Au décours, à l'époque, d'innombrables échecs sur le long terme, comme beaucoup de mes confrères, cette curieuse rencontre (la sérendipité citée dans le chapitre précédent) a changé ma clinique et fait germer peu à peu le présent travail. On lit bien, à postériori, que pour cet homme, le travail du plaisir psychique de l'alcool et de ses conséquences corporelles douloureuses fut au cœur d'un processus évolutif, dont il nous montra clairement que la bascule décisive fut un plaisir de rencontre, dépourvu de pression, puisque nous avions abandonné toute ambition thérapeutique. C'est ainsi que l'exact inverse de l'injonction thérapeutique dont nous parlions plus haut produisit ici par hasard un heureux résultat !

 

 

L'impasse

 

Un autre cliché clinique sert de base à ce travail, qui est connu de tous ceux qui sont dans le champ de la toxicomanie. Les cliniciens ont régulièrement eu à constater que leur patient était susceptible de saborder toute une prise en charge complexe en transgressant telle ou telle règle institutionnelle, comme par exemple l'interdiction de la cigarette dans un couloir d'hôpital. Dans ce cas, le plaisir immédiat et pulsionnel du tabac l'emporte sur la possibilité même de survie et d'insertion dans le soin.

Peut-être est-ce tout simplement que nous n'avons pas, eux et nous, la même idée du plaisir de la vie sociale, familiale et de couple, et qu'ils ne veulent pas revenir à ce qui n'est en rien synonyme de plaisir pour eux dans la règle communautaire, l'autorité[1] ? Logiquement, alors, ils refusent qu'on les coupe de leur seul plaisir, leur toxique préféré, car dès lors, guérir, dans leurs projections imaginaires, serait peut-être souffrir encore plus de règles sociales vécues comme insupportables.

Ne nous disent-ils pas, sans qu'on les entende, que les règles qui furent bonnes pour nous ne l'ont jamais été pour eux, car jamais en lien minimum avec leur désir ? Ce d’autant que les « contrats » de bonne conduite qui font florès dans les cliniques et hôpitaux spécialisés sont souvent pour le toxicomane la répétition exacte de ce qui l’a précipité dans son problème : la règle proposée est celle de l’autre, strictement non remaniable, en outre faussement posée comme un contrat de départ "accepté" en fait dans une situation d'extrême détresse, dans un semblant de dialogue qui ne tient aucun compte de la longue, complexe et douloureuse question de la répétition inconsciente du symptôme, dernière trace d'un vrai désir si on se donne la peine de le déchiffrer patiemment avec le patient.

Pour résumer, aborder la toxicomanie par la seule proposition de supprimer ce qui reste souvent le seul plaisir de quelqu'un ne fonctionne pas, quelles que soient les raisons médicales, raisonnables, morales, familiales qu'on y oppose.

 

Insistons sur l'absurdité de plus en plus souvent dénoncée de l'injonction thérapeutique dans ces domaines (comme dans d'autres symptômes d'ailleurs), qui provoque probablement de ce fait bien plus de drames qu'elle n'en évite.

Si on suit l'hypothèse du présent livre, on comprend pourquoi. Le plaisir est la vie même, et proposer sa suppression ne peut être entendu de ce fait. Or le seul plaisir du toxicomane est sa drogue, et non pas ce qu’il imagine, en raison de son histoire, des règles sociales de la clinique, du médecin, de la famille, de la société qui lui sont proposées.

Ne pouvant symboliser, imaginer qu'elles puissent être bénéfiques, il ne peut que les fuir, et, avec cette déroute, il se retrouve seul, mis dehors par la rupture d'un contrat que, du plus profond de son être, il ne pouvait suivre, seul enfin avec son centre du plaisir et son toxique, mais peu à peu aussi sans son corps, le temps de la dégradation passant.

 

 

L'issue : frustration et plus de plaisir[2]

 

C'est bien le chemin inverse de la retrouvaille avec le simple plaisir du lien, sans calcul, avec les représentants de la règle, du raisonnable, de la loi que sont aussi les médecins hospitaliers que me montra le patient cité plus haut.

 

Reprenons ces thèmes un peu autrement pour éclairer la question de la toxicomanie, qui aurait donc comme terreau un grave problème de ces dimensions de plaisir dans leur rapport à la loi[3].  Bien sûr, quel jeu serait agréable sans les règles qui le rendent possible ?

Qu'il en soit de même pour les règles sociales et familiales est clair, mais elles n'ont par contre plus aucun sens si elles empêchent le désir, et donc le plaisir qui en fait intrinsèquement partie, n'en déplaise à Freud et Lacan ! Il est des règles qui empêchent le jeu, nous en verrons plus loin l’importance dans la question de la fête et son rapport à la toxicomanie.

