?

Avec le symptôme, l'erreur prend tout son sens profond d'avancée évolutive, de signal à décrypter, d'une complexité délétère de l'ensemble social qui lui a donné naissance, au point d'ailleurs que bien des sociétés lui donnent un sens sacré. Le chaman est souvent celui qu'un symptôme de folie a effleuré, l'autorisant alors à soigner, c'est-à-dire à réorganiser partiellement la société à laquelle il appartient. C'est dans le symptôme qu'apparaît le plus nettement le statut évolutif de l'erreur, ici complètement intégré à la complexité de l'univers signifiant, balisant à travers la césure entre l'inconscient et le conscient des points de repère permettant de remanier au besoin l'un et l'autre.

Il faut noter le recul, de ce point de vue, que représente la tentative de la majeure partie de la médecine actuelle de relier le symptôme psychique à une défectologie, qu'elle soit chromosomique, anatomique, congénitale ou neuro-anatomique ! Ce faisant, et malgré l'échec constant de ces tentatives, elle défend une rigidité non évolutive de la société et de la famille, qui ne peut alors que maintenir ce qu'elle produit elle-même comme problèmes, dans une répétition fort côuteuse pour tout le monde. C'est que l'erreur, le symptôme, perd alors sa fonction régulatrice, pour ne plus être que le garant de l'absence d'évolution des groupes familiaux et sociaux.

On voit ainsi que le terme d'erreur, au regard de l'évolution des espèces, des individus, des groupes sociaux, est un terme bien relatif, qu'il est en tout cas passionnant d'entendre dans cette complexité. L'erreur semble bien être une caractéristique tout à fait fondamentale du vivant tout au long de la phylogenèse. Elle autorise, au sortir de la crise qu’elle provoqué, une adaptation plus rapide et un équilibre de fonctionnement meilleur dans nombre de cas, donc participe de ce point de vue au plaisir du vivant.

Plusieurs autres caractéristiques, présentes aussi dans toute la chaîne vivante, apparaissent dès ce moment primitif moléculaire et cellulaire.

 

L’individuation

Une séparation existe entre les molécules et leur milieu, autorisant une relative indépendance entre les deux, qui permet dès lors adaptation et évolution, contrairement au cristal, lié automatiquement et sans marge au milieu qui l’environne. La vie n’est pas fusionnelle par essence, dès le départ, elle est fondamentalement une capacité de différentiation avec le milieu et les autres individus, et donc, de ce fait même, de mobilité, passive d’abord, puis active. Cette séparation est donc potentiellement dynamique.

Cette relative indépendance vis-à-vis du milieu est un phénomène qui se répète tout au long de la chaîne de la vie. Il est remarquable de constater de ce point de vue une progression phylogénétique continue de cette faculté, de la bactérie qui se déplace dans son milieu spécifique jusqu’à l’homme capable d’investir terres, mers, airs puis l’espace et notre satellite préféré...

Là encore, peu de différences entre la bactérie qui invente les flagelles lui permettant de se balader vers sa vie et le jeune adulte qui expérimente la liberté que lui donne sa nouvelle voiture ! Une fois la structure d'autonomie relative construite, le plaisir est de s'en servir dans le mouvement de la vie.

Il en est de même pour l'appareil psychique, la célèbre règle de l'association libre n'étant rien d'autre que l'autorisation enfin donnée de circuler le nez au vent dans les complications de notre psychisme, et ainsi de l'explorer et de tenter, grâce à des changements contextuels, des solutions nouvelles pour des problèmes anciens.

Le refoulement, de ce point de vue, n'est rien d'autre qu'un obstacle de circulation, bloquant les plaisirs de mouvement et de recherche du vivant. C'est largement autour de difficultés de circulation de la pensée que sont les refoulements, dénégations et forclusions que se créent les problèmes psychiques.

Plusieurs inventions cruciales apparaissent dans l'évolution à partir de ces plans de l'individuation et de son corrélat, le mouvement.

 

La symétrie

Elle apparaît dans ce qu'on appelle le bilatéralisme. Autrement dit la structure symétrique des premiers métazoaires, des premiers êtres pluricellulaires. Notons d'ailleurs que la vie se développa selon des schémas forts différents, et qu'une autre branche évolua, qu'on appelle les radiaires (oursins et étoiles de mer, par exemple).

L’énorme différence entre ces deux groupes tient à la mobilité : les bilatériens sont avantagés de ce point de vue, contrairement aux radiaires. Du coup, le cerveau s’inventa chez les premiers pour gérer cette mobilité... Chez les étoiles de mer, par exemple, le système nerveux est fort rudimentaire[9] : c'est un système nerveux en réseau sous-épidermique de neurones (type épithélio-neurien), plus dense sur la face orale, et présentant quelques concentrations locales : un anneau oral et cinq « nerfs » radiaires qui courent au fond des gouttières ambulacraires.

