L'humanité est constamment aux prises avec deux processus contradictoires dont l'un tend à instaurer l'unification, tandis que l'autre vise à maintenir ou à rétablir la diversification[1]. Claude Lévi-Strauss
 
 
Plaisir et symbolique
 
 
La naissance du symbolique et son lien au plaisir vont être explorés avec trois entrées différentes : la première sera un prolongement des chapitres précédents spécifiquement focalisé sur la phylogenèse du symbolique, la seconde reprendra les conditions de son apparition chez l'enfant, ces deux plans permettant de mieux appréhender le troisième, à savoir les modalités du remaniement symbolique dans une psychanalyse.
Un remaniement thérapeutique est en effet la naissance, l'émergence d'une avancée symbolique, phénomène précieux qui s'éclairera par les deux approches précédentes, qui en poseront certaines conditions. Le détour pourra paraître un peu long, mais il sera riche. On verra en particulier en final que la fonction poétique, et par extension artistique, est constamment essentielle à ces processus, ce que j'ai déjà abordé dans un travail précédent sur la question de l'autisme[2].
Le symbolique, avec son développement le plus récent qui est le signifiant, est le produit d’une longue chaîne évolutive, dont nous allons voir les étapes, du réflexe au signe, pour arriver aux deux précités.
La définition du plaisir qui continue à être employée ici reste celle du départ de ce travail : ce sont les résonances, internes et externes, qui favorisent l’équilibre interne de l’être et sa reproduction dans ses échanges avec son milieu.
Nous avons vu dans les chapitres précédents que la structure vivante sur laquelle s'appliquent les résonances plaisantes qui la font fonctionner est probablement elle-même, selon Jérémy England, le produit de ces flux, dissipant ainsi au mieux l'énergie qui lui arrive. La structure vivante évoluant elle-même en fonction des contraintes de son milieu, il doit donc exister aussi un plaisir de l'adaptation, élément dont nous verrons, dans la partie qui traitera précisément du symbolique et du signifiant, l'importance cruciale pour l'avancée de la cure analytique. Car si les structures organiques évoluent dans le tourbillon des générations, l'appareil psychique, lui, évolue chez un sujet, au cours de sa vie, le long des remaniements symboliques qu'il rencontre, grâce au flux incessant des paroles et des liens humains qui tissent une vie.
 
 
Du réflexe au symbole
 
On peut émettre une hypothèse selon laquelle l’origine du symbolique est également en réalité un effet thermodynamique lié au principe de Jérémy England. Il faut pour cela faire un détour par les réseaux de neurones.
Ce sont des machines à créer du décisionnel à partir de l'aléatoire, de l'information à partir de bruits, ou plus mathématiquement, du calculable, à partir de flous statistiques, les ensembles non intégrables de Poincaré, que nous avons vus plus haut. Ils permettent, à partir d'ensembles flous et mal définis, de réduire cette complexité en items décisionnels permettant de gérer au mieux l'énergie environnante. Par exemple, la vision de la grenouille, privilégiant le mouvement et la taille des items visuels qui lui arrivent, réduit son champ visuel à ce qui l'intéresse, ce pour quoi elle est faite, et projette alors sa langue avec une précision parfaite.
Deux éléments s'ensuivent : d'une part l'adaptation devient possible face à une situation complexe, puisque les informations du réel sont ainsi triées et ne submergent pas l'organisme, en même temps que du même coup l'erreur n'est jamais totalement évitable. Ainsi, l'observation d'un banc de petits poissons montre bien cet effet : si le mouvement brusque d'un individu déclenche la fuite des autres dans une direction précise, et permet l'émergence de formes spécifiques de défense du banc (déplacement rapide, vortex, sphère) faisant ainsi le vide devant le prédateur, le seuil de déclenchement de ce comportement reste tel que beaucoup de mouvements seulement un peu vifs le déclenchent. Ce flou sur le seuil de réponse est à l'origine de multiples petites paniques collectives en fait inutiles. Au final, cependant, malgré cette perte d'énergie, la réduction des données à l'entrée du système nerveux du poisson reste efficace globalement à l'espèce : in fine le flou devient utile. Cette dynamique particulière des bancs de poissons est à l'origine d'un développement scientifique alliant données physiques et biologiques.
Une observation spectaculaire de ces effets de seuil des réseaux neuronaux chez certains animaux grégaires s'observe chez les étourneaux. En Europe, entre novembre et décembre, on peut admirer des vols de centaines ou de milliers de ces animaux, formant des ensembles élégants et artistiques de figures variées, telles des voiles aériennes, composées de milliers d'oiseaux. En fait, seuls quelques uns de ces mouvements sont adaptés pour leur survie, à savoir la fuite devant un prédateur, ou le repérage d'un lieu pour se nourrir, se nicher. La majorité des mouvements est liée aléatoirement au "bruit" lié au seuil de déclenchement des réactions collectives, en fait suffisamment bas pour, au prix de nombreux "faux"déclenchements, mettre par ailleurs à l'abri d'un vrai danger[3]. Qu’est-ce qu’un système critique dans la nature ?
La théorie de l’auto-organisation critique est une théorie de la complexité qui permet d’étudier les changements brutaux du comportement d’un système. Cette théorie enseigne que certains systèmes, composés d’un nombre important d’éléments en interaction dynamique, évoluent vers un état critique, sans intervention extérieure et sans paramètre de contrôle. L’amplification d’une petite fluctuation interne peut mener à un état critique et provoquer une réaction en chaîne menant à une catastrophe (au sens de changement de comportement d’un système).
On voit que l'ensemble de ces animaux fonctionne alors exactement comme un réseau de neurones, chaque oiseau étant à la place d'un de ces neurones.
Pour prendre les plus simples de ces réseaux, ils vont avoir pour fonction de déclencher des comportements précis à partir d'un certain seuil de sommation de stimuli. C'est là la fonction déjà connue depuis longtemps du tronc cérébral, structure neuronale située à la base du cerveau, à son entrée en quelque sorte. Le tri se fait en cet endroit entre tout ce qui affère au cerveau par le système sensoriel, et ce qui mérite d'être traité par les étages supérieurs pour aboutir à une réponse active, symbolique ou motrice. La réduction des bruits sensoriels se fait là, pour ne laisser passer que ce qui est au-dessus des seuils critiques, et donc en simplifier le traitement.
Le fonctionnement des réseaux de neurones, cette organisation semi-chaotique du cerveau développée par la sélection naturelle, suit ce principe d’économie de structures dont le résultat est une dissipation optimale de l’énergie reçue. C'est la meilleure façon, au sens thermodynamique, de se mouvoir dans une complexité de stimuli. On trouve une continuité entre le réflexe, le signal et le symbole, le niveau de réduction, de complexité et d'interactions augmentant simplement sans cesse de l'un à l'autre.
Ainsi la caractéristique de ces types de réseau consiste en la réception de signaux multiples, dont la transmission est ainsi barrée jusqu'à ce qu'un seuil soit dépassé, un signal unique étant alors transmis dans la suite des réseaux.
 
