Conclusion
Un style peut alors s'inscrire dans le langage, le sujet est présent à la parole, la poésie de l'être affleure sous la prose du langage… Le plaisir poétique est tout simplement la condition d'entrée et de remaniement de l'univers signifiant. Seule la poésie permet de supporter le langage, ce que réintroduisent souvent les poètes qui en ont manqué à leur départ de vie, comme on l'a vu au début de ce chapitre. Il existe bien sûr une poésie psychotique, mais qui fonctionne toujours comme une tentative de restructuration d'un corps éparpillé, la langue utilisée l'étant tout autant, avec une angoisse constamment présente. Alors que la poésie non psychotique joue des espaces entre l'imaginaire le symbolique et le réel dans une liberté et une invention qui fait plutôt circuler un corps bien consistant dans ses dédales de structuration signifiante. C'est que la métaphore, et particulièrement la métaphore du corps poétique, est, précisément, l'objet par excellence ce qui va permettre la circulation entre les plans dissociées de l'appareil psychique.
Il est clair que le frontière entre poésie psychotique et celle d'un corps rassemblé n'est pas absolue, et bien des poètes, selon les époques de leur vie, s'aventurent de part et d'autre de cette délimitation un peu floue dans le réalité, comme par exemple Rimbaud. Il semble cependant que les poésies qui font appel à une métaphore bien incarnée explorent plus largement le monde que les autres, qui ont tendance à tourner un peu plus autour de l'angoisse. Qu'on pense à la poésie d'un René Char face à celle d'Antonin Artaud, par exemple.
L'objet métaphorique est donc le pivot du fonctionnement hétérologue du signifiant, il est le minimum de point de contact, commun, entre les structures clivées entre lesquelles il circule. Sa différence avec le point de capiton de Lacan, concept un peu dangereux même, on l’a vu, tient au fait qu'il n'a pas de fonction à proprement parler identificatoire fixée. Il fait plutôt flotter entre les instances de l'appareil psychique des correspondances souples, il fait se rencontrer des tangentes variables, il est remaniable.
C'est à travers la fonction centrale de métaphore du signifiant que s'exercent les caractéristiques par excellence du sujet, à savoir l'humour, le style, l'invention. C'est elle qui permet le plaisir de fonctionnement de l'appareil psychique, plaisir d'un ensemble en mouvements, en résonances avec l'instable réel, en lieu et place de massifs clivages qui ne permettent pas cette mobilité, et laissent alors l'angoisse sourdre de tous ces espaces psychiques incoordonnés et surtout incoordonnables dans leurs prétentions de vérité.
C'est en cela qu'on peut aussi comprendre la limite fondamentale de toute interprétation qui se prend au sérieux : n'agissant que sur un plan, elle ne peut pas fonctionner pour restaurer une circulation métaphorique. Au contraire de l'association libre, l'intervention ponctuelle, le soulignement, l'humour même, qui font au contraire tous appel à un titre ou un autre au fonctionnement métaphorique. L'interprétation sérieuse peut parfois résoudre un problème simple, ce qui n'est déjà pas si mal, mais n'a pas vocation, faute de cette fonction métaphorique, poétique, à réduire une souffrance dissociative. Elle peut aider à rétablir la circulation psychique sur un plan, mais pas entre les plans.. Ce que permet au contraire la métaphore.

Beaucoup d'interventions d'analystes ne sont pas des interprétations monologiques, mais bien plutôt des métaphores. Elles ont alors pour fonction, que l'analyste le sache ou non, d'assouplir, ou même parfois de simplement réintroduire des signifiants souples, hétérologues, dans le registre symbolique de la cure. Par exemple les squeggles de Winnicot sont de bon exemples de cette pratique. Mais il en est d'autres, fort nombreuses et repérables dans la littérature.
Ainsi, Freud lui-même souligne-t-il le fonctionnement essentiellement métaphorique des interprétations, à travers le double sens des signifiants des rêves et des mots d'esprit, même si hélas il rabat ensuite cela sur une logique dominante et monolithique, celle du transfert. Ceci rend compte sans doute de ses succès mitigés, ce dont on ne peut en vouloir à un inventeur : tout n’était pas encore inventé... !
Ce sont en fait des sens tangentiels à deux ou plus univers, dont l'un est inconscient, qui font opérer l'interprétation, mais jamais une réduction logique sur un plan, sauf dans des cas simples qui sont au fond plus de la transmission de savoir utile, du culturel, que de la psychanalyse…

