Le problème de la forclusion


Un mot, avant d'aller plus loin sur la question du trait paranoïaque, sur le problème, en France, de la question de la forclusion introduite par Lacan, et qui fonctionne comme une spécificité en fait peu partagée par le monde anglo-saxon, en particulier par tout le courant kleinien, auquel appartient Francès Tustin et Bruno Betteilheim.

Il faut l'évoquer ici, car ce concept bloque à peu près complètement l'investissement transférentiel des analystes français de ce courant, auquel j'ai appartenu pendant une quinzaine d'années. Le constat d'une structure psychotique, qui serait censée être dès lors stable, juste réaménageable par le patch du synthome, comme disait Lacan, produit en effet chez l'analyste lui-même une sorte de recul d'investissement, un biais transférentiel fort dommageable. C'est par exemple tout à fait sensible dans les groupes Balint, où on constate souvent que lorsqu'un participant avance le diagnostic de psychose, il s'ensuit un assèchement des fantasmes et associations des membres du groupe sur le cas... 

Commençons par un bon résumé de la situation actuelle de la psychanalyse française sur ces questions : Le troisième sens du terme chez Freud est celui que Lacan traduira par forclusion. Bien qu'il se trouve dès 1894 dans « Les Psychonévroses de défense » (Névrose, psychose et perversion, 2e éd., Paris, 1973), Lacan l'exploitera à partir d'un moment important de l'étude du cas Schreber, moment où Freud tente de définir un mécanisme propre à la psychose paranoïaque dans lequel ne fonctionne ni le refoulement ni la projection. Tandis que le refoulement implique l'intégration de représentations dans l'inconscient et leur reconnaissance inconsciente, la forclusion annule, abolit (par une Aufhebung) telle ou telle représentation, faute de pouvoir la refouler. Freud écrivait déjà dans « Les Psychonévroses de défense » : « Il existe [dans la psychose] une sorte de défense bien plus énergique et bien plus efficace qui consiste en ceci que le moi rejette [verwirft] la représentation insupportable et son affect et se conduit comme si la représentation n'était jamais parvenue au moi. » Différente du refoulement, la forclusion l'est aussi de la projection, laquelle était initialement conçue comme un moment secondaire par rapport au refoulement, comme un processus qui dénie une réalité psychique interne en la projetant hors du sujet.
La forclusion est ce temps originaire où le sujet se coupe définitivement l'accès à une réalité, qui sera dès lors de l'ordre du « réel » et du non symbolisable au sens que Lacan donne à ces termes. Cela correspond à ce que décrit Freud à propos de Schreber : « Il n'était pas juste de dire qu'un sentiment réprimé à l'intérieur ait été projeté à l'extérieur ; nous voyons toujours que ce qui a été aboli à l'intérieur revient à l'extérieur. »
Pour Lacan, la Verwerfung est la forclusion du Nom du Père : elle coupe l'accès à l'ordre du symbolique, à la métaphore paternelle et à la fonction signifiante du phallus ; elle empêche le sujet de symboliser la castration.
Notons, ce qui est central, que tant pour Freud que pour Lacan, le statut de la représentation symbolique, dans ce cadre clinique, est fondamentalement perturbé en ce qu'il ne s'articule plus de façon fluide entre les deux plans de l'être et du langage. Pour Freud c'est en raison de l'insupportable de cette représentation que le rejet a lieu, pour Lacan c'est à cause de la prééminence de la relation spéculaire, de miroir, qui écrase la singularité que pourrait exprimer en face de cela le sujet s'il avait accès à l'ordre symbolique. C'est, dans un cas comme dans l'autre, nous l'avons vu, essentiellement ce qui se passe avec la vérité absolue, insupportable, puisqu'elle supprime l'articulation elle-même entre les deux plans dont nous parlions plus haut.

