L'oscillation dissociation hallucination
Notons qu'on ne peut halluciner et être dissocié en même temps, puisque l'hallucination remplace précisément la souffrance du dialogue manquant, de l'écart abyssal entre l'être et ses représentations langagières, qu'elle est faite pour cela, un peu comme la prophétie de l'oracle lorsque la frustration due à la réalité n'est plus tolérée. Elle est une réponse momentanée, imaginaire et singulière, et non plus sociale comme dans la prophétie, à la vraie question de la dissociation signifiante, lorsque celle-ci devient insupportable.
Passer de l'une à l'autre, c'est basculer entre l'autre (l'hallucination) et soi (la dissociation) dans la recherche de l'hétérologie circulante perdue.
L'oscillation peut être très rapide, et les basculements sont alors liés aux acmés de souffrance que provoque l'habitat de la vérité, par exemple la vérité de la voix entendue, appelée pour rétablir la continuité psychique et cérébrale, face à l'angoisse dissociative créé par l'espace énorme existant entre la subjectivité et le discours réel dont dispose le sujet dans ses espaces d'interlocution. Ceci explique d'ailleurs que les voix en question sont souvent hostiles et violentes : ce sont précisément les éléments de discours étrangers à lui-même dont dispose le sujet qui constituent son habitat de langage. Il prend en quelque sorte hélas ce dont il dispose pour tenter de reconstruire… Dans l’hallucination, c’est un surmoi sans plaisir qui s’entend, seul registre de parole constituant le sujet. Lorsque le dialogue redevient complexe, dans une dialogique hétérologue, ou la circulation reprend entre les plans normalement dissociées de la personnalité, lorsque le remaniement redevient possible avec un autre réel, par exemple le thérapeute, mais pas seulement, comme le montre l'évolution des psychoses lors de changements de milieu, lorsque le surmoi s’assouplit et se rapproche du sujet, le moi cesse peu à peu d'être fixe, externe, faux et la psychose n'est parfois plus nécessaire et a fini son travail de restructuration du dialogue, ce qu’elle est fondamentalement, puisque nous avons plus haut que la forclusion est, par nature, instable. La question que pose la dissociation pathologique n'est donc pas qu'elle disparaisse, mais qu'elle se fasse autrement, sans plus nécessiter l'intervention par trop radicale de l'hallucination, en restaurant le plaisir de circuler entre les plans complexes de l’être en lui-même et avec l’autre. Au lieu que les logiques subjectives s'isolent entre elles, et se dissocient complètement les unes vis à vis des autres, au nom de leur vérité incastrable respective, elles ont  à reprendre leur travail de remaniement entre la sphère affective et la sphère logique d'une part, entre soi et l'autre d'autre part.


Signifiant et points de capiton.
On comprend alors que la fonction principale de ce qu'en psychanalyse on appelle castration soit en réalité la possibilité même d'articulation entre instances différentes, dont le masculin et le féminin, mais pas que : soi et l'autre, patients analystes, maîtres élèves, etc… Dès lors que chaque logique de l'être présente des failles, des limites, des creux,  des trous, alors le relais devient possible d'une logique à l'autre, la circulation existe. La dissociation, lorsqu'elle est le fait de logique castrables, réfutables, relatives, permet le mouvement, le remaniement, l'adaptation au monde, dans un signifiant où le plaisir des résonances de toutes ces circulations entre les plans rend l'univers langagier habitable. Telle est la place centrale du plaisir, qui par ses résonances même rend possible la coexistence des plans différents de l'être. C'est que la circulation hétérologue est une nécessité pour la fonction la plus éminente de l'humain, la principale caractéristique du désir, qui est l'invention. Passer d'une logique à l'autre est une étape nécessaire pour pouvoir inventer, devenir ce qu’on est, dans le flux incessant interne et externe de la vie. Si un statut trop rigide du signifiant, devenu incastrable, ne le permet plus, alors le symptôme ne tarde pas à apparaître.
