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L’imagination est plus importante que le savoir, car le savoir est limité alors que l’imagination embrasse l’univers entier. Albert Einstein
 
 
Le rêve et le chaos organisé : le plaisir du hasard
 
 
Nous allons voir dans le rêve[1] une conséquence forte du désinvestissement énergétique de la symbolique signifiante traitée dans le chapitre précédent. Au lieu que le destin de ces éléments soit noué aux choses, articulé à elles dans le temps et l’espace, dans la réalité d’action et de sensation de la veille, cette déliaison énergétique, augmentée par la déconnection motrice du sommeil, autorise une liberté extrême dans la mobilité des composants signifiants pendant le sommeil.
 
Le cerveau dépense autant d’énergie la nuit, dans les phases de sommeil paradoxal, que le jour : il faut donc croire que ce processus du sommeil et du rêve est d’une telle importance qu’un travail psychique central se passe aussi à ce niveau, et pas seulement dans le feu de l’action. Alors, nous voici face à une curiosité de la nature : le jeu de l'imaginaire et des signifiants dissociés de la réalité et de la loi thermodynamique énergétique qui y est liée, semble bien être un élément central dans l’évolution du vivant.
 
Il va être ici proposé une hypothèse nouvelle, pour la clarté de laquelle je prendrai une analogie d'ordre social.
Cette liberté nouvelle des représentations imaginaires et symboliques, qui va se produire toutes les nuits, à l'échelle individuelle, dans le monde du rêve, débranché de la motricité du rêveur par l'action du locus caeruleus, est de même nature que le monde de la révolte, de l'émeute, dans une déconnection presque complète entre la tête politique du pays, quasi paralysée et le corps social. C'est à ces moments que des inventions, des réorganisations vont naître, tout à fait imprévisibles, mais nécessitant ces étapes préalables indispensables du chaos social et signifiant de la grève, éventuellement générale, de l'émeute, voire de la révolution, au plan collectif. Dans la grève générale, on cesse d'agir au plan économique, mais on pense et on échange intensément dans un certain désordre, et avec inventivité souvent : la Déclaration universelle des droits de l'homme n'aurait pas vu le jour sans les désordres révolutionnaires[2].
De façon similaire pour l'individu, des réorganisations symboliques et imaginaires vont naître, tout à fait imprévisibles aussi, permises par le chaos déterministe[3] du rêve, signifiants et corps étant détachés l'un de l'autre par la déconnection sensorielle.
Il est clair que ce travail de remaniement des cartes psychiques est beaucoup moins puissant et commode pendant l'état de veille, même s'il existe par la nature même du phénomène de symbolisation. En effet le sujet est alors limité dans son attention associative par le réel qui l'entoure et qui demande l’énergie d'une lutte constante contre l’entropie, saturant ses capacités mentales. En poursuivant le parallèle social, les réformes ont aussi une efficacité partielle, mais souvent moins radicale que lors des épisodes de chaos social.[4]
 
Chaque nuit se produirait ainsi une révolte plus ou moins désordonnée du cerveau contre l'ordre établi par le jour.
Une nouvelle fonction du rêve, complétant celles déjà trouvées, y compris par Freud, peut se supposer : de la même façon que le désordre et l'aléatoire des mutations génétiques va permettre, au fur et à mesure des générations, que se sélectionnent et ensuite se transmettent et s'organisent des structures nouvelles, le chaos de rêve autoriserait des associations, des liens entre le domaine imaginaire et symbolique, hypothalamique et cortical, entre le Ça et le moi, sorte de recherche désordonnée qui va autoriser les inventions les plus farfelues, mais aussi, parfois, les plus utiles. Il est certain que ce chaos est en grande partie sous la pression du Ça, qui vectorise un certain ordre sous le désordre, domaine déjà fort pertinemment exploré par Freud dans L'interprétation des rêves,[5] ici l’ordre caché des condensations et déplacements.
Ainsi le désordre, le chaos même du rêve a sans doute une éminente fonction autonome, celle d’autoriser la survenue aléatoire de structures nouvelles. Il est probable que cet univers psychique, même allégé de l’énergie réelle du moment, obéisse malgré tout partiellement à quelques lois thermodynamiques, en fait essentiellement celle de J. England à propos de la diffusion optimale de l'énergie créatrice d’organisations nouvelles.
 