Il s'agit, dans l'interprétation, rétablissant la fonction métaphorique des signifiants, de restaurer leur capacité de traducteurs poétiques de l'être entre ses plans, afin que peu à peu le patient retrouve le plaisir d'inventer ses propres recherches de solutions.
Ainsi, l’effet serait fort différent dans le cas suivant, selon le type d’intervention de l’analyste : imaginons un patient qui se plaindrait d’échouer dans sa tentative de réparer des parents, qui ne lui demandent d'ailleurs rien de la sorte. Il est probable que, si l’analyste décide d’intervenir, en lui indiquant qu’il sacrifie son propre chemin pour une cause impossible ne serait suivi que de peu d’effets positifs. Par contre, dire au patient que cela fait venir à l’analyste l’image d’un jeune oiseau qui tenterait de voler en gardant son nid sur son dos serait probablement plus opérant, car cela laisserait alors la possibilité au patient de réinterpréter à sa guise, en en parlant ou non à l’analyste, cette métaphore oh combien poétique, on en conviendra !
Il faut laisser la parole en cette fin de chapitre à une citation déjà citée dans un autre travail (merci au Dr Yves Besombes) du poète maudit le plus représentatif de la dissociation, à savoir Antonin Artaud, qui décrit fort bien combien la douleur de la séparation recouvre précisément la place de la métaphore, place de croisée des mondes, autorisant une certaine fluidité, dont l'absence est précisément son douloureux problème. Son extraordinaire talent lui permet de rassembler le présent travail dans quasiment toutes ses composantes en quelques mots. La dernière phrase indique en outre clairement le rapport étroit entre l'aspect dissociatif de l'habitat humain et ce qu'on appelle la pulsion. Comme en électricité, où la séparation des plans + et - est précisément ce qui génère la différence de potentiel, l'énergie.. "Cette douleur plantée en moi comme un coin, au centre de ma réalité la plus pure, à cet emplacement de la sensibilité où les deux mondes du corps et de l'esprit se rejoignent, je me suis appris à m'en distraire par l'effet d'une fausse suggestion. L'espace de cette minute que dure l'illumination d'un mensonge, je me fabrique une pensée d'évasion, je me jette sur une fausse piste indiqué par mon sang. Je ferme les yeux de mon intelligence, et laissant parler en moi l'informulé, je me donne l'illusion d'un système dont les termes m'échapperaient. Mais de cette minute d'erreur il me reste le sentiment d'avoir ravi à l'inconnu quelque chose de réel. Je crois à des conjurations spontanées. Sur les routes où mon sang m'entraîne il ne se peut pas qu'un jour je ne découvre une vérité".

Un poème de Joyce Mansour, (merci Nathalie Peyrouzet) illustre bien, aussi, cette recherche d’un corps affecté dans les mots qui en disposent de trop loin...

« Crème fraîche
.
Ma mère me mange
Me torture
Et pour m’empêcher de la suivre
Elle m’enterre
Je mange ma famille
Je crache sur leurs débris
Je hais leurs maladies funambulesques
Et leurs hallucinations de l’ouïe
Prenez garde au dentifrice
Qui blanchit sans détruire
Mieux vaut s’égayer en dévorant les siens
Que de marcher à quatre pattes
Boire
Ou essayer de plaire
Aux filles »

Au contraire de ces poésies où le corps se recherche dans le dédale de signifiants par trop inconnus, une poésie moins déstructurée, plus névrotique est bien représentée par le plus célèbre des poèmes, encore de Rimbaud…

A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles, Je dirai quelque jour vos naissances latentes : A, noir corset velu des mouches éclatantes Qui bombinent autour des puanteurs cruelles,
Golfes d’ombre ; E, candeurs des vapeurs et des tentes, Lances des glaciers fiers, rois blancs, frissons d’ombelles ; I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles Dans la colère ou les ivresses pénitentes ;

U, cycles, vibrements divins des mers virides, Paix des pâtis semés d’animaux, paix des rides Que l’alchimie imprime aux grands fronts studieux ;
O, suprême Clairon plein des strideurs étranges, Silences traversés des Mondes et des Anges : — O l’Oméga, rayon violet de Ses Yeux !
Il s'agit là d'un voyage d’un sujet constitué dans le monde des signifiants et le monde lui-même, tant interne qu’externe, à travers les métaphores poétiques, et non d'une exclusive recherche de reconstitution de soi-même dans des signifiants nouveaux comme chez les deux poètes précédents.

Alors, au terme de cette présentation de ce qu’est le signifiant dans ma vision de la psychanalyse, posons que l'interprétation du signifiant du symptôme, lorsqu'elle semble utile, a beaucoup de rapport avec la poésie. Elle ne démontre rien, mais ouvre ou réouvre le plaisir du voyage du patient dans d'autres plans, d'autres horizons. Surtout, n’étant que métaphorique, située dans tous les cas comme telle, elle laisse intact la singularité toujours inexplorée de l’être du patient, l’abritant du pouvoir, toujours délétère, de la parole qui se croit la vérité de l’autre, lorsqu’elle est prise aux mots, alors que ce fut justement le douloureux départ dont ce dernier vient reparler... et tenter de reconstruire.