Mais le côté définitif de cette problématique bute justement sur le déséquilibre profond qu'elle produit entre être et représentation, qui amène des crises fécondes en fait, lorsqu'elles sont entendues comme telles. 
La forclusion, telle qu'elle est décrite par Freud d'abord, Lacan ensuite, dont je ne nie pas qu'elle puisse se produire, crée en fait un équilibre fort instable, une situation de crise, qui vectorise en réalité toutes les évolutions possibles d'une crise, dont je rappelle que l'origine étymologique est changement en grec. Tout dépend de la manière dont elle est accompagnée. Si elle est simplement réduite, avec ou sans traitement psychotrope,  pour que tout revienne comme avant, le travail sur l'inscription symbolique de l'être du patient ne se fera pas. Alors que si le chemin, grâce à la crise clinique, amène à que les vérités qui se sont imposées au patient, et qu'il impose ensuite aux autres, deviennent plus relatives, une subjectivité plus ouverte peut advenir. La forclusion est une impasse, une butée, qui provoque en fait des tensions extrêmes qui vont faire évoluer cette structure, si on sait l'entendre.

Ces théories irréductibles de Freud et Lacan ne cadrent pas, il faut le constater d'emblée, à la réalité du travail clinique. Nul n'est capable de tenir un pronostique fiable sur le devenir des enfants ainsi diagnostiqués, les études faites dans ce sens n'ayant pas de consistance particulière : de nombreux cas évoluent défavorablement, d’autres au contraire, mais il est impossible de prévoir le devenir d'un enfant particulier, même si on pose ce concept donc douteux dans son acception définitive, de la psychose, de la forclusion. Nous parlons ici des psychoses de l’enfant sans déficience intellectuelle, l’association à cette dernière étant de moins bon pronostic.
De même, le cadre de la psychose hallucinatoire du jeune adulte, dite en psychiatrie "coup de tonnerre dans un ciel serein", ne cadre pas du tout avec cette théorie de la forclusion et son aspect structurel définitif. La guérison est la règle en quelques mois, sans séquelles.
Enfin, l'évolution de ce qu'on appelle schizophrénie, j'ai eu maintes fois l'occasion de le rappeler, évolue très souvent vers une guérison en quelques années, avec ou sans traitement…

Il semble donc raisonnable de bouger un peu les lignes à propos de la forclusion, en posant essentiellement qu'elle crée un équilibre instable par nature, si on ajoute aux catégories classiques de la psychanalyse, freudiennes et lacanienne, celle tout simplement de l'être. Ce dernier est bien sûr en déséquilibre profond dans la relation spéculaire fusionnelle, ce qui ne manque pas de produire des effets, thérapeutiques s'ils sont entendu de la sorte.

Ce concept ne semble donc pas adapté à la réalité clinique. Mais d'où vient-il précisément ? Il n'est pas inutile de rappeler ici que, contrairement à l'ensemble des concepts psychanalytiques, il ne vient pas de patients en analyse, au travail avec leur appareil psychique dans la traversée de la cure : tant pour Freud que pour Lacan, ils trouvèrent leur inspiration dans des récits, soit auto biographiques, Schreber, soit des observations psychiatriques, les soeurs Papin, ou les textes de Joyce. Ainsi, ce sont des observations qui ne sont pas issues de la dynamique transférentielles, ce sont en quelques sortes des études naturalistes, qui évacuent de ce fait même tout le vivant, le dynamisme du travail transférentiel. Contrairement au reste de la clinique psychanalytique, qui est elle littéralement dictée aux analystes par des patients au travail avec leur transfert. Anna O. fit en effet taire Breuer pour lui expliquer tranquillement son hystérie, inventant ainsi la psychanalyse...
Pour la forclusion, ce sont au contraire des travaux qui témoignent de la trace historique de l'observation psychiatrique dans la naissance de la psychanalyse. La notion de forclusion est ainsi née de la dissection et non de l'observation du vivant de l'appareil psychique, ce qui explique pour une part son aspect caricatural et en fait non adapté au vivant du transfert. L'effet est même délétère en raison, comme nous l'avons vu plus haut, du relatif désinvestissement que produit une telle théorie "définitive" sur thérapeutes et analystes.

