La clinique dialogique

Le principe étant posé, la subversion profonde de la linguistique comme objectivable étant acquise, à travers la critique d'un structuralisme qui se voudrait par trop universel,  on en vient maintenant à une approche plus clinique de la réflexion de F. Jacques :


Avec la question insolite que pose le roman philosophique de Michel Tournier nous sommes tout près de notre problème. Que se passe-t-il quand l'autre fait défaut dans notre référence à l'univers ?
Pour établir l'importance décisive de la personne d'autrui quant à la possibilité même de notre rapport au monde, le romancier va laisser au lecteur le soin d'inférer les effets de la présence d'autrui à des méfaits de son absence. Méfaits considérables. L'auteur s'attache à recueillir le sens des avatars profonds qui font entrer son héros dans une véritable aventure de l'esprit. Qu'advient-il à Robinson seul sur l'île où il tente de survivre en dehors de la présence d'autrui ? Au ?l de transformations décisives, Robinson fait effectivement l'expérience vitale de la perte de l’allocutaire. Il nous apparaît brutalement qu'autrui n'est en ?n de compte ni le sujet capable d'objectiver le moi en le percevant à son tour, comme l'avait entendu Sartre, ni à fortiori un objet parmi les autres objets perçus. On devra le définir comme une condition sine qua non du fonctionnement de notre propre champ perceptif La personne d'autrui doit être reconnue comme la structure qui règle a priori la possibilité d'un rapport normal au monde. Beaucoup plus qu'une « forme ›› particulière, perçue dans le monde : la forme d'application même des catégories du perçu.
Voici que toute l’importance philosophique du regard, comme saisie immédiate d'autrui, est dérivée. Elle vient de ce que le regard de l'autre ?gure le moment où autrui-structure s'incame dans tel autrui. C’est autrui en général qui autorise la perception, et non pas tel ou tel qui serait « quelqu'un ». A rebours de l’autre sartrien, qui viendrait me voler le monde. Sans cet autrui a priori, qui fait défaut à Robinson, il n'y a même pas de monde à voler car le monde y a déjà perdu toute con?guration. Cet autrui-là n'est personne de particulier, il est une structure transcendante aux termes qui l'effectuent.
Une chose est de perdre l'autre : la structure d'autrui cesse d`être effectuée par tel individu réel. Une chose autrement plus grave que l’isolement ou même que la névrose est de vivre la dissolution de cette structure qui organisait en sous-œuvre ma perception du monde.
(…)
Autrui fonctionne simultanément comme l'a priori de mon champ perceptif et comme l'a priori de mon champ linguistique.

Mais si l'absence de l'autre comme principe même de la langue induit vite une désorganisation de la pensée, ce que démontre à l'envie les pathologies d'isolement, qu'il soit subi ou organisé comme dans certaines tortures, au contraire la modalité de la présence nous fait alors entrer de plain pied dans d'autres cliniques.

Est violente toute action - verbale aussi bien - où j'agis comme si j'étais seul à agir, comme si le reste de l’univers n'était là que pour recevoir l'impact de mon action. Est ressenti dans la peur tout acte - de langage aussi bien - que je subis sans en être le collaborateur.

La relation à l'autre n'est pas forcément altruiste, elle peut devenir vorace, captative, intéressée. Car de même que l'ego établit son rapport à l'autre par une démarche expresse, à tout moment il peut l’interrompre en se repliant sur soi. Nous avons assurément le pouvoir de mutiler ou tronquer notre rapport à l’autre. Ce pouvoir nous est donné avec celui de feindre, d’esquiver. Séduction, tromperie, oppression donnent lieu aussitôt à des réactions curieusement symétriques. La domination du tyran appelle la veulerie consentie de sa victime. La feinte appelle la surenchère de la ruse, la simulation celle de la dissimulation.
Ce qui vient fausser l'expérience de la présence d'autrui ? Le principe est simple. Il suffit que manque la réversibilité, ou réciprocité, dans la relation à l'autre, pour que s'altère sa présence, i.e. le type d'existence et le mode de connaissance correspondants. A partir de ce principe, relisons les analyses des moralistes. Le rapport non moral apparaît avant tout comme une relation sans réciprocité. Ainsi le menteur, qui est le trompeur, brise la réciprocité dans le moment même qu'il semble l'instituer. Comme l'ironiste, il simule, c'est-à-dire il dissimule en exprimant. Mais l'ironiste reste en société avec l’ironisé, il ne veut pas être cru, il souhaite être compris et déchiffré. Au lieu que le menteur se sert du langage contre le langage, contre sa vocation normale à la communication. Telle est cette violence sèche du menteur qu'il introduit dans son rapport à l’autre une dénivellation qui nie l'altérité éthique, en se condamnant et en condamnant l'autre à la dévalorisation objectivante, à la solitude. Plus subtilement, un des trait convenus du « pharisaïsme moral» réside dans la tentation de penser le devoir en dehors de la relation transitive à autrui. Féru d'obligations il remet à demain les actions prochaines et se ménage des alibis. L'obligation du « faux dévot ›› ne se ?xe jamais sur une tâche précise. A mettre ainsi l'accent sur l’obligé dans l'obligation, sur le débiteur dans la dette, voire sur le sentiment moral dans le sujet, il privilégie le point de vue nominatif de l'ego sur le rapport pronominal à l’autre.

Ainsi, lorsque le je écrase le nous, la construction subjective en lien avec le social, l'autre, s'interromps, pour laisser la place à une simple prédation, où plus banalement à une défense absolue contre les remaniements du dialogue.
Mais qu'est-ce qui justifie de tels dévoiements de la parole dialogique véritable, selon le terme de Francis Jacques, c'est à dire réciproque ?