En dépit de cette structure diffuse et peu centralisée, le système nerveux assure une certaine coordination, notamment au cours de la locomotion, très modérée, mais autorisant cependant des mouvements de retournement. L'équipement sensoriel est pauvre, cellules tactiles ou chimio-sensibles étant disséminées dans le tégument. L'extrémité de chaque bras est dotée d'un organe photorécepteur rudimentaire.

La structure symétrique, au contraire, favorisant beaucoup plus le mouvement, va autoriser un développement phylogénétique du contrôle de ce dernier, et le cerveau proprement dit apparaît. Le mouvement produit est évidemment motivé par le plaisir de l’animal. Notons que si cet organe fut dévolu largement à la mobilité, l'appareil psychique, lui, à ne pas confondre avec le cerveau, conserve cette fonction de circulation, mais dans le monde symbolique cette fois. L'appareil psychique étant le corps activement engagé dans la langue, c’est dans cette complication de l’évolution qu'est le champ de la clinique psychanalytique.

La symétrie biologique, visible dans l'anatomie de tous les animaux bilatériens, dont je rappelle qu'ils constituent la majorité des espèces qui nous entourent, des insectes aux poissons, amphibiens, reptiles et autres mammifères, a une particularité qu'on retrouve partout dans cet univers : elle est imparfaite… Contrairement au cristal, au monde minéral, où cette symétrie est absolue, et n'autorise aucun mouvement ni donc aucune évolution.

Ce sont ces ruptures de symétrie qui permettent le mouvement, de la même façon qu'on ne peut guère avancer en bougeant les deux jambes de façon exactement symétrique.

Cette symétrie imparfaite est exactement ce qu'on retrouve dans le schéma du stade du miroir de Lacan : c'est en effet une déviation légère de ce miroir qui autorise le léger décalage des images virtuelles et réelles dans ce paradigme, ce qui fait que les deux peuvent s'apercevoir. C'est, inversement, cette superposition, quel que soit le moment où elle apparaît, qui fonde les mécanismes dits psychotiques.

Qu'est le déni de la castration, dans l'aperçu de la différence sexuelle, sinon une tentative de maintenir à tout prix l'absolue symétrie des corps ? Qu'elle puisse s'exprimer, se questionner, donner lieu à divers fantasmes, et voilà l'univers névrotique. Qu'elle soit rejetée, non symbolisée, refusée, et voilà le trait psychotique ou pervers.

On comprend que la barrière entre ces organisations n'est pas étanche, loin de là, puisque les moments où cette dissymétrie dans les relations aux autres gène exagérément sont légions, et vont donner lieu à des réactions d'un type ou de l'autre, plus ou moins grave selon leur précocité ou leur durée… Quel parent ne souhaite pas, parfois trop ardemment, que son enfant réponde en miroir à son désir éducatif ?

Quel responsable d'organisation ne voudrait que tout marche comme il suppose que cela devrait ? Voire quel psychanalyste ne souhaiterait pas parfois trop croire à son interprétation ?

Nous y voilà : le drame de beaucoup d'humains tient au fait qu'ils espèrent que le monde pourrait être symétrique de leur pensée ! Qu'on puisse tomber d'accord ! Le terme tomber est là bien choisi, puisque la chute de la subjectivité, toujours singulière, est là désignée clairement. L'accord ne peut être que partiel, momentané, voire asymétrique si on veut espérer continuer se compter deux dans une relation duelle.

La symétrie parfaite, dans le monde vivant, n'existe que dans l'imaginaire, et interdit vite, si elle se projette par trop dans la réalité, le plaisir d'être soi avec l'autre… Elle interdit même grandement le mouvement, comme chez nos collègues radiaires !

Un travail fort intéressant[10] de Sabine Rabourdin met en question la représentation de la symétrie chez des physiciens européens et hindous. Pour résumer et prendre de ce travail ce qui nous intéresse ici, l'univers est vécu par les hindous comme essentiellement symétrique, alors que les occidentaux vont être plus intéressés par les ruptures de symétrie ou les chaines linéaires de causalité. Pour aller vite, les occidentaux sont plutôt cartésiens, alors que les physiciens d'Asie sont tenants d'un ordre harmonieux et symétrique du monde dans ses diverses composantes. De nombreuses exceptions individuelles sont bien entendu présentes des deux côtés.