Mais on pourrait objecter que telle était la situation car ce genre de patients ne s'engageaient pas dans des relations thérapeutiques transférentielles.  Cela doit être vrai pour Freud et Lacan, mais ne l'est pas pour de nombreux autres, dont les témoignages foisonnent, tels Tosquelle, Dolto, Pankow Mélanie Klein et bien d'autres.
Une autre façon de poser le problème pourrait être alors de dire que Freud et Lacan théorisèrent leur propre incapacité à gérer de tels transferts… Quelle serait là la piste, alors ?  C'est tout simplement que l'un et l'autre croyaient trop souvent à la justesse de leurs interprétations ! Nous revenons là à la question de la vérité, qui ne permet pas la subjectivité, surtout quand elle se pare de la parole de l'autre, fut-il analyste ! Sur ce genre de crises paranoîaques, rencontrer un thérapeute ou un analyste qui croit trop à ses théories revient à répéter le traumatisme à l'origine de l'entrée dans le symptôme en cause : le poids écrasant pour le dialogue de la vérité absolue sur l'expression de la complexité intime et singulière de l'être. Il n'est alors pas étonnant que cela se termine en impasse, et ne puisse déboucher, si on insiste un peu, que sur ces "présentations" de malades livrés ainsi en pâture aux excès théoriques de ces maîtres.

Rappelons d'abord rapidement la théorie freudienne sur ce sujet. La psychose serait liée pour l'inventeur de la psychanalyse à une hypertrophie congénitale et organique de l'investissement libidinal du moi. L'accès à l'autre est alors barré, y compris au thérapeute, et en fait, on vient de le voir, d'autant ce dernier insiste pour imposer son point de vue…
Il est étrange de constater que pourtant, Freud, toute sa vie défendit et soutint Groddeck, lequel travaillait au corps à corps, si je puis dire, avec ses patients, sans poser de particulière contre-indication. C'est qu'il privilégiait largement l'engagement dialogique, dont nous parlerons plus en détail plus tard, souvent très autoritaire et paternaliste, à l'interprétation d'une structure interne à l'appareil psychique de son patient. Ce qu'on peut dire de Groddeck, clairement, c'est qu'il ne lâchait pas le conflit avec ses patients, mais à partir de leurs énergies à eux : les profondeurs de l'âme, dans lesquelles reposent les complexes refoulés se trahissent par les résistances. Pour qui doit s'occuper du Ça, il est deux choses desquelles on doit tenir compte : le transfert et les résistances. Et pour qui traite les malades, qu'il soit chirurgien, accoucheur ou médecin de médecine générale, il ne pourra vraiment venir en aide au patient que s'il réussit à utiliser les transferts du malade et à réduire les résistances.
La définition du Ça de Groddeck, très proche de ce que j'appelle ici le reste de la symbolisation, lui permit de peu utiliser les catégories de la psychose, pour essentiellement axer son travail sur l'engagement transférentiel, quelle que soit la pathologie rencontrée. Freud eut sans doute l'intuition là de quelque chose d'important qui lui échappait, qui admirait Groddeck pour son travail clinique. Ce dernier, en fait, s'il provoquait souvent très énergiquement ses patients, ne le faisait que pour susciter une contre réaction créative, non pour étayer ou imposer son point de vue clinique ou ses interprétations.