C'est bien entendu la fondamentale dépendance de l'homme qui se joue là :

Ensuite parce qu'avant la parole, l'homme a peur. Avant la parole il y a l'écart dans l'espace : l'autre vient de plus loin, il est ailleurs ou étranger. Il y a le décalage dans le temps : il semble que je ne sois contemporain que de moi-même, qu'en moi seul coïncident l'ici et le maintenant. Cette circonstance est pour beaucoup dans le rapport prétendument privilégié avec soi-même qui est au fond du mythe de l'intériorité. Là réside peut-être l'ultime vérité de l'illusion solipsiste, en l'expliquant par les conditions nécessaires de toute parole : nul assurément ne peut rester en soi mais, avant de sortir de soi pour entrer dans le rapport vécu qu'institue la parole, il y a la dérobade et le repli, symétriques de l'autre angoisse d'être laissé « morceau d'un rapport brisé ››, moignon funèbre, qui est au fond de tout deuil. Si bien que l'illusion renaît toujours.  Parce qu'en?n la peur pénètre parfois la parole elle-même. Dans le mouvement de la parole répondant à la parole, il arrive que quelque chose lui fasse violence, quelque chose dont il faut émanciper la communication pour qu'une parole de paix s'installe. L'intérêt pour la communication n'y suf?t pas. Nous en avons dit quelque chose tout à l'heure. Allons plus loin : loin d'être un élément transparent où la violence désarme, la parole est un des lieux où elle exerce quelques-uns de ses malé?ces. Sans doute parce que l'infraction y est plus facile qu'ailleurs, elle est un des enjeux privilégiés de la violence. Elle apparaît alors liée au pouvoir, quand elle n'est pas un de ses objectifs.

C'est ce que F. Jacques va ensuite développer dans ce qu'il appelle un dialogue tronqué, tronqué en fait de réciprocité. Ce sont ces dévoiements du dialogue qui feront le cœur des remémorations des patients en analyse ou thérapie, dans le temps qui leur sera nécessaire…

Enfin, il est central de remarquer que le vrai dialogue, tel qu'il est décrit par F. Jacques, n'est qu'une des dimensions de l'appareil psychique. Il en est d'autres, rendues nécessaires par le côté fatiguant, déstabilisant de ce dialogue authentique, dans lequel nos référentiels vont sans cesse être bousculés, remaniés, afin de faire sa vrai place à l'autre en face de nous et en nous. La reprise du fil intérieur est alors nécessaire, pour que se restructure, se reprenne la singularité dernière du corps et de l'être. Ces deux dimensions sont profondément hétérologues, donc surprenantes et créatives, nécessaire à notre mouvement dans le flux changeant du monde.
C'est ainsi que s'écrivent les romans, livres, articles, que se créent les films, que fonctionnent les rêveries solitaires, que travaille le profond réaménagement du rêve. Toutes ces dimensions reposent en fait du dialogue vrai, comme ce dernier leur pose la salvatrice limite de la présence réelle de l'autre pour que l'homme reste un animal social. C'est ainsi que tous ces dialogues "tronqués", "falsifiés", "menteurs" comme le pose Francis Jacques, chacun peut les instaurer à son tour lorsque le remaniement dialogique, pour telle ou telle raison, va devenir insupportable…




Conclusion : le passage du plaisir du délire paranoïaque au plaisir du lien thérapeutique.


Reprenons maintenant tout ceci avec nos propres termes :

On entend bien le lien entre ce que je définis dans ce travail comme plaisir et ce complexe processus de communication dialogique : pour que le coeur intime de l'être résonne suffisamment harmonieusement dans le lien de langage à l'autre, aux autres, encore faut-il, à l'évidence, que sa singularité dernière puisse y être représentée. Comme elle est par définition inconnue de l'autre, elle ne peut y être présente que comme possibilité, elle ne peut qu'y être supposée, attendue. Mais, alors, la construction dialogique pourra la faire émerger, l'un et l'autre participant à cet effort, à condition qu'aucun des deux ne soit assis sur sa vérité. C'est à cette condition que le plaisir de la conversation, pourra exister, dans l'espace interlocutif, si cette fonction de présence inconnue de l'autre, à venir dans le discours est présente dans le dialogue, partagée, réciproque. C'est là fondamentalement qu'est la fonction de la castration en psychanalyse, castration en fait de la vérité. Le terme de castration reste adapté en cette occurence, puisque cette incomplétude essentielle de l'être est inscrite dans le corps sexué.

C'est précisément ce que les inventeurs de la technique de l'"open dialogue" ont théorisé, lorsqu'ils parlent de tolérance à l'incertitude. On ne peut mieux dire la place faite à la découverte réciproque de ce qui va se révéler dans le dialogue et du fait du dialogue, ce que toute prétention de vérité interdit absolument.

Ce qu'apportent en plus les travaux de F. Jacques tient à la profondeur du remaniement que le vrai dialogue suppose : en effet, les plans référentiels de chacun, pour entrer en communication, doivent accepter d'être remaniés plus ou moins partiellement. Dit autrement, la confiance en l'autre va entrer en résonance avec la confiance en soi, le je va se remanier en nous. Cette ouverture, voire cette vulnérabilité, ou même ce remaniement identitaire, ne seront possibles, on le comprend aisément, que dans le cadre d'une relation à laquelle on va faire presqu'autant confiance à l'autre qu'à nous-même. Tel est l'enjeu du vrai dialogue, celui qui ouvre à l'autre, au social, et finalement à soi-même.