L’origine du rêve : l'homéothermie
 
Revenons un moment sur l'origine phylogénétique du rêve : il apparaît à partir des reptiles, c'est à dire au tout début de l'homéothermie, qui s'ébauche chez eux, qui régulent ainsi beaucoup plus leur température qu'on ne le pensait habituellement. Le rêve est présent ensuite régulièrement à partir des oiseaux dans l'axe phylogénétique. Il serait tout de même utile qu'une théorie du rêve tienne compte de ce fait régulier et massif : tous les animaux homéothermes rêvent. Le professeur Gilles Laurent a analysé ce mécanisme au plan neurologique[6].
Cette similitude, entre mammifères, oiseaux et maintenant reptiles "non-aviens" (qui ne sont pas relatifs aux oiseaux, contrairement à certains dinosaures), Gilles Laurent l'explique par un mécanisme cérébral commun : "l'activité observée durant ce cycle biphasique est produite par la coordination du cortex avec un autre organe cérébrale (l'hippocampe chez les mammifères et le pont dorso-ventriculaire (ou pallium ; ndlr) chez le lézard)".
Ainsi, ce qui est commun entre les espèces est l'activation de réseaux neuronaux entre le cortex et les zones profondes instinctuelles et affectives. On peut supposer, si on se souvient du chapitre sur les dissociations anatomiques du plaisir, que cette césure entre les plaisirs purement instinctuels du cerveau primaire, profond, et ceux liés à l'analyse et l'action sur le milieu extérieur du cerveau cortical, augmente au fur et à mesure que l'animal devient plus indépendant de son milieu. Il est clair que l'homéothermie permet une augmentation considérable d'autonomie dans l'espace de circulation de l'animal.
D'où le rêve : il serait en effet une extraordinaire faculté adaptative, permettant, lorsque l'animal est à l'abri, de remanier tranquillement ce qui s'est passé pour lui dans sa rude journée, de refaire en quelque sorte le film de son passé récent - en désordre dans le rêve, donc remaniable à l'infini -, fournissant parfois des solutions nouvelles aux problèmes rencontrés, grâce précisément à ce chaos vectorisé par le désir de survie instinctuel, autrement dit le Ça.
 
 
Le rêve, un chaos déterministe
 
On aura reconnu dans cette description la capacité organisationnelle vue par England de l'effet d'un flux énergétique sur un désordre, favorisant par un simple effet mécanique l'apparition de structures optimisant les dissipations d'énergie, ici celle du Ça. On tiendrait là enfin une théorie du rêve incluant la plupart de ses éléments, y compris son chaos, dont on comprendrait alors enfin la nécessité.
Cet élément de pur chaos est présent dans tout rêve, mais n'avait pas trouvé d'explication jusqu'ici. Ainsi, Freud, dans sa tentative de vectoriser les déplacements et condensations du rêve uniquement par le désir inconscient notait-il lui-même que bien des éléments échappaient à toute explication. Dans une note à la fin du récit et de l'analyse du rêve de l'injection faite à Irma, il écrit, par exemple : il y a dans tout rêve de l'inexpliqué, il participe de l'inconnaissable[7].
Prenons un exemple simple complètement imaginaire : le singe fuit dans la savane un lion, et parvient non sans mal à lui échapper après une épuisante course fort aléatoire pour sa survie. Il se repose du sommeil du juste le soir venu, et rêve. Ce dernier reprend dans une grande liberté imaginaire, désordonnée, ces éléments diurnes. Ce qui laisse apparaitre dans sa course, ainsi reproduite imaginairement et dans le désordre, quelques arbres de taille suffisante pour qu'il puisse y grimper rapidement. La pulsion vitale du ça (ou de l'hypothalamus pour les tenants de la neurobiologie) se saisit des éléments épars du rêve pour en faire émerger une nouvelle structure, celle par exemple du singe grimpant à l'arbre pour échapper à son prédateur. Voici un gain énergétique apparu dans le rêve, par le hasard de ses associations, mais dont notre ami singe pourra sans doute se saisir plus rapidement la prochaine fois que le lion aura faim.
Le rêve serait ainsi un formidable outil adaptatif, d'apprentissage, donc de créations de nouvelles structures, d'autant plus répandu dans le monde animal que le cortex se développe en lien avec la capacité accrue de l'animal de s’éloigner de son milieu naturel. La nécessité d'apprendre, devant tant d'inconnu, devient alors maximum !
 
De nombreuses études montrent actuellement que le rêve renforce la mémoire[8], ce qui semble donc être un fait acquis scientifiquement. Il est donc fort probable qu'il le fait à la fois de manière ordonnée, en lien avec l'instinct de survie le plus profond de l'animal, le Ça, mais aussi désordonné afin de stimuler le fécond chaos d'où sortira du nouveau, une économie psychique remaniée apte à mieux diffuser l'énergie de l’organisme le lendemain. Ce serait alors une machine telle que la suppose J. England, mais d’autant plus efficace que sa virtualité l’abrite du poids des autres lois thermodynamiques.