La fonction symbolisante du rêve en est un autre exemple, qui reprend des éléments de la veille pour les intégrer autrement, chaque nuit, dans le registre symbolique à disposition du sujet. Il est possible que le cauchemar soit l'échec de ce processus, comme son pendant de la veille, le traumatisme, montre l'échec de la correspondance entre réalité et symbolique sur quelques points aigüs. Cette circulation d'un plan à un autre permet clairement, dans le cas du rêve réussi, le remaniement, à la fois du registre symbolique, et donc celui aussi du périmètre de circulation dans le réel. Il est remarquable de constater que la principale caractéristique du rêve est précisément… l'invention, parfois échevelée ! Un exemple de rêve structurant : telle patiente, par exemple, prise dans un très ancien vécu dissociatif, toute sa sphère désirante ayant été massacrée par des parents hyper rigides et des rencontres sexuelles violentes ensuite, va rêver qu'elle est dans une boîte en carton, avec son analyste, séparée par une vitre. Laquelle disparaît, permettant que chacun caresse tour à tour l'autre, dans un face à face des visages...
La dissociation dure, pathologique, ne disparaît pas, elle est remplacé par une dissociation douce entre soi et l'autre, avec un échange de plaisir de caresses. C'est que le désir de guérir complètement de la dissociation rendrait en fait malade, on l’a vu, ou mystique, au mieux...  Etre complètement soi, être parfaitement authentique est impossible si on veut rester en lien avec la réalité. On ne peut être que dissocié entre l'être, l'image et le langage. Mais on peut aussi l'être agréablement, comme le montre le rêve de cette patiente, grâce au fonctionnement métaphorique retrouvé. Sans doute est-ce le rapport souple du thérapeute à la norme, à son propre savoir, sa propre vérité, qui autorise ce retour du plaisir par la castration de la vérité qui c'est ainsi constituée dans l'espace thérapeutique. Aussi tous les discours excessivement normatifs, donc incastrables sont-ils logiquement producteurs de pathologie. Que cette norme rigide soit médicale, psychiatrique, psychanalytique, elle va aboutir à l'écrasement subjectif si elle s'impose comme unique objet. Elle aboutit à l'aplanissement entre l'être et sa représentation, faisant sauter la barre du signifiant, rabattant le symbolique sur le réel, ne faisant plus la part du mot et de la chose, faisant sauter toute castration, supprimant par là même le plaisir d'être.
De nombreux cas de patients à dissociation pathologique montrent des familles dans lesquelles les discours rigides, normatifs, non communicants entre eux, ont été largement dominants, ou en tout cas vécus comme tels.  La schizophrénie peut alors être entendue comme une intériorisation dans l'être de cette structure familiale à plans clivés dépourvue de circulation hétérologue. Un exemple est donné par Laing « Je voudrais donner ici une idée du nœud dans lequel se trouvait bloqué un jeune homme de vingt-trois ans lorsque je l'ai vu pour la première fois. Je le présente comme un exemple de l'intériorisation d’une situation familiale impliquant plusieurs générations et conduisant encore à un diagnostic de schizophrénie. Bien entendu, je simplifierai énormément les choses. Ce jeune homme se fait de lui-même l'idée suivante: Côté droit, masculin; côté gauche, féminin. Le côté gauche est plus jeune que le côté droit. Les deux côtés ne se rejoignent pas. Détails fournis par la psychanalyse et d'autres sources : Sa mère lui a dit qu'il ressemblait à son père, son père lui a dit qu'il ressemblait à sa mère. Conséquemment, d'une part (ou, comme il disait, par son côté droit) il était homosexuel passif et d'autre part (son côté gauche) une lesbienne mâle. » Notons que ce processus est celui proposé par Lacan à travers ses points de capiton. Il supposait que le sujet "tenait" dans l'infini défilé des signifiants par des traits fixés ponctuels. Il le dit dans la séance du 6 juin 56, lorsque par exemple il s'avance à dire : «[…] je n'en connais pas le nombre, mais ce n'est pas impossible qu'on arrive à le déterminer, ce nombre de x, de points d'attache fondamentaux entre le signifiant et le signifié, minimum de structuration essentielle entre le signifiant et le signifié qui est nécessaire à ce qu'un être humain soit dit normal […]» (version sténotypie). L'intuition de Lacan à cet endroit est questionnante, car même si on serait enclin à penser que ce nombre minimum correspond précisément aux signifiants du corps, de la nomination du corps entier à celle de ses parties, en particulier sexuelles, outre son nom propre, même si on pourrait supposer que se trouve là le socle qui permettrait au sujet de parler d'un lieu d'énonciation défini, non dissocié, d'avoir un point de départ et de repérage, pour lui et les autres, dans le déroulement des significations, reste que le mot et la chose, là équivalents, seraient alors liés à un minimum vital de structure psychotique indispensable à l'existence du sujet, lui permettant de supporter la dissociation signifiante du trajet humain, grâce à ce collage du mot et de la chose en certains points de son discours.

