Réflexe et inhibition
 
Mais si le réflexe est borné par un seuil inférieur pour les stimulations qui vont mener ou non à son déclenchement, il l'est bientôt, dans l'évolution, à un niveau supérieur, d'inhibition corticale. C'est que ce réflexe instinctuel, utile en certaines circonstances, va dans d'autres devoir être mis de côté pour que la complexité adaptative se poursuive. C'est tout le dialogue entre la sphère primaire, proche du réflexe et la secondaire, domaine de la réflexion, qui se joue alors là. Ceci reste bien sensible chez l'être humain, pour lequel tous les comportements instinctuels sont bornés par des registres beaucoup plus complexes - le signe, puis le symbole et le langage - de sorte que le comportement face au réel s'enrichit de ce qui devient, peu à peu au fil de l'évolution, la réflexion, la culture et la pensée.
La clinique humaine de la psychopathie et de la perversion ne témoigne ainsi sans doute de rien d'autre que d'un défaut d'inscription de la transmission humaine dans le trajet de ces gens, ce dont témoigne régulièrement l'enfance des plus emblématiques d'entre eux, tel tueur d'enfants ayant été victime d'inceste maternel et de violences multiples en place d'introduction aux avantages et aux plaisirs du monde symbolique et signifiant, tel autre sans doute abusé enfant par ceux mêmes en charge d'enseigner le savoir symbolique humain. Ces "monstres" sont tout simplement des humains qui n'ont pas été introduits aux plaisirs du symbolique, et restent, dramatiquement pour les autres et pour eux, prisonniers de leurs réflexes et pulsions instinctuels. L'univers du réflexe instinctuel est, chez l'homme, inhabitable s'il n'est pas vectorisé par le plaisir du culturel, de la transmission symbolique, par le plaisir de l’autre.
Ainsi, si ce monde du réflexe instinctuel, largement voué au plaisir de la vie, soit l'alimentation, la survie, la sexualité, et à ce titre nécessaire à l'organisme, vital, n'est pas inscrit dans l'univers symbolique culturel, cela ne fonctionne pas, comme le montrent les dangereuses et douloureuses dérives de beaucoup, comme par exemple les religieux, de quelque obédience qu'ils soient, prônant exagérément l'interdit de la sexualité. Le choix n'est pas entre la sublimation et l'univers réflexe du besoin instinctuel primaire, comme le pensait Freud. Mais il s’agit bien au contraire de leur articulation. La sublimation ne remplace pas le besoin vital des réflexes instinctuels du corps. La parole ne peut plus uniquement être une valeur en soi dont la libération signerait la fin de la névrose, comme le pensaient Freud et Lacan, en termes différents l'un et l'autre (abréaction pour l'un, parole pleine pour l'autre) mais une dimension dont le lien au corps et aux autres doit s'ouvrir dans le trajet analytique pour que réflexes vitaux et culture s'articulent à nouveau.
 
Il est clair que le chemin de civilisation passe par la canalisation, le refoulement, le déplacement de beaucoup d’énergies de ce domaine. Nous y reviendrons en détail plus tard dans ce travail lorsque nous aborderons l'ontogenèse de ce lien entre symbolique et plaisir, lorsque nous étudierons la manière dont l'enfant y grandit. Ce que j'affirme ici est qu'il ne peut passer par la suppression de la part instinctuelle de l'homme ! Elle reste même, au contraire, remaniée, remodelée, différée, compliquée, temporisée, articulée la base de tout l'édifice.
De ce point de vue, ce courant de la psychanalyse qui suppose que le trajet thérapeutique passe par le déplacement complet de ces énergies dans la parole, les sublimations, s'expose aux mêmes dérives que celles dont nous avons parlé à propos des religieux qui fonctionnent ainsi.
 
 
Le signal et l'apparition de l'appareil psychique
 
Le signal représente une autre étape de l'évolution du vivant, différente du réflexe, en ceci qu'elle déplace la part du hasard dans la réponse comportementale d'une façon fort précise : elle soumet le déclenchement du réflexe à la présence d'une sorte d'autorisation du réel. C'est ainsi que les rituels amoureux des oiseaux, qui sont des réponses réciproques à des signaux visuels et dynamiques, permettent de s'assurer de l'accord des partenaires, ce qui procure une économie d'énergie pour la reproduction tout en augmentant le niveau de complexité du fonctionnement cérébral, et peut-être déjà de l'appareil psychique, dont on peut supposer l'apparition à ce moment de l'évolution.
 