Il s’agit très précisément de la réduction du bruit en information. C’est ce que fait tel étourneau dans le groupe, impliquant le mouvement de tous les autres. C'est aussi le cas le plus simple du réflexe, dans lequel l'accumulation de perceptions douloureuses déclenche, à un certain seuil, une réponse motrice. Le bruit, la stimulation sensorielle, restent présents, mais sans effet de déclenchement en dessous de ce seuil.
Un point important apparaît alors, dont nous verrons qu'il est là tout au long de cette chaîne d'évolution qui mène au signifiant. C'est que le caractère automatique de cette fonction réductrice fait à la fois son utilité et sa limite : la réponse salvatrice est rapide, donc souvent efficace, mais peut aussi leurrer et entraîner une catastrophe quand elle se borne à sa simplicité réflexe. Ainsi l'évolution a doté le cafard d'un système de fuite très sophistiqué, réagissant en 2/100 de seconde pour arriver ensuite à 25 changements de direction par seconde face à la survenue d'une excitation de ses antennes par un mouvement proche rapide. Mais alors il suffit de le connaître pour détruire très régulièrement l'insecte, avec deux coups simultanés à gauche et à droite !
Toujours est-il que cette réduction du bruit en information, avec les effets de seuil qui y sont liés, présent dans l'évolution des espèces dès la naissance des réseaux de neurones, autorise une réponse le plus souvent adaptée. Ce qui veut dire aussi que parfois elle ne l'est plus, et que sa validité n'est qu'une fonction statistique, et non linéaire.
Cela signale, pour simplifier, que la prédictibilité absolue n'existe pas dans l'organisation même du vivant, et que la dimension de résonance aléatoire entre l'organisme et le monde reste constamment présente, quelle que soit la sophistication de l'animal. Bref, l'adaptation neurologique au réel n'est qu'un effet statistique, ce qui se voit bien par exemple dans la fonction du leurre utilisée par les chasseurs et pécheurs. La grenouille mordra toujours dans le petit bout de tissu rouge, et tombera dans l'assiette puisqu'elle était là du mauvais côté de sa statistique réflexe.
On comprend bien que cette adaptation-là est fort fragile et prête à de nombreuses situations dont le résultat est catastrophique pour l'animal, dont le mythe rabelaisien du mouton de Panurge est un bon exemple. Le réflexe de suivre l'animal précédent, utile en de nombreuses circonstances, est là fatal.
Réflexes et instincts sont liés, ce dernier n'étant qu'une sophistication du premier qui se fait jour peu à peu dans l'évolution.