 

Nous avons vu dans le chapitre sur plaisir et symbolique que ce dernier ne pouvait réellement s'inscrire sans un plus de plaisir qui se trouve dans ce détour spatial et temporel du désir par l'univers signifiant de l'autre. Toutes les frustrations, tous les manques, la thématique lacaniene centrale de l'objet (a), les sublimations et autres castrations ne prennent leurs importantes et décisives fonctions que si elles s'inscrivent dans un plus de plaisir pour l’être.

La toute puissance souvent retrouvée dans l'histoire et le comportement des patients toxicomanes peut alors s'analyser comme une intolérance à la frustration en raison, pour eux, d'un manque de plaisir dans la transmission de la loi familiale et des règles sociales. Aucune frustration ne s'inscrit si elle n'est la condition soit de l'évitement d'un obstacle vers le plaisir, soit de la promesse d'un plus grand bonheur, même longuement différé.

 

 

La dimension sociale de la toxicomanie : plaisir et transmission

 

Cela fait longtemps que les problèmes des banlieues en déshérence, avec leur cortège de pathologies individuelles et sociales lié à la toxicomanie, sont réglés par le retour d'une présence formatrice, professionnelle, sportive, festive, culturelle, et sociale, policière, c'est à dire un autre visage de la loi, convivial et de transmission, dans les rares endroits où la politique locale le permet, comme par exemple en Autriche, à Vienne[4].

Là où une vraie volonté politique de plaisir de transmission sociale, de tolérance individuelle et culturelle se montre, cela fonctionne, comme en Angleterre après les émeutes de 2011[5], ou après les émeutes de Los Angeles de 1992, qui firent plus de 50 morts, et permirent ensuite que les diverses ethnies de la ville soient enfin représentées dans les instances dirigeantes de la ville.

Mais il ne suffit pas de mélanger les cultures : cette idée de mixité sociale n'est en rien suffisante pour régler ce type de problème, encore faut-il s'occuper des gens avec rigueur, générosité et plaisir[6]... Le seul recours à la mixité résidentielle pour garantir la cohésion sociale paraît donc insuffisant. Il ne faudrait pas qu’au profit de la mixité soit négligé l’impact que peuvent procurer d’autres dispositifs dans les champs de l’éducation, de l’emploi ou de l’intégration sur la réduction des formes d’exclusion sociale.

Tout s'est aggravé en France depuis que les crédits voués aux liens sociaux dans ces endroits ont peu à peu diminué, sous les coups de boutoir d'une idéologie politique, de droite comme de gauche, qui suppose que le mérite individuel et le talent, voire l'équipement neurologique sont l'alpha et l'oméga de l'épanouissement individuel. Alors que l'humain n'est rien sans l'autre et un lien social, familial de plaisir, de qualité suffisante, attentif et réaliste.[7]

 

Il faut au contraire de cette vision destructrice, souvent véhiculée par des dérives pseudo scientifiques, en fait politiques, d’une parfois douteuse neuro-« science », poser une hypothèse en point de départ, qui est que plaisir, jouissance et transmission structurent le corps, l'esprit autant, voire probablement un peu plus que le principe de réalité et le déplaisir, s'ils sont eux aussi éminemment nécessaires à l'inscription dans le réel !

Le rapport entre plaisir et jouissance avec les lois sociales est alors déterminant. S'il les articule, même conflictuellement, il rend possible l'habitat humain par le sujet, rendant l'émergence de la frustration, de la castration, de la sublimation possible. Si au contraire il les exclut, la révolte et la crise, individuelle et sociale sont prédictibles.

La toxicomanie est un symptôme individuel au cœur même de ce processus familial et social lorsqu'il est défaillant.

 

[1] L'autorité peut être en lien avec le plaisir lorsqu'elle permet une transmission utile au sujet !

[2] Ceci complète le concept lacanien du "plus de jouir", qui désigne la liberté subjective de circuler entre les signifiants, au prix de la perte de la possession de l'objet. Ce n'est possible, à mon sens, que si un plaisir nouveau s'y trouve...

[3] On note ici la dimension œdipienne, très fréquente dans la clinique. Nous en reparlerons plus loin

[7] Bref, la vision purement neuro scientifique, chomskienne, de l'être humain est une forfanterie scientifique aux conséquences délétères incalculables sur le lien social, on le voit dans ce domaine comme dans tant d'autres, comme l'intime de la consultation médicale, qui se solde par une prescription beaucoup trop rapidement "conclusive", ou encore le malaise considérable qui s'est emparé des lieux psychiatriques depuis que la psychanalyse en est activement exclue, au "profit", là aussi, d'une idéologie réduisant les patients à un amas de molécules dysfonctionnelles à "corriger" chimiquement. Enfin, la disparition progressive de la pédo-psychiatrie, remplacée par la neuro-pédiatrie, ne fait qu'enfoncer le clou, la question du désir et du plaisir d'être soi et ensemble étant évacuée par un fourmillement de pseudo maladies du cerveau, les "dys...", dont aucune n'a à ce jour de réalité scientifique certaine en tant que cause...