La tentation mystique du statut dissocié du signifiant.

Alors, tout ce qui est unité totalisante, illumination, attente d'une sagesse absolue, parousie, extase, grâce, vérité absolue, comme on l'a vu, vient précisément par nature supprimer la contrariante dissociation inconscient/conscient, monde/représentation. Cette lutte de toute les mystiques contre l'extériorité de la re-présentation du monde est fondamentalement une rébellion contre cette dissociation signifiante, dont le prix à payer est la perte précisément du plaisir lui-même, selon la définition qui en est ici donnée, à savoir s'il est une résonance positive entre ces plans. L'espace entre les plans disparaissant dans leur superposition mystique, la résonance n’a plus lieu d’être, le plaisir disparaît, remplacé par la jouissance.
Notons précisément que les mystiques parlent d’extase, d’illumination, de jouissance, mais pas de plaisir... La métaphore du court-circuit électrique qui se produit entre deux pôles qu'aucune résistance ne sépare plus, générant une étincelle et un échauffement brutal est là d’une certaine pertinence.
Ce brusque retour du système primaire qu’est la recherche mystique se produit souvent lorsque le secondaire n’offre rien d’autre que de la peur ou de l’angoisse. Ce sont des circonstances où la jouissance remplace le plaisir, au lieu d'être en oscillation temporelle avec lui.

C’est bien ce qui arrive à Saint Jean De La Croix, lorsqu’il est emprisonné par le clergé en raison de divergence sur sa manière de gérer une communauté. C’est au cœur du plus profond désespoir dans l'humain que la grâce lui apparaît une nuit. Plus aucune issue dans le registre secondaire, altruiste, tel est le départ vers cette illumination absolue qu’il décrit :  Parce que Dieu réside substantiellement en l'âme, dans ce sanctuaire... les communications — contacts substantiels d'union entre l'âme et Dieu — constituent le plus haut degré de l'oraison. Une seule de cette nature apporte à l'âme plus d'avantages que toutes les autres, quelles qu'elles soient ».
Cette union est comparée à un mariage spirituel : « De même que, dans la consommation du mariage naturel, les époux sont dans une seule chair ainsi, une fois le mariage consommé entre Dieu et l'âme, il y a deux natures fondues dans un même esprit et un même amour ». Cette union est pour Jean de la Croix une préfiguration de la vie éternelle qui consiste en « la possession de Dieu par l'union d'amour ».
L'unité totalisante du monde, qu'on l'appelle parfois Dieu, présente alors le paradoxe d'être une représentation qui évacue son statut de représentation, lequel se dissout dans l’absolu qui est sa marque ! Voilà une définition peut-être plus claire de ce qu'on appelle le sacré ! C’est même sa fonction que d’éluder paradoxalement son statut, pourtant, de signifiant !  C’est sans doute pour cela que le nom de dieu lui-même  n’est pas sans poser problème, dans de nombreuses religions un tabou l’excluant du statut des représentations habituelles.


Vérité ou recherche ?

C'est à travers ce paradoxe que se joue la différence entre croire en Dieu ou douter de Dieu, la dissociation dans ce dernier cas entre le nom de Dieu et ce qu'il représente se maintenant et autorisant la conscience, le choix et l’ensemble des processus secondaires de l’altérité, contrairement à la croyance absolue, dont il n'est plus à démontrer qu'elle détruit bien souvent l'altérité même, y compris physiquement.
Ce qui est particulier chez Saint Jean De La Croix est l'énergie créative et poétique, très singulière, qu'il engage dans cet espace entre doute et croyance, faisant de lui un des plus grands poètes de langue espagnole. En réalité, le plaisir de la recherche dans l'écriture fait chez lui pendant à la simple jouissance rituelle de la vérité sacrée, ce qui atténue chez lui le caractère délétère de l'absolue certitude. Voici un bref exemple d'un de ces poèmes, extrait du cantique spirituel :

Hôtes de l’air, légers oiseaux,
Lions, cerfs et chèvres sauvages,
Monts, vallées, airs, claires eaux
Et vous, délicieux rivages,
Ardeurs qui causez tant d’ennuis,
Vous craintes des veillantes nuits,
Je vous conjure par les Luts,
Et par le doux chant des sirènes
D’arrêter votre ire et que plus
Touchant le mur, les frayeurs vaines
Ne puissent causer le réveil
De celle qui prend son sommeil.