Pourquoi parler déjà d'appareil psychique, en le différentiant du cerveau ? C'est une évolution considérable, en ce sens que son apparition fait dépendre le fonctionnement instinctuel interne au corps d'un élément externe spécifique : le signe, le symbole puis le signifiant.
Mais le saut est immense avec le réflexe : c'est que dès lors, l'organisme même de l'animal s'extériorise, puisqu'un élément vital pour lui, et parfaitement spécifique, est en réalité en dehors de lui… Aussi peut-on poser à ce moment que l'appareil psychique, c'est l'ensemble dynamique organisme/signal, et non plus l'organisme seul. Le fonctionnement psychique des animaux, avec l'introduction du signal, devient tout à fait autre chose que le simple cerveau, pour entrer dans une plus grande complexité interactive entre le réel et l'animal, via ce signal externe spécifique à l'espèce.
Aussi cette dépendance au milieu, qui est bien sûr constamment le fait du vivant, prend ici un tour particulier : au lieu que l'échange se fasse simplement entre les besoins de l'organisme et les possibilités du milieu, c'est alors l'échange entre les organismes eux-mêmes qui détermine la possibilité de leurs fonctionnements. Ainsi, on peut poser qu'avec l'introduction du signal, particulièrement sexuel, la notion d'appareil psychique s'étend en tant que telle à l'autre, au partenaire. L'autonomie du vivant se réduit d'autant, au profit d'une alliance nécessaire, multipliant alors les chances de survie et de reproduction, les deux parents, par exemple, dans leur lien nécessaire, pouvant ainsi s'occuper ensemble des petits. En ce qui concerne les animaux qui s'occupent seuls de la progéniture, ou ne s'en occupent pas du tout, le gain est simplement celui de la reproduction sexuée et de son enrichissement génétique.
Ce processus du signal est fondamentalement lié à la sexualité, qui, séparant les êtres anatomiquement, les réunit ensuite dans l'acte de reproduction, nécessitant par là même un signal de rencontre. La sexualité nous aliène donc à ce dernier, en même temps qu'elle nous offre un avantage adaptatif dans la transmission.
 
 
Signe et langage
 
Ce faisant, s'introduit aussi une sorte de dialogue entre ces organismes qui font chacun signe pour l'autre et qui donne lieu à de magnifiques danses en particulier chez les oiseaux. Ces signes qui font signe entre eux sont probablement à l'origine de ce domaine nouveau qu'est le langage, émergeant là. Appareil psychique et langage (même si ce n'est au départ que le langage des signes) ont une naissance concomitante de ce point de vue, qui est l'avènement du signe sexuel. L'intuition freudienne du primat de la sexualité dans le fonctionnement de l’inconscient (dont le fondement principal est le conflit entre l'être pour soi et l'être pour l'autre...) est là refondée, d'une autre manière, ici proprement phylogénétique. La naissance de l'inconscient et de l'appareil psychique serait simultanée, dès lors que la complexité de l'animal implique un signal sexuel entrant en conflit, donc refoulant partiellement les instincts de survie.
Remarquons aussi, nous aurons à y revenir, que le signal primordial, sexuel, est alors directement attaché au plaisir qui accompagne la sexualité, l'orgasme, dont il n'est pas certain que les humains soient les seuls porteurs[4]. Pourquoi le point culminant sexuel, chez l'homme, se traduit par une expérience agréable reste une question biologique importante. L'analyse des traits évolutifs de nombreux vertébrés suggère que l'orgasme a évolué à travers trois stades phylogénétiques pendant la transition de la fécondation externe à la fécondation interne et de la viviparité. Pour cet auteur, la transmission devenant de plus en plus complexe et prenant de plus en plus d’énergie et de temps dans cette évolution, l’orgasme, source d’attachement, en devient une motivation d’autant plus forte.
 Toujours est-il que ce lien étroit entre signal et plaisir sexuel est un élément qui entre peut-être dans la genèse du fait artistique. Le plaisir se diffuse de la fonction à son représentant, dans un effet esthétique, par un lien simplement métonymique. Le risque d'anthropomorphisme ne doit pas nous empêcher de constater ce qu'éveille en nous la roue du paon, ces œuvres d'art que sont beaucoup d'oiseaux, voire la beauté de leurs danses nuptiales. On peut même proposer carrément d'inverser les choses : notre sentiment esthétique ne serait qu'une extension de cette fonction vivante qu'on voit apparaitre avec l'évolution de plus en plus complexe du signe de la rencontre sexuelle. Les concours de poésie des nobles du Moyen Age, les chansons des amoureux de toutes époques ne seraient alors que les traces du fondement même de la langue : la séduction amoureuse, comme pour toutes les espèces sexuées suffisamment évoluées. Le langage resterait ainsi posé sur son ancrage dans le signal sexuel.
 
