Ce sont ces éléments qui se retrouvent souvent dans les biographies de poètes, comme chez un de mes préférés, René Char, selon Wikipédia : Son père Joseph Émile Magne Char, qui a abrégé son nom, est maire de L’Isle-sur-la-Sorgue à partir de 1905 et devient en 1907 administrateur délégué des plâtrières de Vaucluse. René Char passe son enfance aux « Névons », vaste demeure familiale dont la construction au milieu d'un parc venait d'être achevée à sa naissance, et où logent également ses grands-parents Rouget. Il bénéficie de l'affection de son père, et il est attaché à sa grand-mère maternelle, à sa sœur Julia, à sa marraine Louise Roze et sa sœur Adèle, qui habitent une vaste maison au centre de la ville, mais subit le rejet hostile de sa mère, catholique pratiquante opposée aux idées politiques de son mari, et de son frère. La famille passe l'été dans une autre de ses propriétés, La Parellie, entre l'Isle et La Roque-sur-Pernes.
 
Ainsi, si tout le monde n'est pas poète, ne peut-on pour autant en déduire que tous les autres ont eu une mère attentive et interactive, alors que les premiers auraient eu affaire à des mères trop lointaines ? Bien sur que non, mais cependant les exemples qui précèdent nous illustrent simplement la chose suivante : le lien au signifiant implique le corps, ce que montre clairement le constat des effets du double lien. Car dans cette occurence, le signifiant que le sujet accepte est parfaitement en désaccord avec ce que son corps éprouve. Le résultat, selon cette théorie, et si ce type de lien est la règle, est un rapport essentiellement métonymique aux mots et à la parole dans laquelle la métaphore est absente, donc le sens pour le sujet lui-même, et au final son entourage. La "folie" n'est là, comme nous l'avions vu précédemment pour un autre trait, le paranoïaque, dans une autre configuration, qu'une configuration de langage et de dialogue particulière.
Pour la psychanalyse, le sens des mots métaphore et métonymie a évolué, comme pour le signifiant. Dans la métaphore, le rapport au corps sensible du sujet existe de façon analogique, dans la métonymie, les mots ne renvoient en fait qu'aux autres mots par contiguïté, le corps intuitif y fait défaut, comme dans le double lien. Notons que l'assertion lacanienne que le signifiant représente le sujet pour un autre signifiant a ces deux fonctions en même temps…
 
L'extériorité fondamentale du signifiant, pour être supportable, ne peut donc se fonder que sur un constant dialogue vrai, donc plaisant autant que possible, faute de quoi le corps s'absente dans l'inscription signifiante, avec les conséquences qu'on vient de rappeler.
 
Lacan disait d'ailleurs, après Buffon, que le style, c'est l'homme même. La manière dont les mots s'assemblent, dont les idées viennent, dont l'association libre fonctionne, ceci est le coeur du sujet, la façon dont les mots, donc métaphoriquement, se relient au corps de quelqu'un. On comprend le succès de cette association libre dans le cas de la psychanalyse, puisqu'elle rétablit de ce simple fait le lien naturel au corps, ce qui s'était parfois lourdement perdu dans un discours trop surmoïque ou dissocié du patient.
C’est ainsi qu’à toutes les sortes de plaisir qui existent dans l’univers du vivant, dont nous avons vu plus haut dans ce séminaire la variété phylogénétique et ontogénétique, et la désynchronisation toujours possible, s’ajoute alors un autre niveau, lui carrément externe au corps, le signifiant. Que tout ceci dessine un ensemble largement hétérologue est clair... Le désir humain est l’energie constante qui déploie  dans ces espaces afin de les réduire.
 
 
Mouvance du signifiant et fixité de la loi.
 
Pour autant, le signifiant étant un élément particulier du registre symbolique, en ceci, nous l'avons vu, qu'il implique l'identité du sujet, il reste soumis, comme tout élément de ce type, au mécanisme de la réduction. Cette relative fixité du signifiant contraste avec la mouvance et la dynamique changeante continuelle du corps et de l'environnement…
 
C'est bien ce lien subtile et changeant entre les mots et le corps qui est la compétence parentale, et sans doute plus précisément maternelle, la plus précieuse afin que l'intime de l'enfant ne soit pas trop éloigné des mots qu'il emploie et entend.
Que ce discours nous entraîne aussi dans l'extériorité plus radicale de la loi, entraînant parfois la coupure nette avec le corps, comme dans la peine de mort ou le sacrifice, c'est peut-être plus le domaine du père, moins lié "tripes et boyaux " à l'enfant.
C'est que la psychanalyse n'est pas à l'heure de la mode actuelle qui voudrait que les rôles paternels et maternels soient interchangeables, dans une idée plus générale d'indifférenciation des sexes. C'est moins là une affaire d'opinion des psychanalystes que d'insistance de la clinique, qui reste sexuée dans les discours associatifs des patientes et des patients…
 
Mais revenons à notre sujet : les mots que nous apprenons nous relient donc à notre corps et à la loi. S'ils ne font que nous relier à notre corps, ils provoquent ce que Lucien Israël[5] avait repéré chez ces mères qui ne sont intimement liées qu'à l'enfant : la toute puissance de celui-ci, dès lors en grande difficulté sociale. Si de l'autre versant, le rapport des mots à la loi est dominant, au détriment du corps, s'ouvre alors l'investissement exagérément surmoïque de la personnalité, voire un risque obsessionnel ou paranoïaque.
 