Le sommeil est là une métaphore, très explicite dans son oeuvre, de l'extase de l'union mystique, la jouissance étant là clairement orgastique, dans un vocabulaire commun entre l'union divine et l'union sexuelle. Mais il est manifeste aussi, dans ce court poème, que la disparition de la conscience en l'occurence, ici sous forme de sommeil, est également ce qui est recherché dans cette démarche, un peu sur le même mode que la célèbre réconciliation sur l'oreiller, qui ne règle rien, mais permet au moins de s'endormir un moment grâce à la jouissance. Bien entendu, depuis quelques siècles, cette représentation du monde dans lequel nous nous agitons, au fur et à mesure de l'évolution du langage et du savoir, a pris d'autres noms que dieu !  Cela a pu être la science, par exemple, dans les années célèbres sous le nom de trente glorieuses. Plus récemment, c'est l'usage du mot vérité, en philosophie et souvent dans le vocabulaire de Lacan lui-même qui prends le relais de cette fonction particulière du langage, quand il prétend cesser d'être séparé du monde pour le représenter complètement.
Qu'importe, cette représentation continue à jouer alors ce rôle central de nous séparer du monde sensible, de nous dissocier de lui afin de le penser, comme l'image de nous, comme nos dénominations nous éloignent de notre unité sensible tout en nous permettant d'être conscient de nous-même.
Être dans le monde et être au monde ne sont pas du tout équivalents de ce point de vue, la conscience les sépare ! Alors, croire absolument en dieu, en la science, en la psychanalyse, en la vérité, en Lacan, Freud, en nous-même, en quoi que ce soit, du moment que c'est absolu, et voilà l'utilité dialectique de toute représentation qui s'annule, pour faire place à un mysticisme détruisant le plaisir de la connaissance, au nom de cette vérité. Sauf que l'aliénation, absolue aussi, apparaît alors, à tout ce qui représente cette vérité, homme ou oeuvre, bible ou gourou. Le discours sur la servitude volontaire de La Boétie est bien le constat que bien des êtres espèrent se reposer de l'effort constant que demande la pensée singulière, séparée du monde, en suivant un maître, bien mal dénommé maître à penser, alors que c'est précisément un maître pour ne pas penser…


La dissociation signifiante
Ainsi, dissociation signifiante et conscience sont une seule et même chose, espace fondamental qui nous permet à la fois de nous penser et de penser le monde.  La particularité de la conscience chez l'homme n'est rien d'autre que la présence du signifiant identitaire dans l'univers des symboles, qui à la fois nous dénomme et nous sépare de nous-même. D’où la tentation mystique, que représente bien Saint Jean De La Croix, de douter de l’intelligence consciente elle-même.

D'ailleurs, étymologiquement, dieu  viendrait d'une racine Indo-Européenne, dyew , désignant le cosmos et/ou la lumière. Le langage humain permettant l'invention de l'arbitraire, autorise un monde supérieur au monde réel dont il est dissocié par nature, comme le ciel l'est de la terre.. L'invention de dieu et l'invention du langage ne seraient alors qu'une seule et même chose, simple produit de la spaltung signifiante, ici séparation entre la représentation et ce qu'elle représente. La métaphore du ciel et de la terre serait fondatrice de la séparation signifiante.  
L'invention, par l'homme, de Dieu serait une «thérapie temporaire» liée à la nécessité de supporter la dissociation indispensable pour penser le réel, lorsque les temps sont trop durs, ce qui arrive finalement assez souvent.  Gourous, maîtres et dieux se pressent alors pour récolter la manne du désarroi...

Le signifiant mystique porte cette aporie centrale, ce paradoxe de représenter de façon dissociée la non dissociation.

Ce paradoxe est une condition forte de notre présence consciente au monde réel, expliquant la large prééminence des délires mythiques dans les dissociations pathologiques, puisque ce qu'on appelle ainsi ne serait que le retour du plaisir imaginaire dans ce besoin de représentations suffisamment « habitables » malgré la dissociation : lorsque l'investissement des représentations signifiantes est empêché, interdit, impensé, faute d'un plaisir suffisant dans sa constitution, il va massivement faire retour dans son origine la plus philogénétique. Les dieux s'adressent alors directement aux hommes, comme le délire dissociatif s'adresse directement au patient, faute d'un lien suffisant entre l'être et ses représentations sociales et familiales. C'est que l'homme ne disposant pas de suffisamment d'instincts, ou plutôt , ayant expérimenté qu'une simple lecture instinctuelle du réel devient rapidement contre-productive, s'en est abstrait, lui substituant la distanciation opérée par la verbalisation altruiste signifiante. Tel est son monde qui n'est plus seulement naturel : l'homme n'est plus dans le monde, il est conscient du monde, ce qui est fort différent.