 
Articulation/signe pulsionnel.
 
Il est donc loin d'être secondaire de se souvenir qu'à son origine, lorsqu’il n’était encore que signal, le langage était au service du sexuel. C'est que dans ce long et complexe chemin qui mène du réflexe instinctuel au signifiant culturel, la place du plaisir ne doit pas s'oublier.
C'est même plus précisément la fonction d'un plus de plaisir, dans l'ontogenèse du sujet, qui va ici permettre cette nouvelle aliénation. Cette hypothèse sera cohérente avec la base thermodynamique du présent travail, telle que développée par J. England : la complexité croissante des flux entrants dans l'organisme humain, puis dans son appareil psychique, entraîne de facto, pour que l'adaptation reste possible, une optimisation des structures dissipatrices, résonnantes, ici familiales et sociales. Ce serait là ce plus de plaisir…
 
 
Le plus de plaisir du signe et les stades de l'enfance
 
La clinique de l'enfance, actuellement dévoyée de façon catastrophique par les tenants d'un fonctionnement purement neurologique et pseudo-scientifique illusoire parfaitement robotisé et complètement inhumain (l'univers des "dys"…), montre au contraire que rien ne s'inscrit dans l'enfance si le lien au plaisir d'être et au désir n'est pas suffisamment présent en même temps que les contraintes de la civilisation, avec leurs complexités croissantes de système de signes, apparaissent progressivement.
Là encore, c'est un léger plus de plaisir par rapport au plus de contrainte qui permet le développement, à défaut de quoi le symptôme apparaît. C’est bien ce plus de plaisir familial puis social qui fait défaut dans la toxicomanie, et ramène alors ces sujets à la nécessité vitale du plaisir réflexe du passage à l'acte et du produit, on le verra dans le chapitre qui y est consacré. Plaisirs et contraintes, instincts et signes doivent constamment s'articuler, vectorisés par ce plus de plaisir, pour que le sujet s'y retrouve dans la réalité sociale, sans fuir dans l'imaginaire ou le passage à l’acte.
C'est ainsi que peuvent se comprendre les sauts d'un stade à l'autre dans la construction de l'enfance, les régressions n'étant rien d'autre que l'impossibilité pour le sujet d'articuler son désir à de nouvelles contraintes sociales, faute de plaisir suffisant. Les énurésies psychogènes de l'enfant sont toujours liées, dans mon expérience du moins, à des refus d'endosser l'univers symbolique sexué naissant de la période de latence. Se fantasmer homme ou femme sexué, faute de plaisir suffisant à l'imaginer, est alors bloqué et l'enfant en reste au stade précédent de l'articulation de son plaisir instinctuel et de son univers symbolique.
Ce sont alors certaines représentations que l'enfant se fait de ses parents, par trop déplaisantes, qui bloquent le chemin de l'articulation du pulsionnel et du symbolique. Le travail avec la famille montre alors toujours une période difficile pour les parents, motivant chez certains enfants qui y sont sensibles un refus profond d'emprunter ce chemin identitaire. La mise en lumière de ce quiproquo avec l'ensemble de la famille permet le plus souvent la reprise du chemin pour tout le monde.
On comprend aussi que l'école en France n'ait guère de glorieux résultats, elle dont le but essentiel reste trop souvent de faire avaler du symbolique, comme si l'objectif était de remplir l'enfant de culture. Aucun être humain ne se sent un destin de jerrican ! C'est sur cette méprise bien grave que les enseignements Montessori et Freinet ont pu construire leurs solutions alternatives, qui lient toujours le plaisir, l'envie de l'enfant, c'est-à-dire une part importante de son désir, à l'inscription culturelle.
Passer d'un signe à l'autre, d'un stade à l'autre, c'est-à-dire apprendre, grandir, nécessite toujours d'y trouver ce plus de plaisir dont nous parlons.