Ces deux aspects de la parole, ce lien plus ou moins adéquat au corps et à la loi qui s'inscrit chez tout le monde, créent une nostalgie, une mélancolie poétique, celle de la pleine possession de son corps d'avant la parole et ses sens aliénants. Nous avons vu que nombre de poètes avaient eu à faire avec ce problème, souvent plus aigu dans leur histoire. Mais c’est le cas aussi de tout être humain, pour qui le langage, par la réduction qu’il propose, trompe toujours plus ou moins le cœur de son être.
 
Cette inscription du corps au langage, et à la loi, qui est donc toujours aussi plus ou moins une trahison, ne va pas du tout de soi, loin s’en faut.
Ainsi le décrit l’introduction au livre cité plus haut de Lucien Israël
« Ce qui est soutenu ici, c'est que la psychanalyse relève d'abord de la tradition orale et qu'il est temps de proposer une conception élargie de la névrose, dans la mesure où le pathologique ne dit pas tout d'elle. En croyant apprendre une langue « maternelle », chacun hérite en effet à son insu des particularités et des inflexions d'un désir parental dont il reste marqué. Ainsi, jusque dans la folie, est-ce le rapport à la parole qui décide de nos destinées. Et pour trouver les voies de son désir, chacun a donc à faire son deuil de l'amour perdu et des promesses de fusion afin de se risquer à aller à la rencontre de l'autre. Cette mise en perspective de l'expérience clinique mène à réinterroger les liens actuels de la psychiatrie et de la psychanalyse, le devenir de l'hystérie, les aléas du transfert, le sort de nos amours et l'avenir de nos théories dans leur confrontation avec la pratique quotidienne.»
 
Bien sur, on peut renvoyer le lecteur à la riche littérature psychanalytique sur le lien entre les structure psychiques parentales et le développement chez l'enfant de telle ou telle problématique. Simplement est-ce ici le lieu d’insister encore sur le rôle du plaisir dans domaine là encore. Si l’inscription du corps dans le langage et la loi passe par les parents eux-mêmes, puisqu’ils introduisent précisément les signifiants de l’enfant, encore faut-il que différenciation des rôles s’articule avec suffisamment de plaisir pour que cela s’inscrive pour l’enfant. C’est ainsi qu’une tribu d’indiens d’Amérique sait que lorsque les parents font l’amour, cela fait grandir les enfants, quelque soit leur âge... Pas besoin d'ailleurs d'être psychanalyste pour observer cela, qui est de l'ordre de l'évidence, sauf pour les tenants de l'autonomie biologique et génétique de l'humain, parfois se targuant de neuroscience, qui n'a, dans ce cas, de science que le nom, et dont le but, conscient ou non, est de l'ordre d'une robotisation contrôlable et imaginairement rentable de l'humain.
 
 
Signifiant et plaisir
 
Mais tel n'est pas notre propos ici. D'une façon plus générique, plus fondamentale, la question qu'il faut reprendre plus en détail sera la suivante : qu’est-ce qui permet cette chose extraordinaire chez l’être humain que de représenter le cœur le plus intime de son être par l’élément le plus extérieur à lui, à savoir le signifiant. Qu’est-ce qui fait que l’extime et l’intime se mêlent si étroitement dans le signifiant ? Qu’est-ce qui autorise que le soi passe par l’autre à ce point chez l’homme ?
 
C’est bien la place particulière du plaisir chez l’être humain qui explique cette curiosité biologique, en particulier dans la toute première enfance, moment de l’inscription signifiante pour l’infans.
Dans les années 80, un livre de sexologie grand public eut un succès certain lié à l’encore récente libération sexuelle : le « Traité des caresses », du bon Dr Leleu, un peu gourou sur les bords, promoteur d'une sexualité un brin détachée des valeurs fondamentales humaines et civilisationnelles  de transmission hors desquelles elle perd en fait beaucoup de son sens.
Mais qu'importe, la première partie de ce texte est importante pour notre propos. Elle développe l'importance du toucher et de son plaisir dans la dimension relationnelle humaine. Après avoir rappelé que l’embryogénèse voit naître le système nerveux de l’enveloppe corporelle, qui ne s’appelle alors pas encore peau, mais ectoderme, on apprend que le plaisir de l'autre est ainsi inscrit dans notre anatomie, comme le montre une étude de 2002[6], citée dans une récente édition de ce texte :
 
 
[2] Rimbaud à Paul Demeny (Lettre du Voyant, 15 mai 1871)
[4] Le coeur conscient, Robert Laffont, 1960.
[5] « Boiter n’est pas pêcher « 
[6] 1. Olausson H, Lamarre Y, Backlund H, et al. Unmyelinated tactile afferents signal touch and project to insular cortex. Nat Neurosci 2002; 5: 900-4.
[7] https://www.cairn.info/revue-la-psychiatrie-de-l-enfant-2006-2-page-405.htm#
[9] Empan 2016/1 (n° 101), pages 12 à 20
[10] https://www.lepoint.fr/culture/lacan-professeur-de-desir-06-06-2013-1688542_3.php