L'expérience finlandaise d'open dialogue

À partir de cette critique de la notion de vérité, peut se développer une pratique clinique qui va en tenir compte. C'est là la trouvaille de la théorisation précise de ce mouvement finlandais dit "Open dialogue" évoqué dans le chapitre précédent.  Illustrons cela par un exemple clinique.

L'histoire de Pekka et Maija
Le dialogue qui suit est exceptionnel, au sens où les symptômes psychotiques de l’homme, Pekka, disparaissent au cours de l’interview et ne sont jamais réapparus au cours des 7 années qui suivirent cette réunion. Ce type de résultat n’est pas représentatif du cas moyen, dans lequel une crise psychotique peut durer environ 2-3 ans. Toutefois, ce cas est illustratif du processus thérapeutique, et de la manière dont les mots sont construits ensemble pour les expériences non encore verbalisées. Il est impossible de prédire combien de temps cela prendra. Dans certains cas, comme nous le verrons ici, cela peut se produire dès la première rencontre, alors que dans la plupart des cas on a besoin de plus de conversations.

Ainsi, ce dont on a besoin dans ce genre de cas, ce ne sont ni des médicaments, ni une psychanalyse ou une psychothérapie, qu'elle soit transactionnelle ou systémique ou autre, mais simplement des conversations. Ce glissement est d'importance, en ce qu'il ne situe aucun fantasme de maîtrise d'aucune façon que ce soit par aucun thérapeute sur le problème posé.

Un médecin de première urgence rencontra Pekka, homme de 30 ans, marié, qui avait travaillé dans un magasin d’électronique. Pekka disait qu’il était victime d’un complot systématique, et que ceux qui étaient impliqués dans cette conspiration le pourchassaient. Le médecin contacta le service des admissions à l’hôpital psychiatrique, et une réunion thérapeutique fut organisée.

Notons que dans ce récit, le temps médical est d’emblée thérapeutique et groupal, après une évaluation individuelle d’orientation. Cela est remarquable, et évite l’écueil habituel dans nos pratiques, à travers le diagnostic psychiatrique ou psychanalytique, puisqu’il en existe, de faire porter par principe le poids du problème exclusivement chez le patient, pour entrer d’emblée dans l’étude d’une double complexité relationnelle : l’une interne au patient, et l’autre externe, son environnement référentiel, thérapeutes inclus.


 Etaient présents Pekka, sa femme Maija, le médecin urgentiste (D), un psychologue (Psych), et trois infirmières (18). L’équipe rencontra un homme grand et fort, avec une épouse bien plus petite. C’est elle qui les fit entrer tous deux dans la salle, et ils s’assirent l’un à côté de l’autre.  Au début de la réunion, Pekka parlait et Maija restait silencieuse, mais regardait son mari, qui à tout moment, la regardait en retour pour voir si elle approuvait ses dires.
Lorsque l’équipe tenta une première fois de questionner Pekka, son discours était psychotique et incohérent, et il était impossible de le comprendre.

Pendant la première demi-heure, l’interview alla de thème en thème, sans aucun développement conjoint d’aucun sujet. Cette situation changea finalement quand l’une des infirmières questionna la femme de Pekka sur ses préoccupations. Cette question initia le début d’un dialogue dans lequel le discours psychotique de Pekka commença à s’atténuer.

Maija :  Bon Pekka a vu des choses. Il a suspecté tout le monde.
Pekka : [Oui, et ...
Maija : Ce que je pense, c’est qu’ils sont tous assez irrités contre lui.
Pekka :  [....et je disais que je ne vais pas . .
Maija : Et si quelqu’un parle de l’avenir… ..
Pekka : [... Oui elle assez est énervée, pourtant …
Maija : ... le même genre de situation est arrivé il y a huit ans.
Pekka : [ C’était toute une histoire…
Maija : Il avait même peur de son père, peur que son père veuille tenter de le tuer.
Psych : Comment ça s’est résolu ? Vous avez pris pris un traitement ?
Maija : Non,  il n’a eu aucun traitement. Je ne me rappelle même pas moi-même comment ça a passé, peut-être que ça c’est passé tout seul …

Maija commença à donner une description cohérente et fournit des détails qui permirent à l’équipe d’acquérir un peu de compréhension de la situation. Pendant cette partie de l’interview, Maija et Pekka parlaient en même temps, et donc ils entrèrent dans la conversation polyphoniquement. L’équipe n’essaya pas de structurer cette conversation en les faisant parler tour à tour. A la place, les professionnels acceptèrent le style de ce couple et la manière qu'il avait choisi d’engager la conversation. Après cet échange initial, Pekka commença à parler plus lucidement, constrastant avec ses affirmations précédentes dans lesquelles les phrases et pensées venaient de manière désorganisée.