Mais on entend là aussi que si ce point de capiton est trop serré, s'ils sont trop nombreux, la psychose clinique n'est en fait pas loin. Si une dissociation minimum ne reste pas en place entre les affects du corps et ses représentations, le vivant cesse de pouvoir remanier le discours, puis réciproquement dans le dialogue. Je rappelle que les seuls signes cliniques constants du trait psychotique, à la fois pendant la crise et dans son histoire, ne tiennent ni à la structure du cerveau ni à la génétique, mais à la structure concrète même du dialogue, qui cesse alors d'être une dialogique hétérologue…
De là il se déduit que selon Lacan la seule base solide de l'identité serait le minimum de noyau psychotique présent chez tout humain. Peut-être a-t-on là une base d'hypothèses quant au goût de la guerre ou du racisme chez les humains à l'identité fragile d’être trop... solide, trop liée de façon indiscutable à quelques signifiants incastrables ! A l'impossibilité de l'échange hétérologue se substitue le rêve de domination monologique, ou l'espace entre soi et l'autre est écrasé par la "vérité", ou hélas la réalité belliqueuse, qui permettrait de redevenir magiquement et massivement soi, l’autre étant sacrifié.
La dissociation pathologique belliqueuse, sacrificielle, pourvoyeuse de boucs émissaires peut alors se comprendre comme une nécessité d'être impérieuse, tellement impérieuse qu'elle n'autorise plus aucune dissociation hétérologue subjective.
C'est une recherche de vérité absolue faute de vérités partielles, de points de capiton suffisants mais surtout, ce que ne dit pas Lacan, suffisamment souples à mon avis, donc capables eux-mêmes d'évoluer. Cette théorie des points de capiton est donc à nuancer fortement, si on ne veut pas valider des structures psychiques en fait bien dangereuses.
C'est sans doute dans ce genre de cadres que se rangent certaines tentatives de trouver la "vérité", souvent à l'aide de drogues hallucinogènes, comme ces psychiatres qui, dans les années 60, (Delay, Lang entre autres) cherchaient diverses "révélations" sur les états dissociatifs par ces drogues, la psylocybine par exemple. Ces tentatives d'éclairer les dissociations par quelque chose qui ne le serait pas, y compris donc les points de capiton de Lacan, ou les drogues, paraissent donc toutes vouées à l'échec, pour autant que cela ferait aussi sauter la fondamentale et féconde dissociation entre signifiant et signifié, quand elle s'accompagne de plaisir. Pour revenir à la santé  psychique, pour autant qu'elle puisse exister comme un objet compact lui-même non dissocié, ce dont je doute, elle serait donc très exactement liée à la capacité de se mouvoir dans les conflits hétérologues générés par les dissociations structurelles de l'humain, y compris donc les points de capiton, voire comme pour les mouvements d'idées et artistiques que je viens de citer, au plaisir d'inventer en circulant entre ces plans et clivages de l'humain et de sa culture…


Signifiants et castration, implications thérapeutiques. En réalité, donc, la seule voie qui conduit à ce que la dissociation physiologique de l'appareil psychique n'aboutissent pas à une dissociation pathologique est représenté par les capacités de remaniement des différents plans grâce aux influences réciproques qu'ils ont les uns sur les autres. Le sentiment d'identité n'est pas un objet qui s’atteint, mais un processus dynamique, sans cesse changeant. Lacan l'avait tout de même intuitionné, malgré ses douteux "points de capiton", lorsqu'il posait qu'un signifiant représente le sujet pour un autre signifiant. Il représentait ainsi un vecteur, et non pas un objet..