Pour Lacan, l'affaire est tout aussi simple : son idéal fort délétère de désêtre n'autorisait pas non plus d'engagement énergique et surtout dialogique avec ses patients. Dès lors, lui aussi avait son miroir inverse dans son entourage, comme Freud pour Groddeck à savoir pour lui Françoise Dolto, dont il admirait le travail clinique avec la psychose, comme Mélanie Klein, d'ailleurs, raison pour laquelle il appelait cette dernière "la tripière"…  
Pour Lacan, l'affaire de la psychose est nouée à partir du moment où le symbolique, le nom du père, ne vient pas couper la relation spéculaire à la mère. 
Sauf que ce procès entre le spéculaire et la loi n'a de cesse la vie durant, c'est à dire que spéculaire et loi sont deux réalités psychiques hétérologues, constamment en conflit, aucune ne pouvant fonctionner pour elle-même de façon stable, ce que montre bien l'oscillation bien humaine entre amour et raison, pour donner un exemple. 
Le fusionnel mène au symptôme par la réduction drastique qu'il impose aux êtres qui se prennent dans ses filets, l'excès surmoïque également, par la violence des refoulements qu'il impose. Mieux vaut sans doute qu'ils se limitent l'un l'autre...

Dans tous les cas, ce que ni Freud ni Lacan n'avaient vus dans ces trajets est le statut fondamentalement restructurant du symptôme, de la crise psychotique, lorsque des analystes, des thérapeutes y accompagnent les patients dans la réinvention de leurs dialogues de vie. Il me semble qu'on arrive dans bien des cas à tout autre chose comme changement que le simple "patch" dont parlait Lacan.

Il n'est que d'apercevoir à notre époque comment la crise de la psychanalyse elle-même, liée entre autres facteurs à sa relation fusionnelle aux oeuvres de Freud et Lacan, permet une créativité nouvelle, une urgence d'invention, dont le présent travail est une modeste contribution, parmi bien d'autres.

C'est que, fondamentalement, le fusionnel, où qu'il se niche, y compris dans les relations de "maître" à "élève", les écoles, est la proposition d'un univers symbolique complètement coupé, ou peu s'en faut, de la complexité de l'être sur lequel il s'applique. On le voit bien dans le double lien de Bateson, où la proposition faite par autorité est complètement coupée de la vraie sensibilité de l'enfant.

Il n'est dès lors que peu gênant d'abandonner ce concept de forclusion, au contraire même si cela permet à l'analyste de supposer une évolution possible de la structure psychique de son patient vers une névrotisation plus large. En tous cas, les études sur le long terme de ces problèmes l'autorisent, comme on l'a souvent rappelé ici ! Par ailleurs, l'évolution des patients en analyse dépend aussi pour une part des fantasmes que l'analyste projette dans la cure, exactement de la même façon dont la fonction alpha de Bion fonctionne.

Je propose ici de remplacer la notion de forclusion par celle de vérité qui abolit la tension entre deux forces, tension hétérologique, l'une émanant de l'autre et de sa demande, la seconde du sujet et de sa complexité. Toute prétention de vérité d'un côté ou de l'autre vient proposer de supprimer cette tension, ce qui est impossible durablement et aboutit donc à une crise salvatrice si on la lit ainsi, au lieu d'en faire une clinique psychiatrique ou psychanalytique, ce qui ne vient qu'augmenter la force de l'écrasement altruiste, sous prétexte de science, ici fausse  heureusement, de se vouloir absolue. Au fond, la clinique de la forclusion, fusionnelle, ne persiste que pour autant que les forces antagonistes en jeu restent occultées par des jeux de vérité, contenant ainsi la crise continue qui existe au sein même du sujet et autour de lui, au lieu de lui permettre d'évoluer, de se dérouler.

C'est la raison première qui explique une validité partielle mais bien réelle des thèses et pratiques systémiques et institutionnelles, tels les pratiques d'open dialogue, dont j'ai déjà parlé plus haut, dans cette clinique. En effet, dans ces pratiques, nul effet de vérité individuelle, remplacée par celle d'équilibre et déséquilibres de systèmes ou de jeux relationnels. C'est aussi pourquoi on constate des changements parfois considérables dans l'évolution de ces patients lors de divorces ou de deuil impliquant des proches partie prenante des blocages dialogiques des conflits.