La « solution » de la machine de Turing

Notons en passant que les raisonnements précédents permettent de clôturer l'ancienne problématique de la machine dite de Turing : en effet si la symbolique, et la logique en est une, ne peut se fonder autrement que sur un reste sensible, dont elle est la réduction, en l'occurence le corps même du mathématicien, il ne se trouvera jamais une machine avec un corps d'homme, donc aucune ne pourra jamais, de ce point de vue, "imiter" un raisonnement humain. Il faut pour affirmer l'impossibilité de la machine de Turing simplement prendre acte qu'aucune logique n'existe en soi, telle quelle, sans un contexte complexe qui la fonde, singulièrement le corps de celui qui la crée, comme l'avait aperçu Spinoza et qui n'est pas, lui, mathématisable. Sauf à virer, on l'a vu, par cette soif d'absolu, dans une forme de dissociation fort douloureuse et bien problématique pour ceux qui cherchent dans cette voie.

La question du sens

En quoi est-il central pour nous de resituer, enfin, l'erreur de Gödel ? C'est que s'il met toute son énergie à prouver l'existence des esprits, des anges, de l'âme, par ses démonstrations des limites des logiques arithmétiques, il entrevoit pourtant bien là un reste fondateur de toute logique. Mais chez lui, c'est un délire paranoïaque dont il finira par mourir, cessant de manger de peur d'être empoisonné, comme on l’a vu.
En fait, il a voulu donner un sens à ce reste qui fonde les logiques humaines. Il a voulu, comme Frege ou Cantor, donner une logique aux fondements de la logique. Il n'a pas quitté le domaine de la réduction, car il garde les 2 plans du symbolique d'une part et des anges et démons de l'autre, mais il le stérilise par la structure même de son délire qui déplace l’absolu dans ce domaine mystique délirant.

Cette erreur nous montre donc une autre voie, moins risquée : le sens de ce fameux reste ne préexiste pas, il n'est pas de logique fondatrice, sauf délirante, ou religieuse, ce qui là s'apparente. Nous ne cessons au contraire de créer du sens à partir des mouvements du réel, qui ne sont eux ni logiques ni censés dans leur totalité, dans leur survenue. C'est cet effort humain, parfois surhumain, de donner activement du sens à ce qui n'en a pas, qui permet d'éviter la folie gödelienne, qui, elle, présuppose ce sens du côté du réel. Telle est l'effort la transmission humaine, lorsqu'elle ne se fait pas délire.
Ainsi peut se dessiner ce que j'appelais plus haut un habitat, un projet qui du coup reste parfaitement humain au sein du réel. Ce qui ne se fait pas sans difficultés, on le conçoit…
Le plaisir, puisque c'est notre sujet, ne peut se trouver dans l'abord exclusif, donc gravement dissocié, d'une logique absolue. C'est au contraire le mouvement continuel, l'articulation hétérologue des logiques symboliques à leurs fondements qui permet de mobiliser l'ensemble de l'être logique et sensible, dans une adaptation au monde pourquoi pas ainsi compatibles à nouveau avec les principes aperçus par Jérémy England. C'est alors l'ensemble de l'appareil psychique, logique et sensible, qui s'organise et se réorganise sans cesse pour tenir dans l'énergie du monde. Fut-ce au prix de telle ou telle logique, qui n'est plus adaptée à des fondements qui ont changé. Dès que l'on tient trop à nos idées, on entre dans le monde de la paranoïa, de la logique absolue.