La castration chez soi et chez l'autre est ce qui permet le dialogue, comme le montre Francis Jacques dans son étude remarquable sur la structure du dialogue, dont j'ai souvent parlé, "Dialogiques", mais aussi comme l’illustrent les configurations familiales qui produisent de la dissociation clinique : on y constate toujours la dominance d'un discours incastrable, sans sacrifice symbolique aucun de part et d'autre, induisant le sacrifice alors réel d'un être, ou de sa santé…
Ce que j'appelle discours incastrable, on l'a vu, est le discours de vérité. Dire le vrai, être dans le vrai, voilà la condition nécessaire et suffisante pour que se supprime la subjectivité ! Je l'ai longuement évoqué dans le chapitre précédent sur les dérives mathématiques quand elles se veulent absolues, et leur rapport avec la structure du trait paranoïaque.
Lorsque la dissociation devient insupportable, lorsque rien ne s’articule, c’est la recherche de vérité, d’absolu qui apparaît comme solution, c’est la dissociation qui est fuie, avec ses conséquences de fuite du réel, d’échappement à l’altérité. Le miroir narcissique devient absolu, tout le monde est nécessairement pareil, pur, non différencié. L’exigence narcissique absolue voulant écraser toute dissociation finit par brutaliser toute différence… C'est le chemin de folie que prendra que montre ce texte magnifique de Régean Ducharme sur l'histoire d'une folie, dont j'ai aussi souvent parlé : "L'avalée des avalés". On comprend bien que le chemin thérapeutique passe alors par la restauration de cette castration de tous côtés : celui du patient, de son entourage, y compris versus thérapeute. Ainsi, si on est certain de l'autre, par exemple sûr de ce qu'il est et pense, tout simplement on le supprime ! Le diagnostic médical, psychologique ou psychanalytique est sur ce plan bien délicat à manier. Il est en effet à la fois un outil de la pensée thérapeutique et hélas une classification trop souvent réductrice du patient, qui peut se transformer en signifiant rigide, indiscutable, inhabitable, dénué de tout plaisir et de fait pathogène ! En effet, ces outils ne sont en fait que des  caractéristique de la structure du dialogue en cours, et non des aperçus de l'être, qu'il soit biologique ou psychique.  Face à ce risque, annoncer au patient que son analyste ne dit (plus ou moins, heureusement) que des bêtises, au sens où aucune interprétation ou intervention ne peut être juste, dans le sens de décrire la réalité psychique de quelqu'un d'autre, ce que je fais maintenant quasi systématiquement au début de toute thérapie, permet de situer tout le savoir psychanalytique comme fiction nécessaire au thérapeute et parfois utile au patient pour l'aider à penser, mais pas plus. Ce ne sont que métaphores. Mais cela autorise aussi et surtout à situer la subjectivité du patient comme inaliénable et d'importance première... La castration de la vérité de sa théorie doit aussi exister chez le thérapeute, l'analyste, si on espère qu'une subjectivité puisse se restaurer peu à peu en face de lui.
Faute de quoi, on assiste souvent à des aggravations dramatiques provoquées entre autre par des diagnostiques gravissimes et toujours discutables posés par des soignants trop pressés, ce qui est hélas à notre époque de pratique courante, tel une schizophrénie 'désignée" chez un jeune adulte, et dont tout le monde veut, pour qu'il se soigne bien, que le patient lui-même s'en empare, alors qu'il inaugure simplement une crise existentielle en fait bien indispensable pour lui et les changements dont il a besoin, quand on sait la lire ainsi.

Signifiant et projection.
Cette vision de la dissociation signifiante et de la place éminente qu'y prend le plaisir permet aussi de mieux saisir ce qu'il en est de la projection, et de la position dite schizo-paranoïde : la projection n'est rien d'autre que la structure même du narcissisme, du signifiant, puisque l'intime du sujet est représenté par ce signifiant, en fait externe. La connaissance interne du sujet est, par le biais de la spaltung du langage, externalisée, projetée, par effet de structure. Alors, s'éclaire le vieux mystère de la tradition psychanalytique anglaise, qui pose le processus psychotique comme une étape archaïque du développement de la personne, et ainsi ne différencie pas vraiment le normal du pathologique. En effet, si la position paranoïde est une conséquence logique de la schize signifiante, alors effectivement tout le monde est concerné. La structure dissociative du signifiant est même une définition de l'humain. C'est dans sa dynamique que cette structure se différencie entre normal et pathologique, autour du thème central de la castration et de la vérité, du dialogue remaniant ou du monologue écrasant, et au final du plaisir ou du déplaisir.