Cet aspect culturel de la pensée scientifique, qui se projette en partie sur les théories émises par ces physiciens, met en exergue en fait deux caractéristiques essentielles du vivant : la symétrie dans l'appareil psychique humain, côté hindou, et les ruptures de symétrie, les accidents dans l'harmonie, les asymétries, chez les occidentaux. En réalité, c'est bien l'existence de ces deux composantes de la réalité qui dynamisent la pensée, voire même qui l'autorise : qu'est le signifiant, si ce n'est l'image sonore, visuelle de l'objet, dans une symétrie qui permet l'organisation du monde symbolique en face du monde réel. Mais qu'est l'asymétrie alors, si ce n'est l'autonomie progressive du signifiant vis-à-vis du signifié, laissant émerger alors le style subjectif, le sujet, la culture…

La symétrie est ce qui est stable dans les structures symboliques, ce qui permet à la fois repère et rigidité, l'accident de symétrie ce qui est instable, donc en mouvement, dans le flux de la vie.

Quand la symétrie signifiante et le flux du réel se mêlent, s'accidentent, ne reste que l'analogie, avec la liberté de penser qui va avec. La pensée est peut-être un effort heureusement imparfait de forcer l'équilibre du monde, y compris du monde des représentations, vers une illusion d'absolue symétrie. Qu'elle y échoue, et voilà l'univers névrotique, qu'elle pense y réussir, et voilà le trait psychotique…

Philippe Descola[11] le dit beaucoup mieux que moi :

L’analogisme est un rêve herméneutique de complé?tude qui procède d’un constat d’insatisfaction : prenant acte de la segmentation gé??rale des composantes du monde sur une échelle de petits é?carts, il nourrit l’espoir de tisser ces élé?ments faiblement hété?rogènes en une trame d’affinité?s et d’attractions signifiantes ayant toutes les apparences de la continuité. Mais c’est bien la différence infiniment démultipliée qui est l’état ordinaire du monde, et la ressemblance le moyen espéré de le rendre intelligible et supportable

Il n'y aurait de plaisir que dans cet effort continu de produire de la pensée à partir du discontinu, avec quelques petits gains organisationnels apparemment symétriques à la réalité au passage, fort précieux cependant si l'on en croit Jérémy England, comme nous l'avons vu au chapitre précédent.

Reste donc, à égale importance, après l'erreur, la différenciation, la symétrie, le flux d'énergie dans lequel la vie est prise et qui la caractérise également.

 

 

[1] Le vitalisme est une tradition philosophique pour laquelle le vivant n'est pas réductible aux lois physico-chimiques. Elle envisage la vie comme de la matière animée d'un principe ou force vitale, qui s'ajouterait pour les êtres vivants aux lois de la matière

[2] Monod, Jacques, Le hasard et la nécessité, Le Seuil, 1970

[3]André Brack, directeur de recherche au C.N.R.S Origine de la vie Encyclopédia universalis

[4] Les voies de l'émergence, Belin 2014

[5] Ou écart à la norme, terme moins connoté, me propose Dominique Blet. Pourquoi pas…

[6] Grégory Bateson, Perceval le fou, 2002 Payot

[8] Le prince des profondeurs, Peter Godfrey-Smith, Flammarion, 2002

[9] https://www.universalis.fr/encyclopedie/asterides/

[11] Descola, Par delà nature et culture, Gallimard, 2005, P283

[12] Fragment 30 M Conche, Héraclite, Fragments PUF 1986

[13] Evidence of brain overgrowth in the first year of life in autism.

Courchesne E1, Carper R, Akshoomoff N. Department of Neuroscience, School of Medicine, University of California, San Diego, La Jolla, USA. ecourchesne@ucsd.edu. JAMA. 2003 Jul 16 ;290(3):337-44.

[14] Les recherches actuelles sur les cerveaux embryonnaires et autour de la naissance ne montrent rien de constant chez l’homme, si des anomalies semblent être présentes dans 30% de cas dans des études encore en cours (travaux de Yehezkel Ben-Ari).

[15] Notons qu'incriminer la relation avec les parents dans l'autisme n'est pas culpabiliser ces derniers ! Une interaction implique tout le monde, y compris l'enfant lui-même. Cependant, si cette piste est la bonne, on imagine bien tout le travail de prévention efficace qui pourrait se mettre en place autour du départ de ces relations, de la part des équipes médicales et des travailleurs de la petite enfance ! Évacuer cette piste pour "exonérer" les parents serait alors se priver d'un puissant moyen de prévention de ce trouble : l’attention précoce aux nombreux plaisirs de résonance entre l'enfant et les adultes qui l'entourent !

[16] https://www.youtube.com/watch?v=gXoI05jMjb8

[17] Le terme de plaisir employé ainsi ne peut s'entendre que dans la définition restreinte que nous en donnons plus haut.

[18] Peter Godfrey-Smith, Le prince des profondeurs Flammarion 2017

[19] J. C. Ameisen Qu'est-ce que mourir Editions Le Pommier 2003

[20] CF le livre déjà cité de Patrick Tort sur l'hypertélie.

[21] Peter Godfrey-Smith Le prince des profondeurs, Flammarion 2016, P : 40