Cette lueur de clarté donna le signal d’un langage commun pour parler de la situation. Vers les quarante minutes de la réunion, Maija et Pekka commencèrent à décrire les évènements qui avaient conduit à l’apparition de la psychose. Ils peignaient en mots une description visuelle de ce qui était arrive, créant une narration des expériences qui auparavant n’existaient que comme débris de paroles sans contexte.  Cette évolution pris place dans une conversation dans laquelle l’interviewer obtint une description calme, lente, des évènements ayant conduit à la crise. Dès lors, le résultat de la conversation était que Pekka, en étant devenu capable de mettre des mots sur son expérience, avait diminué son expression psychotique.  

Maija et Pekka tombèrent d’accord sur le fait que les symptômes psychotiques commencèrent un Vendredi. Le psychologue commença à éclaircir les détails de ce qui était arrivé ce vendredi.  

Pekka expliqua que les vacances arrivaient, et comme il était à présent au chômage, il n’avait pas d’argent pour faire des cadeaux. Son dernier employeur lui devait de l’argent sur des primes. Il était dans un état émotionnel extrême à cause du dilemme : demander l’argent pourrait compromettre son amitié avec son employeur, mais ne pas le demander signifiait qu’il ne pourrait pas être un père pour sa famille en achetant des cadeaux pour Noël. Malgré sa grande anxiété, Pekka décida d’appeler son employeur et de demander les primes. Lorsqu’il le fit, son employeur lui répondit mal, l’accusant de faire du chantage. Pendant cette terrible conversation, il y eut, par chance, une coupure d’électricité dans le secteur, et toutes les lumières s’éteignirent. Voici une partie de la description de l’échange :

Psych : Oui, alors Ray (l’employeur) a dit que vous lui faisiez du chantage ?
Pekka : Oui, et….
D : Et ce fut la fin de la conversation ?
Pekka : Non, ce n’était pas à ce moment là. C’était quand j’ai dit que “Je ne vous fais pas de chantage évidemment, mais si, en quelque sorte, il serait possible, parce qu’il y en a besoin pour Noël”.
Psych : A-t-il promis de le faire pendant la conversation ?
Pekka : Il a dit, "Oui je vais regarder ça" Et à ce moment l’électricité tomba. Et ce fut vraiment un truc terrible. L’ordinateur, l’électricité qui crépitaient. Je sentais que d’une manière ou d’une autre il rétabirait le contact avec moi.
Psych : Ca vous a perturbé ?
Pekka : Et bien, je pensais qu’il avait été réellement effrayé.
Maija : Quand les lumières se sont éteintes.
Pekka : J’ai pris ça comme un genre de signe que le chantage fonctionnait.

A ce point, les évènements précédemment non racontés commencèrent à être dits. Tout se passait apparemment comme si Pekka était emprisonné dans des injonctions conflictuelles qu’il ne parvenait pas à commenter, ni ne pouvait sortir du dilemme. Il interprétait la terrifiante coïncidence du blackout électrique dans le contexte de son dilemme. L’équipe commença à s’apercevoir que la paranoïa de Pekka était l’apogée de nombreux mois vécus dans une extrême tension, car il n’avait plus d’argent. L’équipe encouragea le couple à continuer de donner davantage de détails sur la chronologie des événements. Au fur et à mesure qu’ils le faisaient, elle assista à une déconstruction plus avancée de la psychose en parlant des émotions qui submergeaient Pekka au début de ses symptômes. L’interviewer eut l’impression que Pekka revivait la terreur pendant la réunion, ce qu’il pouvait avoir ressenti quand il commença à avoir des hallucinations. Pour pouvoir donner des mots aux terreurs émotionnelles de Pekka, l’interviewer lui demanda quelles étaient ses premières pensées juste après le blackout :  

Psych : On dirait que vous étiez effrayé à mort ?
Pekka : Non ce n’était pas à ce point. Mais je pensais qu’il valait mieux quitter la place. On ne sait jamais, quand Ray pouvait être aussi agressif et aussi rapide à argumenter, comment il pouvait agir…
Psych : Quelle fut votre première pensée…
Pekka : ... que s’il venait…. Comment pourriez-vous l’arrêter s’il venait…
D : S’il venait vous trouver
Pekka : Oui, s’il venait
D : venait vous tuer, c’était ça ?
Pekka : Et bien c’est, c’est, c’est bien sur la pire chose qu’il pourrait faire…

Pour définir l’expérience émotionnelle de Pekka, les interviewers ont utilisé des mots durs : “Il allait venir vous tuer, c’est ça ?” Cette question de l’équipe donna une nouvelle et claire expression de la frayeur de Pekka, sous une forme qu’il accepta immédiatement. L’ambiance de sécurité et de confiance dans la réunion, et la connexion entre Pekka et l’équipe était suffisamment établie pour permettre à l’échange de parler des peurs les plus dangereuses de Pekka.