On voit que cette difficulté psychique est de fait inhérente au statut même de l'humain… Est-ce la raison pour laquelle la vaine tentative de biologisation, particulièrement prégnante et toujours en échec dans notre époque des problèmes mentaux se fait moins pressante pour ce trait psychologique ? S'il est en effet beaucoup d'études concernant une supposée cause biologique à l'autisme, la schizophrénie, voire la névrose obsessionnelle, bien peu se sont penchées de ce point de vue sur la paranoïa. C'est assez curieux, et la seule motivation plausible de mon point de vue tiendrait à un effet de miroir net entre la nature humaine et ce trait psychique. Un chercheur désirant comprendre le monde, et supposant de ce fait qu'une explication dernière existe à ce dernier, ne va pas se tirer une balle dans le pied et supposer une anomalie cérébrale au fait de donner du sens au réel, puisque c'est sa motivation essentielle ! Il risquerait alors de se mettre lui-même en dehors de la norme…
Non, que tous les chercheurs soient paranoïaques, cela va de soi. Disons simplement que la démarche est proche, la césure fragile entre délire d'interprétation et présupposé quel qu'il soit, fusse-t-il théorique. Comme la seule chose qui permette de ne pas être dans un trait paranoïaque est de ne pas croire totalement en sa propre pensée, on conçoit qu'il est difficile d'y échapper totalement. Le tout est de ne pas l'être trop ! Le trait paranoïaque n’est qu’un excès de sens qui écrase le monde sensible de son propre corps, et de celui des autres…

Lacan avait d'ailleurs, dans sa théorisation, imaginé ce qu'il appelait des points de capiton, un peu comme ces boutons plats et larges qui maintiennent la structure des matelas, permettant que les plans de l'objet en question ne flottent pas indépendamment les uns des autres. Il s'agit là que les plans du symbolique et de l'imaginaire soient pour une part fixés l'un à l'autre, ne flottent pas presque complètement, comme dans la schizophrénie. Ce sont donc pour lui ces sens fixés qui déterminent pour une part l'identité du sujet. Trop nombreux, ils conduisent à la rigidité paranoïaque, trop peu nombreux, ils favorisent le trouble schizophrénique. Il n’y a pas là de changement de structure, comme le pose obstinément la théorie lacaniene, juste des effets de seuil, comme le constate la clinique, qui est là le retour de la réalité.

Si la recherche du sens n'est pas la certitude du sens, tout dépend cependant de la force avec laquelle on y est poussé… Lorsque l'angoisse devient extrême, cette recherche peut quitter toute forme de relativité, et l'univers de la paranoïa s'ouvre alors. C’est toute l’histoire complexe et ancienne de celles et ceux qui sont pris tôt dans ces problématiques : ils prennent pour sens absolu ce qui n’a jamais vraiment fait sens pour eux singulièrement, dans une sorte d’urgence d’être avec les moyens dissocié d’eux-mêmes qu’on leur a donné..
Qu'est la dynamique individuelle et sociale du bouc émissaire, si ce n'est cette nécessité absolue de trouver un sens lorsqu'il échappe trop brutalement et dramatiquement.
Pour que réalité et sens s'articulent souplement, chacun restant cependant à sa place, encore faut-il avoir le temps et la place de penser, de créer une adaptation au monde minimale entre subjectivité et altérité.

Aussi la parenté centrale entre paranoïa et la structure de l'appareil psychique est-elle particulièrement forte pour ce trait pathologique. Au fond la césure se situe là de façon fort ténue entre doute et certitude, entre recherche et vérité. C'est la raison pour laquelle l'ouverture de ce chapitre sur les fondements de la logique trouvait toute sa place.
Ce qui s'est passé au début du 20° siècle pour le domaine des mathématiques ouvre en fait aussi la possibilité de mieux saisir l'impasse paranoïaque, et, donc, d'en proposer une dynamique transférentielle dans la cure. De même que pour le domaine de la mathématique, qui devint à partir de ces vaines recherches sur un fondement universel, et grâce à tous ces chercheurs épuisés, LES mathématiques, l’impasse de celle ou celui qui, prit dans un trait paranoïaque, cherche à tout prix à faire correspondre le monde à sa réalité psychique, cet impasse peut donner jour à une polyphonie nouvelle, où aucune voix ne l'emporte plus, pour redécouvrir simplement les vertus créatives du dialogue avec soi-même, les autres et le monde, s'il est accompagné dans cet esprit par l’analyste, le thérapeute.

Fin première partie